Regrettables souvenirs

laracinedesmots

Dix ans.

Dix ans que je t'ai laissé partir.

Dix ans depuis cette gare miteuse, ce dernier regard et ton corps aimé qui a disparu dans le monstre de métal. Quelle lâcheté.

Dix ans ...

Je ne suis avec personne depuis ce jour. Mon sexe est celui d'un clerc et reste douloureusement soumis à ton fantôme. J'aurais bien trop l'impression de te tromper si mon corps serrait d'autres courbes, je refuse donc les avances du monde. Même en rêve je te reste fidèle.

Dix ans de vie languissante, aux contours flous.

Dix ans que je te traîne ton absence, que ce rejet m'est pesant. Chaque jour je me demande « Et si ? » ; et je réécris l'histoire en noircissant des centaines de pages de mon écriture minuscule.

Dix ans que je travaille mes mots, que je les affute. Minutieusement, je détruis toutes mes barrières pour toucher du doigt la vérité. Tu avais les yeux si lumineux et tellement gorgés d'amour. Tu riais à me côtés et je désirais des jupes plus frivoles. Le mensonge m'hypnotisait et je ne me débattais pas. Nous étions toujours ensemble, sauf que tu savais et que je niais.

Dix ans depuis ce jour-là, ce jour d'abandon. Tu as posé ta main sur ma joue. Je ne me souviens plus de rien si ce n'est ton visage qui se détachait de l'univers. Tes yeux sombres et tristes. Ta peau matte et ce grain de beauté sous ton oeil. Ta peau lisse et ton parfum entêtant. Ta main sur ma joue, ton pouce a caressé ma pommette.

Dix ans que, sans mots, tu m'as mis face à la vérité

Cela a été très dur à encaisser et je t'ai haïs si fort pendant de longs mois. Je te détestais d'avoir raison, je te détestais de m'avoir quitté et de laisser ce trou béant dans ma vie. Je te détestais de m'avoir laissé ce regret brûlant de n'avoir su profité de ta présence. Je ne sors avec personne depuis notre séparation. On m'insulte, on rit de moi mais je ne serre aucune jupe sous mes doigts. Ils ne comprennent pas. Je suis amoureux d'un souvenir, d'un fantôme que je n'ai su attraper lorsque je le pouvais.

On est idiot quand on est jeune.

Néanmoins, aujourd'hui est un grand jour. J'ai décidé d'être aussi courageux que toi, aussi spontané. J'ai décidé d'être digne de ce souvenir qui me poursuit. J'ai ce manuscrit sous le bras et ton adresse, dénichée sur internet, qui tourne dans ma tête comme une litanie. Planté devant une porte banale, d'un quartier banal, je me sens défaillir. Plus aucun recul. J'ai passé ma vie à t'attendre, plus jeune je n'avais pas compris que je t'avais trouvé. A présent, je ne te laisserais pas filer.

La porte s'ouvre, coupant instantanément ma respiration. Le temps semble ralentir et je prend brutalement conscience des milliards de possibilités qui pourraient se dérouler sous mes yeux.

Tu pourrais avoir une famille, tu sortirais sans me regarder, sans me reconnaître, lointain vestige d'un passé déluré.

Tu pourrais me reconnaître et être mal à l'aise, ne pas comprendre pourquoi je suis planté devant toi.

Si ça se trouve, tu n'habite même plus là.

Toutes ces possibilités auraient un point commun : tu m'aurais oublié, rayé de ta vie.

La porte continue de s'ouvrir. Elle grince. Je voudrais stopper le temps. Le manuscrit me brûle les bras. Mon cœur tambourine comme un cheval endiablé.

C'est bien toi et tu n'as aucune femme à ton bras, aucun homme non plus. Habillé d'une chemise blanche, tu es plus rayonnant que dans mes souvenirs. Le visage baigné de larmes, je voudrais me ruer vers toi mais je ne peux bouger. Tu m'adresses un sourire lumineux et, naturellement, tes bras s'ouvrent comme un corolle. Sans prononcer un seul mot, tu m'invite à enterrer ces dix ans interminables.

Nous ne serons plus jamais séparés.

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