Rémanences 2

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Photographie Irakere. Continuation laborieuse d'un vieux projet. Première partie : http://welovewords.com/documents/remanences-1

Plus rien ne semblait avoir de sens. La brume était tombée lourdement tout en bas de la nuit. Les objets gémissaient doucement dans ses vagues et paraissaient se dissoudre. Progressivement. La terre respirait et rejetait de l'écume. Elle s'amassait. Se gonflait de tous les mouvements lents que les habitants du monde retrouvent hors de la lumière. Des gestes infinis. D'étoiles, de planètes et d'ombre. Des gestes d'univers. On voyait de grandes nasses de vapeur qui rampaient, et puis parfois comme une déchirure qui se refermait très vite. Et tous les bruits restaient dans cette épaisseur de l'eau sans pouvoir s'échapper. Ils allaient et venaient, s'amplifiaient. Caracolaient en troupeaux avant de se séparer comme des vols d'oiseaux et lorsque nous les voyons, nous nous disons que ça signifie forcément quelque chose. Mais ça semble seulement. Les bruits cherchaient à envahir l'espace qui avait fondu. On entendait leurs plumes, l'écho de leurs coups lorsqu'ils se heurtaient, là-haut, au plafond de l'obscurité qui faisait craquer le brouillard dans toutes ses fondations. Et la nuit était faite avec ces bruits, elle était faite avec le grand vide des choses qui ne parvenaient pas à la peupler. En jaillissant des lents courants de la brume elle retombait tout de suite, plate, immense, froide. Vide, oui, mais c'était une sorte de vide qui ne vaut que lorsqu'on la voit à travers tous les entrelacs vaporeux qui donnent aux villes et à la terre un lourd manteau de rumeurs. L'homme avait fini par comprendre en regardant le ciel. Ce n'était pas le vide. C'était la nuit.

               

Luigi était monté à l'avant. Il regardait devant. Depuis deux heures. Qu'ils roulaient. Il regardait devant, des yeux, des joues, de la bouche et surtout du menton. Il avait l'air obstiné, avec ce menton qui ne daignait même pas faire le tour de lui-même. Mais il y avait un reste, qui coulait de son regard, un reste on aurait dit un feuillage. Une branche liquide de clarté, et on ne pouvait pas l'oublier. Il n'avait pas dit un mot. Yuri l'avait fixé longtemps. Mais c'est vrai que dans le froid et la brume presque tout devient long. Il avait fini par dire : « Monte ». Et il était monté. Sa veste sentait fort. Plus tard, lorsqu'il l'enlèverait, l'intérieur des épaules garderait la forme de sa chaleur. Il ne disait rien. Il regardait devant. La brume que la nuit écrasait comme un fruit mûr sous ses talons.

               

Yuri ne lui jetait plus un coup d'œil. Il l'avait fait au début. Et puis la brume. Lui aussi. C'était blanc, parce qu'on savait que de l'autre côté ça s'opposait. Tout le monde sait que c'est gris, le brouillard, c'est gris comme l'eau qui descend des rochers. Mais non. Il fait nuit, et tout d'un coup le brouillard est d'un blanc pur, souverain, un blanc de matin frais. Il avait du mal à savoir où il allait. D'ailleurs il ne savait pas. C'était la route qui le conduisait. La route qui roulait. Lui était simplement vivant sur elle. Ces deux-là, dans la voiture, se donnaient chaud même avec les fenêtres ouvertes. Même si, pour un observateur attentif, il y avait entre eux des étendues immenses et inconnues. Des plaines si grandes que même assis l'un à côté de l'autre ils auraient pu étendre leurs deux bras de chaque côté sans se toucher. Et marcher, tout assis qu'ils étaient. Marcher de tous côtés sans se toucher non plus. Mais ils se donnaient chaud. De temps en temps. L'un d'eux fumait. L'étoffe des clameurs venait se frotter contre un visage. Le brouillard s'agitait. Deux heures. Pas un mot, mais l'habitude. La brume. L'habitude du feu dans la voiture.

               

Et puis d'un coup : « Tu pourrais m'arrêter à une station-service ? Je voudrais passer un coup de téléphone.

— Je croyais que personne ne t'attendait. Que tu n'avais pas de femme. C'est toi qui me l'as dit.

— J'en ai pas, de femme. Déjà, on ne l'a jamais. Et puis surtout Léa. Mon frère, il allait la marier.

— Ils s'aimaient ?

— Enzo, il était incapable de ne pas aimer quelqu'un. Et elle lui rendait bien la politesse.

— Alors ils étaient déjà mariés. Oui. Déjà.

— Ah ?

— Oui. Le mariage. On en a fait du papier. Mais avant d'être du papier, c'était l'accord. Des êtres. Qui s'accordent. Tu joues d'un instrument ?

