Renouveau

Dominique Deconinck

Avant propos

Les sites cités existent ou ont existé. La possibilité que des soldats aient été des sujets d'expérimentation, a souvent été exposée par des média supposés fiables. Il n'en reste pas moins que ce texte est une fiction. Au dela des apparences, elle interroge sur la notion de culpabilité. 

Cette nouvelle est aussi le premier chapitre d'un roman en devenir. A vous cher lecteur, de me dire si vous souhaitez en connaître la suite.

Site de recherche expérimental de Stepnogorsk, le 18 décembre

Mikhaïl Tiziakov était assis depuis huit heures du matin devant son microscope. Trois heures à observer les infimes bâtonnets qui restaient désespérément immobiles. Voilà deux mois qu’il avait entamé les expérimentations pratiques sur la conservation et le réveil de ces bactéries. Les chercheurs maîtrisaient parfaitement leur lyophilisation. Lui était en charge de leur réveil après un long temps de stockage.

Mikhaïl Tiziakov bascula légèrement en arrière, il avait une tenace envie de se frotter les yeux mais son gros casque panoramique le lui interdisait. Il jeta un coup d’œil à l’horloge qui trônait au-dessus de la porte du labo et décida qu’il était temps d’arrêter. Il se pencha une dernière fois sur le microscope et remarqua un frémissement à la périphérie de la plaque de verre. Un bâtonnet puis un second entreprirent des mouvements saccadés, bientôt d’autres furent également pris de spasmes intermittents. Il se remit en observation, sa lassitude effacée, et scruta les micro organismes qui s’agitaient, se multipliaient, hypnotisé par son résultat. Enfin ! Il y était arrivé là les autres avaient échoué ! Voilà deux ans qu’il étudiait le moyen d’accélérer le réveil du bacille de Yersin, et sa réussite se manifestait sous ses yeux. Il venait de démontrer ce résultat expérimentalement, il laissait à d’autres le soin de le produire à grande échelle. Mikhaïl un regret : ses recherches étaient condamnées à rester secrètes ; seuls les dirigeants de Biopreparat et quelques hauts apparatchiks connaîtraient sa réussite et le remercieraient en conséquence.

— Bon, il est temps d’écrire le protocole de production, se dit-il. Une petite cigarette et au boulot !

Il se leva. Son imposante combinaison pressurisée gênait considérablement ses mouvements. Il sortit du sas, passa sous la douche d’aseptisant, retira péniblement sa combinaison et se retrouva nu. Il entra dans une seconde pièce où il reprit une nouvelle douche. Un gardien s’approcha :

— Eh, Camarade ! Tu sors plus tôt que prévu !

— Oui ! répondit Tiziakov en riant, et je ne rentrerai pas avant plusieurs jours !

— Tu n’as pas sonné pour m’avertir de votre départ. Tu sais que c’est interdit !

— Oui, excuse-moi, mais ça y est j’ai trouvé !

— Je m'en fous ! Je suis là pour veiller à la sécurité. Des gens comme toi peuvent tous nous tuer. Je t’avais averti la dernière fois ! Cette fois tu es bon pour un rapport !

— A chacun son métier, toi, tu écris des rapports, moi je suis un chercheur, un savant ! Fais ce que tu as à faire, conclut Tiziakov en revêtant enfin son costume élimé, le seul que son salaire de lieutenant principal de la quinzième direction lui avait permis de s’offrir depuis trois ans.

Il quitta l’enceinte centrale du bâtiment, celle où les expériences les plus dangereuses étaient réalisées, traversa encore deux sas avant de retrouver l’air libre. Il alluma la cigarette tant attendue, aspira goulûment une première bouffée et se dirigea à grands pas vers la cantine de l’autre côté de l’immense cour cimentée. Il avait hâte de retrouver quelques collègues pour partager une bouteille de vodka.

Le bruit des pales d’un hélicoptère massif lui fit lever la tête. Il signifiait invariablement l’arrivée des enquêteurs du KGB. Chaque membre de Biopreparat travaillant sur un programme sensible était interrogé périodiquement et devait répondre à toutes les questions qu’on lui posait. L’engin s’approcha et se posa à une cinquantaine de mètres du bâtiment hébergeant la direction du site.

Le chercheur n’y prêta qu’une attention distraite. Il entra dans le mess, consulta le tableau d’affichage pour trouver la liste de ceux qui seraient invités à l’interrogatoire et fut agacé de retrouver son nom ajouté à la main en bas de page avec celui de quelques autres. Non seulement il devrait répondre aux fastidieuses questions de ses indésirables interlocuteurs, mais en plus il devrait attendre tout l’après-midi et vraisemblablement la soirée avant de pouvoir se libérer. Le mess lui sembla définitivement l’endroit indiqué pour oublier ses quelques soucis et pour fêter son succès.

