Remue-méninges
petisaintleu
Mon papa m'a raconté qu'enfant, il avait été atteint de la méningite. Très objectivement, il m'avait dit qu'il n'existait que deux alternatives à cette inflammation : la mort ou la folie. A ce jour, je suis bien vivant pour vous narrer mes aventures …
Bien que je ne puisse le qualifier de mythomane, j'ai toujours eu quelques doutes sur ses exagérations. Comme le jour où il fut sauvé in extremis des sables mouvants de la baie du Mont Saint-Michel. Et certains de ses récits alimentaient mon mal-être pré-pubère. Comme le jour où, motivé par le verre qui fit déborder la vase, il me conta comment il avait préféré se faire dépuceler par une ancienne institutrice de vingt ans son aînée alors qu'il était censé passer des épreuves du baccalauréat. Pour ma part, je serai plus prévoyant. Ce serait trois semaines avant.
Mais le grand mystère reste la guerre d'Algérie. Je ne peux pas dire qu'il se targue d'exploits guerriers et je ne sais que peu de choses sur ces trente-six mois d'incorporation. Il était maréchal des logis chef et s'était vu attribuer la gestion du bar. Remarquez, je suis certain qu'il a su s'en occuper avec zèle. Je ne permettrai pas de critiquer ses talents de gestionnaire. Et, je ne doute pas un instant qu'il y ait eu une seule rupture de stock ; il y tenait de sa survie. Tant au niveau personnel ; il fait soif du côté de Philippeville et il aurait été inimaginable, qu'après une séance musclée de gégène, nos fiers parachutistes puissent mourir de déshydratation. Non, ce qui me chiffonne, c'est qu'il soit étrangement muet sur ses activités. Mais par recoupement, on arrive toujours à se faire une vague idée.
Ainsi, je trouvais suspect, après vérification dans le Quid, qu'il soit si loquace pour décrire avec autant de détails les massacres des 20 et 21 août 1955 de cette ville du Constantinois, trois années avant qu'il ne franchisse la Méditerranée. Comment être aussi précis en narrant les cervelles explosées et les rues nettoyées à grand coups de lance à incendie ? Un des autres de ses très rares témoignages concerne les oreilles des autochtones portées en trophée par nos braves guerriers. Le nuit, je voyais alors mon père coiffé d'un béret rouge à la tête d'une escouade chargée de pacifier les bleds. Mais, je dois admettre que j'ai sans doute une propension à mélanger mes rêves et la réalité. Quand je découvris « Avoir vingt ans dans les Aurès », c'est encore lui qui m'apparut.
Mais au-delà de mes doutes et de mes interrogations sur ces événements dont je peux comprendre aisément les silences, d'autres me hantent. S'il n'avait pas connu l'Algérie, s'il n'avait été victime de la méningite, aurais-je connu les séances de gavage quand je me refusais à avaler mon œuf sur le plat, aurais-je appris à surnager sous une douche glacée ?