Réflexion 1:

Nikita Jones

Les gens ont tous peur de la mort, mais tout le monde a déjà entendu le cri de celle-ci.

Vous savez à la gare, quand un train passe et qu'il ne s'arrête pas, c'est ça, le son de la mort. Ce cri, ce souffle strident qui dure d'interminables secondes. En général à ce moment là, plus personne ne parle, et on regarde le train de marchandises filer, aussi rapidement que la faucheuse vous prend un être cher. Le temps se fige, plus rien ne bouge, sauf les wagons de l'Apocalypse qui absorbent tout sur leur passage. Quand le train est loin, la vie reprend son cours lentement, comme des mois passés après la nouvelle du défunt. Moi, je suis persuadée que les wagons sont des tombeaux et que je serai dedans quand j'aurai lâché mon dernier souffle.

Je ne sais pas où ce train emmène, mais je suppose qu'au bout du voyage, les rames se détachent, certaines tombent vers l'Enfer et d'autres grimpent au Paradis. Peut-être que le train continue encore et encore pour les gens entre la vie et la mort ? Ou alors ceux-ci attendent indéfiniment sur le quai, valise en main. Moi, je ne veux pas rester coincée dans le train, c'est pour ça qu'avant le 30/07, j'ai intérêt à faire en sorte que mon wagon s'envole vers les cieux. Mais en cas de suicide, ne reste t-on pas bloqué à jamais ?

J'en ai parlé à Maman, et elle m'a dit qu'il n'y avait pas de train et que je réfléchissais trop. Mais je n'écoute jamais Maman, elle ne sait pas ce qu'elle affirme. En plus, elle n'a jamais prit le train.


J'ai poussé mon enquête, et j'ai passé deux heures sur le quai B de la gare de Nantes, pour avoir deux voies à proximité de mes oreilles, au cas où deux trains filent ensemble, sans s'arrêter.     Et je n'ai pas été déçue. Le phénomène a dû se produire trois fois. Trois fois piégée entre deux murs mobiles et sans fin. Quelques secondes qui paraissaient durer des heures, où j'ai pu tout voir, tout noter, tout analyser: les gens, le temps, l'ambiance et les conducteurs de train.

En ce qui concerne les conducteurs que j'ai pu apercevoir une fraction de seconde : ce sont des squelettes. Ils regardent droit devant eux, n'ont qu'un but : livrer les wagons vers d'autres lieux. Ils n'ont pas d'âme, pas de pensée, je l'ai vu de mes propres yeux.

J'ai tout conservé dans un coin de ma tête, et j'ai même regardé si des fantômes ne se cachaient pas sous les containers ; sans succès.

Mais je suis désormais persuadée d'une chose : le chemin pour la mort passe par ici.


Alors j'ai voulu rentrer chez moi pour tout poser sur une feuille et tout décortiquer. Mais René, le peintre SDF de la gare m'a interpellée.

« Que regardais-tu comme ça, jeune fille ? »

Arrachée de mes pensées mais pas contrariée pour autant car René est l'un des hommes les plus intelligents de Nantes, j'ai pris la décision de tout lui avouer, comme une vieille femme confesserait son entière vie à ses petits enfants. Les mots sortaient si vite de ma bouche sans pour autant se mêler, tout était clair dans mon esprit. René me regardait de ses grands yeux bleus passionnés. Je savais que mon histoire le captivait et qu'il allait dans mon sens en ce qui concernait les trains. J'ai tout dit: le chemin des morts, les wagons, les tombeaux et les spectres assis qui conduisent. Après mon discours, il s'est lentement gratté l'arrière du crâne, de ses ongles colorés de peinture et a dit calmement :

« Il y a encore trente ans, j'étais un des hommes que tu voyais dans ces trains, celui qui ne s'arrêtait pas, celui qui fonçait tout droit vers le néant. Eh oui, il y a trente ans j'étais conducteur de train. Je n'étais qu'un pion du système, seulement le passeur d'objets que je ne connaissais pas, qui allaient servir à des gens que je ne connaissais pas non plus, des gens qui auraient pu mourir le lendemain sans que je le sache. J'étais un fantôme comme tu le décris, bien droit dans mon siège, bien éveillé mais pas conscient. Puis, j'ai commencé à avoir peur de mon propre train et les nuits où je ne travaillais pas, je marchais sur les rails, perdu, à la recherche de quelque chose que j'ignorais. J'ai voulu décrire mes pensées, alors j'ai peint des trains. Puis un matin j'ai décidé de ne plus monter dans ce trajet direct vers l'inconnu, j'ai évidemment été chassé de chez moi, par ma femme d'époque, qui avait des billets de banque à la place du cerveau, et qui ne connaissait pas les trains comme moi, et me voilà, tel que tu me connais. Je suis le peintre de mon passé. »

Assise à côté de René et complètement perturbée par ses mots,  je n'avais pas vu que pendant qu'il parlait, il peignait. Il m'a tendu la toile pas encore sèche, et j'ai pu reconnaître sans difficulté une locomotive fumante, fonçant sous un ciel macabre. J'ai compris que René avait la même vision de la mort que moi, je l'ai serré dans mes bras et suis rentrée, bouleversée avec, dans mes mains, l'oeuvre d'un artiste incompris.

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