— Bonjour Lev, j’ai vu que toi aussi tu étais de corvée de KGB ?

— Bah, j’ai passé une semaine de vacances en Hongrie, c’est le prix à payer à chaque fois que tu quittes la mère patrie !

— Mouais, je me demande bien quelles questions ils trouveront cette fois-ci. Je ne suis pas parti d’ici depuis au moins trois mois ! Et mon plus long voyage, je l’ai fait à Moscou pour rendre compte de l’avancement de mes travaux. Je logeais chez mes beaux-parents.

— Parle-leur de n’importe quoi, de ta belle-mère par exemple. Ça te défoulera et en plus tu les occuperas !

— Bon, passons à quelque chose de plus gai : j’ai enfin trouvé ! Je crois bien que la prochaine fois, tu pourras m’appeler capitaine ! Je t’offre un pot en attendant.

— Tu penses devenir capitaine et tu t’étonnes d’être interrogé par le KGB ! Sacré Tiziakov, tu me feras toujours rire !

Après deux verres échangés, Mikhaïl décida finalement de se rendre à la bibliothèque où il entreprit de rédiger ses conclusions. Il demanda tout d’abord son dossier de travail à la surveillante et se dirigea dans une grande pièce déjà occupée par de nombreux hommes, chacun assis à une table. Vers six heures, une voix nasillarde dans un haut-parleur l’avertit qu’il était attendu au bureau des interrogatoires. Il rangea précautionneusement ses documents, les remit au cerbère et se dirigea vers la petite pièce au fond du couloir.

— Bonjour Camarade Lieutenant. J’ai entendu que vos recherches prenaient bonne tournure !

— Bonjour Camarade Colonel. Je suis impressionné : les nouvelles vont vite !

— Je ne fais que mon métier ! Répondit le colonel en riant.

La conversation dura environ une demi-heure. L’homme du KGB posait des questions sans lien discernable. Mikhaïl faisait de son mieux pour y répondre le plus précisément possible. Il pensait que l’entretien s’arrêterait rapidement lorsque le colonel eut un changement de ton presque imperceptible, sa gaîté se fit d’un seul coup ironie.

— Tiziakov, peux-tu lire ce document ?

Mikhaïl le prit et le parcourut attentivement.

— C’est un rapport de recherche.

— Bien ! Et sais-tu où nous l’avons retrouvé ? Ne cherche pas, je vais te le dire. Il nous a été remis par un de nos agents à Paris. J’en conclus donc que quelqu’un l’a fourni aux occidentaux. C’est très ennuyeux, tu comprends. Nous avons signé un traité et nous ne sommes plus censés fabriquer d’armes biologiques.

— As-tu déjà eu ce document entre les mains ?

— Oui en effet … comme bien d’autres l’ont eu, reprit Mikhaïl d’une voix blanche.

— Non, reprit le colonel. Vous êtes huit à avoir eu ce rapport sous les yeux. Mais je vais te confier un secret. A chaque fois qu’un chercheur demande un document classé, comme celui-ci, nous lui demandons un délai avant de lui fournir. Vous pestez contre la lenteur administrative. En réalité, ce laps de temps nous permet de vous fournir un rapport légèrement différent de l’original, des synonymes sont utilisés, des titres sont agrandis ou diminués. En fait chaque rapport devient unique. Je suis ennuyé de te dire que le rapport que je t’ai montré est une copie exacte de celui qui t’avait été confié.

— Je ne comprends pas … ce n’est pas possible ! bafouilla Mikhaïl

— Oh que si, c’est possible, hélas ! En fait, il y a un an, nous avons reçu un premier rapport qui nous a permis de t’identifier. Nous avions des doutes, tu semblais si … loyal. Alors nous t’avons mis sous surveillance constante. J’ai veillé personnellement à ce que tous les dossiers qui t’étaient confiés soient clairement identifiés et personnalisés. Je ne sais pas comment tu y es arrivé, mais je peux te dire aussi que nous avons récupéré un autre rapport récemment. Il avait la même origine, Lieutenant : toi !

— Ce n’est pas possible… Vous faites erreur… Quelqu’un m’en veut, … Je ne sais pas !

— Lieutenant : le second rapport te condamne, inexorablement. En fait si nous n’avions pas eu besoin de tes résultats tu aurais été arrêté depuis déjà un mois. Maintenant, Lieutenant, tu comprends ce que je veux : je ne me contenterai pas de la description de tes dernières vacances sur la Mer Noire ou tes états d’âme lorsque tu rencontres la mère de ton épouse. Je veux tout savoir … Maintenant !

