Les couleurs perdues

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L'année avait été difficile. Pour ne pas dire un calvaire.

Il s'était acharné à continuer. Minute après minute. Heure après heure. Journée après journée. Il avait tenu bon.

Il se réveillait le matin, la glace au cœur, la pluie aux yeux, et affrontait le gris de sa journée, avant de rentrer se coucher, le vide au cœur, le sable aux yeux, retrouver dans ses songes les couleurs perdues de son monde.

Il était parvenu à un état, non pas satisfaisant, mais au moins tolérable. Il n'attendait plus rien. Et c'était peut-être là, finalement, le début de la suite. 

Il avait abandonné. Il avait fini par accepter. 

Et elle est arrivée, apparue de nulle part, probablement venue tout droit du ciel. Alors qu'il avait fini par s'accommoder au teint grisonnant de sa réalité, elle était venue l'éclabousser de couleurs lumineuses.

Armée de son rire chantant, de ses yeux qui s'étaient parés de toutes les couleurs de l'automne, de son humour percutant, de son esprit vif, de sa grâce féline et de son parfum d'été.

Elle était venue bousculer son monde. Elle était venue lui réapprendre ce que c'était qu'être "vivant".



Ils s'étaient retrouvés en fin de journée, et avaient profité d'une accalmie de la pluie hivernale pour se promener au bord de la rivière, dont les chemins boueux étaient désertés depuis plusieurs jours à cause du mauvais temps.

Ils parlaient de tout et de rien, et parfois se contentaient de profiter de la présence de l'autre dans le silence.

A mi chemin, elle s'était rapprochée de lui, et s'était hasardée à lui prendre la main. Malgré le froid, ce simple contact lui avait réchauffé tout le corps. 

La prise était timide, les phalanges serrées, tels deux enfants. Il fini par en changer, s'autorisant à glisser ses doigts entre ceux de sa partenaire. Elle lui répondit en serrant un peu plus fort, juste assez pour dire "je suis bien là, garde moi près de toi".

Ils ne se lâchèrent pas du reste de la promenade.

Ils finirent par arriver en bas de chez elle. Il n'était pas très tard, mais la nuit était déjà bien là.

- "Tu veux monter prendre un thé?" Elle lui avait posé la question comme si de rien n'était, mais il avait senti la tension voilée dans sa voix.

- "Avec plaisir" Fit-il simplement en souriant.

Son appartement était sobrement décoré, mais chaleureux. Des plantes grasses, quelques bougies et divers cadres et objets de déco ornaient le salon, dans lequel trônait un magnifique piano en ébène verni.

- "Tu joues du piano?" Lui demanda-t-il en s'en rapprochant. "Tu m'en avais jamais parlé!" Lui reprocha-t-il d'un ton faussement accusateur, alors qu'il s'installait sur le siège.

- "J'en fais depuis des années. Ca me détend." Fit-elle alors qu'elle se dirigeait vers la cuisine, qui était ouverte sur le salon, pour faire chauffer de l'eau. "Tu sais en jouer?" Lui demanda-t-elle, le voyant soulever le couvercle.

- "Pas vraiment... j'aimerai bien. J'ai appris à jouer un seul morceau en autodidacte..." Répondit-il en se mettant en position.

Il fit quelques notes, pour appréhender le poids du clavier, avant de se lancer dans l'unique morceau de son répertoire. Cela faisait quelques temps qu'il n'avait pas retouché à un piano, mais il s'étonna de voir que sa mémoire musculaire faisait plutôt bien son office. Il grimaça un peu pour des fautes de tempo, mais fut malgré tout plutôt content de lui.

- "Et ben..! Je serais curieuse de voir ce que tu donnerais avec un peu de pratique ! T'es vachement doué !" S'exclama-t-elle avec un étonnement non feint.

- "Arrête... je connais que celui-là, et encore, j'ai réussi à faire des erreurs alors que c'est un des plus simples..." Rétorqua-t-il en se relevant. "Et toi alors? Tu veux bien me jouer quelques morceaux?"

- "Haha, si tu veux" Fit-elle en prenant la suite. "Tiens, tu peux choisir ton thé, ils sont dans le placard derrière toi. Si tu veux bien me sortir un sachet de thé à la menthe, j'ai sorti deux tasses à côté de la bouilloire" Lui demanda-t-elle avant de faire glisser ses doigts sur le clavier.

Elle était d'une habileté saisissante. Il prépara deux tasses qu'il apporta près du piano, et l'admira jouer un morceau à la perfection.