— Non.

— L'instrument s'accorde à la musique. De celui qui joue. C'est le véhicule. Il s'accorde, pour faire les notes justes. Et quand tu joues, si c'est bien accordé, alors il y a musique. Claire. C'est pareil. C'est un mariage. C'est pareil pour tout. L'ébéniste et le bois. Le poète et la vie. Les feuilles d'arbre et la lumière. Le baiser et la bouche. Tout quoi.

— Tu pourras ?

— Je dois faire le plein, de toute façon. Cette bourrique risque de ne pas durer dix heures de plus. Mais c'est pas une raison. Il faut bien la nourrir, pour le moment.

— Merci.

— Tu peux me parler de lui ? Enzo. C'est ça ? Tu peux ?

— Je peux, mais j'en ai pas envie, là. Plus tard. »

 

Et pour la première fois depuis deux heures, Luigi tourna la tête et le regarda. C'était pour dire qu'il allait y venir. Dire ne t'en fais pas oui, je t'en parlerai. Enzo, et Léa, et moi, et toute la place de maintenant qui est comme un espace nouveau où le monde précipite son torrent. Et ça fait mal, quand le monde touche la chair là où, il n'y a pas longtemps, c'était quelqu'un avec de l'amour et du sang. Pour dire qu'il y a un temps pour tout, et pour les morts aussi. Mais les vivants. D'abord. D'abord les vivants et c'est tout sauf les morts. Je te dirai, c'était au fond de ses yeux, des joues, sur le bord de la bouche et ça descendait jusqu'au menton, je te dirai. La nuit.

La Volvo fit une embardée brutale. Yuri aussi avait tourné la tête. Une seconde. Pour voir ce que Luigi disait. Un renard avait traversé la route. S'en était fallu de peu. La flamme de sa queue s'évanouit dans un chuintement.

« Cul de dieu ! »

 

Une goutte de sueur perla à son front. Il la sentit couler, hésitante, le long de son visage. On avait eu l'impression d'être seul pendant longtemps. Et d'un coup. Voilà que ça sortait de la brume. Ça jaillissait de la terre. Du désert. Heureusement que ce n'était qu'un renard ce coup ci. Mais ça aurait pu être un arbre. Ou un mur. Personne ne savait bien ce que cachaient ces allées mobiles dans leurs gestes invisibles.


Il avait ralenti l'allure. Luigi le comprenait au froissement plus lourd que la voiture faisait en se frottant à toute cette blancheur. Le bruit collait comme une poignée de boue avant de finalement lâcher prise.  De temps en temps il voyait, là au milieu, un peu mouvante, une clarté s'étaler en tache d'huile. C'était un lampadaire, une fenêtre, un cri qui cherchaient en tremblant à percer le coton. Et puis il y avait aussi ces plaintes. Elles avaient commencé un peu avant le sursaut blanc du renard. Dans certaines allées elles couraient, aussi légères que des fillettes en automne lorsqu'elles ont moins de poids encore que les feuilles. Dans d'autres, elles semblaient s'être allongées en une seule clameur quelque part autour d'eux et ne bougeaient que pour lancer des mains tristes dans leur direction.


C'était diffus, très bas, il fallait bien tendre l'oreille. On entendait d'abord le silence. Et puis les gémissements venaient, doucement, avec leurs dentelles de chagrin. Luigi se rappelait Léa qui secouait sa tête lentement, son visage pâle, d'un blanc à faire mal, et cette plainte qui montait de son sang, de son ventre, de ses poumons, de sa douleur, sans qu'elle y puisse rien. Sans qu'elle s'en rende compte. Et Yuri, lui, revoyait un grand bois très serré, un bois de chênes, de tilleuls et d'acacias, il entendait leurs voix, leur langue presque humaine, et dans cette voix d'arbre il avait vu la première fois la mer, une mer bleue avec ses cachalots et ses baleines perdue entre les mots sombres des troncs et les chants des feuillages.


Il se roula une cigarette. Les mains à plat sur le volant, il remettait de temps à autre les bras lumineux des phares sur ce qui semblait être la bonne voie. Mais avec cette cochonnerie de brouillard on ne pouvait être très sûr et il se fatiguait à rester vigilant. Finalement, il alluma son labeur. Tira plusieurs longue bouffées en silence et parce que, mien de rien, ça l'avait secoué cette apparition de feu au milieu du désert. La brume s'écarta d'un coup, chassée par un lourd pas de vent et une vieille station service apparut, faiblement éclairée. Il n'y avait qu'elle au milieu de l'épaisseur des vapeurs.

 

« Hey. On se croirait dans un vieux film d'horreur, marmonna Yuri.

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