-        Mais, vous faites erreur…bégaya Mikhaïl

Il était devenu affreusement pâle.

— Mauvaise réponse, dit le Colonel en se tournant vers la porte. Gueorguiev !

Un jeune homme blond, au teint très clair, entra. Il était entouré de deux sbires musculeux.

— Camarade Colonel ?

Le colonel se retourna vers Mikhaïl.

— Camarade Tiziakov, je te présente le camarade Gueorguiev. Un brillant élément qui m’a été confié. Il vient d’être nommé docteur en chimie, à 23 ans, un surdoué incontestablement. Gueorguiev n’a cependant pas eu les félicitations du jury pour des petits problèmes stupides : il adore jouer avec les produits chimiques. Dernièrement, il était très agacé par un assistant qui lui aurait volé quelques résultats de recherche. Il lui a jeté un verre d’acide pur au visage, le malheureux ne sait pas encore si il pourra récupérer l’usage de la vue. Il faut croire que certains membres du jury n’auront pas apprécié !

— Gueorguiev, reprit le colonel. Je vous le laisse.

Les deux sbires saisirent Mikhaïl Tiziakov, chacun par un bras. Ce dernier, effondré, tremblant, ne manifesta aucune résistance. Les trois hommes se retrouvèrent bientôt dehors. Ils se dirigèrent vers la petite prison du centre de recherche. Ils croisèrent de nombreux chercheurs qui allaient à la cantine. Leurs regards semblaient l’ignorer ou passaient en une seconde de l’incrédulité à la pitié puis à l’indifférence feinte. Ils entrèrent enfin dans le bâtiment. Gueorguiev les avait précédés. Il les fit pénétrer dans une petite salle blanche et carrelée. Une sorte d’aquarium surmonté d’un curieux assemblage trônait au milieu de la pièce. Les deux gardes ligotèrent la main de Mikhaïl Tiziakov, doigt par doigt, sur une plaque de céramique, le reste de son corps était fermement fixé à un fauteuil. Gueorguiev appuya sur un bouton. Il y eut un léger bruit, un tressautement discret et la plaque commença à descendre, lentement dans l’aquarium. Mikhaïl Tiziakov essaya de résister contre la pression de la machine, sans le moindre succès, sa main fut couverte d’eau en environ dix minutes et la machine inversa le mouvement. Camarade, tu reviendras ici quand tu seras reposé et on t’installera au même endroit. Tout se passera de la même façon, à une différence près : l’aquarium sera rempli d’eau régale. Je suis certain qu’un brillant chercheur comme toi ne peut ignorer ce qu’est l’eau régale ? Tu sais pourquoi on a appelé cet acide de ce nom, l’eau royale ? reprit Gueorguiev avec emphase Réponds-moi ! Vite !

Mikhaïl se sentait défaillir, le souffle coupé par le harnachement qui lui maintenait le bras en l’air. Ses leçons de chimie lui repassaient en mémoire à une vitesse vertigineuse et ce fut comme si ce défilement infernal s’était soudain stoppé sur une ligne en gros caractères. Il chuchota comme pour lui-même :

— Parce qu’il dissout tout, même les métaux aussi résistants à l’acide que l’or.

— Bien, j’espère que tu seras aussi loquace lorsque je t’interrogerai ! reprit Gueorguiev satisfait.

— Je peux tout vous dire, Camarade ! Maintenant ! s’affola Mikhaïl

— Non Mikhaïl, dit Gueorguiev doucereux. Tu ne peux pas tout me dire maintenant, tu vas tout me dire mais … bientôt.

Il se retourna vers ses assistants qui observaient Mikhaïl avec la plus profonde indifférence.

-        En attendant conduisez-le à la chambre à coucher.

Les deux gardes toujours silencieux libérèrent la main du jeune lieutenant terrorisé et l’emmenèrent dans une pièce contiguë. Ils attachèrent Mikhaïl par les poignets à de courtes chaînes fixées au mur, à environ un mètre cinquante de hauteur et lui ôtèrent sa montre.

— Nous repasserons plus tard, camarade.

