Réanimation.
Fionavanessabis
C'est une petite fenêtre carrée découpée dans le mur du couloir, parmi la rangée de petits carreaux vitrés qui le ponctuent.
Ce qui la distingue des autres, c'est qu'elle est éclairée. Et qu'une femme se tient devant. Le couloir est désert parce que nous sommes dans les premières heures du matin. Il y a un pompier qui passe, immense, le costume bardé de bandes réfléchissantes. La femme lève les yeux vers lui. Elle lèverait les yeux vers n'importe quelle âme secourable qui passerait dans ce couloir, parce qu'elle attend.
Que le petit store de toile grise qui dérobe à ses yeux la scène derrière le carreau se lève.
Enfin une main l'actionne. Elle découvre un visage inconnu qui lui sourit derrière la vitre. Nous sommes en salle de réanimation, de l'autre côté du carré lumineux, et c'est une infirmière qui vaque à ses préparatifs. La femme dont le regard est accroché à la fenêtre attend que la professionnelle se recule, laissant le champ pour apercevoir la forme étendue dans le lit.
Toute la nuit, par l'interstice du store, elle a guetté des signes de vie. Un pied qui bouge dans le sommeil. Maintenant, elle découvre la silhouette entière et réveillée d'une très jeune fille, assise dans le lit, en blouse d'hôpital. La jeune fille a reconnu la femme derrière la vitre. Elle s'anime devant sa mère. Elle lui parle par signes : deux mains couchées sous la joue, "j'ai dormi". La main qui va et revient à la bouche, "j'ai mangé, j'ai bu". Petits gestes ordinaires qui deviennent dans cet hôpital d'énormes messages. Toute la nuit, sa mère, allongée sur un lit de fortune, a tendu ses pensées vers sa fille. Repoussé les idées de mort et de drame qui s'invitaient, cohorte sombre qui a commencé après les mots du médecin aux boucles rousses et à la voix douce qui est venu lui parler de sa fille. Votre fille risque de perdre le foie. Transplantation. Intervention. Réanimation. Taux médicamenteux dans le sang. Voilà les mots fantômes qui sont venus la hanter. Voilà ce qui lui donne ce matin cet air hagard, ces vêtements froissés, cette chevelure rebelle, et surtout, ce pas lourd.
L'infirmière est partie. Elle a fait son travail, pris un peu du sang précieux de l'enfant pour lui faire révéler sa vérité, est-elle ou non tirée d'affaire ? Peut-elle vivre avec son foie, peut-elle avoir accès à sa jeune vie ? C'est cette réponse qu'attend la femme, dans la pénombre du couloir, couloir d'attente à la porte de la mort. Elle a refait cent fois les gestes de sa journée d'hier, tentant d'exorciser ses craintes de perdre l'enfant. La promenade sur un chemin de campagne, avec ses arrêts devant les chevaux, les maisons. Le retour tranquille en voiture. La silhouette emmitoufflée de l'enfant qui accourt, serre sa mère dans ses bras, sa voix tremblante qui indique déjà à la mère qu'elle a fait une grosse bêtise. La mère qui écarte son enfant d'elle pour voir son regard, agrandi par la peur. Quoi ? Dis ce que tu as fait, commande-t-elle. Et l'enfant de raconter qu'elle a pris tous les cachets de deux boîtes de Doliprane.
La terre n'est plus la terre sous les pieds de la mère mais un champ de mines. Où marcher ? que faire ? où cela va-t-il exploser ? s'enchaînent les gestes qu'elle peut redéployer dans sa mémoire comme les perles d'un chapelet, attachées les unes aux autres. La montée de leur escalier, la lecture de la notice du médicament, le départ de son ami et de sa fille pour les urgences. Elle retire ses lunettes pleines de larmes, c'est hormonal, elle ne peut pas les retenir étant enceinte, elle marche de long en large dans l'appartement vide, elle décroche le combiné, parle avec l'homme du Samu, questionne encore, raconte les faits. Prend la clef et descend à la voiture, rejoint son ami, ils fouillent les poubelles pour retrouver pour les urgentistes combien de cachets elle a ingérés. Derrière ce mur, il y a sa fille. Elle laisse la secrétaire la dépouiller des renseignements nécessaires, carte vitale, elle attend de voir sa fille, elle tient le battant de la porte, assiste enfin son enfant de gestes vides et dénués de sens pour le moment car personne ne lui dit que sa fille va bien. Le jeune interne parle, les infirmières parlent, des tuyaux sont posés à la main et à la poitrine de l'enfant. L'enfant vomit.
La mère voudrait pouvoir vomir sur place toutes ses erreurs. Laisser son amour remplir l'air et rendre l'enfant confiante. Elle ne peut que lui tenir la main, écouter le docteur, supplier les infirmières du regard, ne vous trompez pas, secourez ma petite, empêchez-la de me quitter.
Le sang va bientôt délivrer son message. La doctoresse aux boucles rousses ne lui a pas caché qu'il y allait de sa vie. Elle a appelé ses parents afin qu'ils soient plus nombreux à adresser leurs prières au Sauveur. Elle ne sait plus combien d'appels elle lui a adressés, teintés de larmes ou d'espoir tour à tour. Toute la nuit elle a donné la main à l'ange qui les garde, elle et sa famille.
Ils ont laissé l'enfant alitée, ou plutôt quitté le carreau qui dans le couloir les reliait à elle. Ils sont allés attendre encore, dans la chambre fermée, éclairée par un spot la nuit durant. Chambre-radeau. Elle est assise au pied du lit. La porte s'ouvre et des yeux de lutin roux brillent dans l'entrebaillement. Il n'y a plus rien. Le foie est normal. La vie coule. La doctoresse rit. La mère sent son bébé bouger en elle. Elle sent la main de son ami. Elle sent le sol sous ses pieds à nouveau. Elle respire. Tout peut commencer.