- "Waow..." Fit-il alors qu'elle relâchait la dernière note. "C'était incroyable... Bravo, vraiment." La complimenta-t-il, encore sous le charme de la mélodie.

- "Merci, mais après plus de vingt ans de piano, ça n'a rien d'extraordinaire tu sais..." Répondit-elle en souriant. "Merci pour le thé !"

Elle se releva, pris sa tasse et se dirigea vers le canapé où elle se vautra lourdement, renversant une partie de son thé.

- "Et meeerde..! Quelle nouille !" Lâcha-t-elle en soufflant rageusement.

- "Ca va? tu t'es brûlée?" S'inquiéta-t-il en lui tendant un torchon qu'il avait attrapé à la cuisine.

- "Non ça va, j'ai renversé un peu sur mon pull, t'inquiètes... merci" Répondit-elle en s'essuyant.


Les heures passèrent sans qu'ils ne s'en rendent compte. Ils se commandèrent des pizzas qu'ils mangèrent en regardant une série, avant de mettre le nez dans "la réserve", qui était un meuble en bois verni dans lequel elle rangeait ses bouteilles d'alcool.

- "Un petit verre?" Fit-elle d'un air malicieux.

- "Tu proposes quoi?"

- "Tu veux quoi?"

- "T'aurais du porto?" fit-il après quelques instants de réflexion.

Elle fouilla quelques secondes, avant de sortir une bouteille en verre poli.

- "Directement acheminé de... Porto... Tiens. A cette super soirée." Fit-elle en souriant timidement alors qu'elle lui tendait un verre rempli au tiers.

- "A cette super soirée" Répéta-t-il avant de boire une gorgée.


La bouteille de porto était sévèrement entamée, et la lune entamait la deuxième partie de sa course.

Il l'écoutait jouer un énième morceau, à sa demande.

Ses mains volaient au-dessus du clavier, telles des hirondelles. Il n'arrivait pas à détacher son regard. Il avait l'impression que les notes qu'elle jouait le faisaient flotter. Il se demandait même s'il n'était pas en train de rêver.

Elle se balançait doucement sur le siège, au rythme de la musique qu'elle jouait avec une fluidité et une maîtrise impeccable. Elle vivait la mélodie, les yeux fermés. 

Il avait l'impression d'admirer un ange.

Il avait perdu cet espoir fou depuis déjà quelques temps. L'espoir de pouvoir vibrer à nouveau. Et pourtant, elle était là. Devant lui. Bien réelle. Avec son sourire timide, sa chevelure dorée, son maquillage discret et ses yeux noisette. Elle était grande, gracieuse, vive... Il avait parfois l'impression d'observer une panthère, tant ses gestes étaient sûrs et précis.

Il se demandait où s'arrêtait son génie. Elle était intelligente, gentille, spirituelle, drôle, forte... Elle jouait superbement du piano, pouvait pousser sa voix cristalline au chant, dansait comme une étoile de ballet...

Il se demandait encore comment le destin pouvait se montrer si généreux avec lui.

Il termina son verre de porto, alors que les notes se rallongeaient et s'espaçaient, annonçant la fin imminente de la prestation. Il se rapprocha d'elle, alors que le dernier accord s'estompait. Il l'applaudit doucement, la dévorant du regard, souriant d'un air qu'il supposait benêt. 

- "C'était magnifique..." Fit-il simplement, alors qu'elle lui adressait son délicieux sourire en guise de remerciement.

- "Je n'ai pas beaucoup de mérite tu sais, j'en fais juste depuis longtemps... Je suis sûre qu'avec la même expérience tu me surpasserais !" Lui répondit-elle, pendant qu'elle s'approchait de lui.

Enhardie par l'alcool, elle passa ses bras autour de son cou, plongeant son regard noisette dans l'océan turquoise de ses yeux. Ils s'admirèrent quelques instants, se balançant doucement au rythme encore ancré en eux de la musique pourtant terminée. Il avait glissé ses bras autour de la taille de sa nymphe, qu'il serrait juste assez pour la sentir contre lui.

Elle se fendit à nouveau de son sourire timide, avant de l'embrasser en fermant les yeux.

C'était un baiser doux, simple, qui réchauffait le cœur.  

Elle se blotti contre lui, posant sa tete contre son épaule, nichant son visage dans son cou.

- "Je suis contente de t'avoir trouvé..." murmura-t-elle.

Il la serra un peu plus fort contre lui, autorisant son esprit à rêver de retrouver ses couleurs perdues.




TTR.

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