Mikhaïl essaya de s’asseoir et découvrit bien vite que ses chaînes étaient trop courtes pour lui permettre de le faire. Il comprit l’ironie cachée sous le terme chambre à coucher. Il resta ainsi crucifié pendant un temps qu’il ne put mesurer qu’à la lumière du jour qui lui parvenait d’une petite fenêtre au-dessus de lui dans cette pièce froide et blanche éclairée d’un néon blafard. Il vit la nuit tomber et le jour se lever. Aucun bruit ne lui parvenait de l’intérieur du bâtiment. Sa respiration se fit haletante. Il parvint à peine à s’assoupir quelques minutes, arrêté brutalement pas ses chaînes quand ses jambes ne le soutenaient plus. De temps en temps, un gardien entrait et lui faisait boire quelques gorgées d’eau dans un quart en tôle émaillée qu’il lui heurtait complaisamment contre les dents. Et puis il retombait dans une demi somnolence, l’esprit embrumé et pourtant tellement lucide. Evgeniia devait être morte d’inquiétude de ne l’avoir pas vu rentrer. La lumière déclinait à nouveau. La reverrait-il un jour ? L’évocation lui en fut tellement insupportable qu’il pensa même mettre fin à cette attente en se cognant la tête contre la paroi glaciale. A moitié évanoui, il entendit des pas dans le couloir. Les deux gardes entrèrent.

— Je parle, je vous dis tout ce que je sais ! Je vous le jure ! implora Mikhaïl

— Tu parleras quand on te le demandera, reprit l’un deux en lui fixant un casque de boxeur sur la tête. Bonne nuit, Lieutenant ! Regarde bien ta main droite.

Mikhaïl était décidé à parler comme le lui avait conseillé le contact qu’il n’avait rencontré que très rarement : « Si vous êtes découvert, parlez, parlez tout de suite. Vous vous éviterez bien des tortures. Nous vous échangerons le plus vite possible. »

L’homme qui lui avait donné ce conseil ignorait une chose : le sadisme d’un Gueorguiev qui allait devenir légendaire. La porte s’ouvrit enfin. Mikhaïl, épuisé, perçut leur arrivée comme un bref soulagement. Les gardes le saisirent. Il tenta brièvement de résister et reçut un coup de poing dans l’estomac qui lui coupa le souffle. Il n’était pas de force à lutter contre ces athlètes. Ils le réinstallèrent dans la salle de l’aquarium et le ligotèrent sur une chaise vissée au sol. Mikhaïl remarqua une caméra fixée à un angle du plafond. Il suivit des yeux le trajet du câble qui aboutissait à un magnétoscope, devant lui. Il fit une ruade pour essayer d’échapper au harnais qui lui maintenait la main au-dessus du bac, sans succès. Cette fois-ci l’aquarium était plein d’un liquide transparent, fumant et jaunâtre. Gueorguiev entra enfin. Il tenait une souris blanche, qu’il caressait distraitement de l’index.

— Vous allez assister au dernier bain de mon petit rongeur, dit-il en saisissant l’animal frétillant par sa longue queue rose.

Il la maintint quelques secondes au dessus de la cuve, amusé de la voir essayer de se débattre puis la lâcha. Le petit animal plongea dans le liquide qui grésilla. Il se démena moins de trois secondes, émit un unique couinement désespéré, et coula en se désagrégeant. Bientôt il ne resta plus aucune trace du petit animal dans le liquide qui cessa de bouillonner.

— Alors, Lieutenant Tiziakov qu’avez-vous à me dire de si urgent ? reprit-il en déclenchant l’enregistrement du magnétoscope.

Mikhaïl parla longuement. Il indiqua avec tous les détails possibles les informations qu’il avait communiquées, comment il les avait transmises. Il raconta tout ce qu’il savait. Aux yeux de Gueorguiev, ce n’était pas grand-chose. Le bourreau le laissa parler sans presque l’écouter. Lorsque Mikhaïl se tut, Gueorguiev le regarda :

— Vous avez fini ?

— Vous savez tout, Camarade.

— Merci Lieutenant, fit Gueorguiev, avec désinvolture. Commençons ! L’homme blond se saisit d’une paire de ciseaux, découpa soigneusement la manche droite du costume fripé de Mikhaïl, prit un garrot en caoutchouc et lentement, le serra juste au-dessus du coude de Mikhaïl qui ne comprit pas bien ce qui se passait. Il se débattit en vain, de toutes les forces qui lui restaient.

— Je crains que tu ne meures d’une hémorragie si je ne prends pas cette précaution, précisa Gueorguiev, en appuyant sur le bouton.

Tiziakov sentit le mécanisme tressauter et imperceptiblement diriger sa main droite vers le récipient d’acide

— Non ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Je vous ai tout dit, j’ai parlé, je vous ai dit tout ce que je savais ! Vous n’avez pas le droit ! Arrêtez ! Par pitié ! Arrêtez !

— Je te crois mais la pitié est une notion qui ne fait pas partie de mes valeurs, vois tu … désormais, je veux, disons, hum … apposer mon sceau à tes aveux.

Gueorguiev s’affala dans un fauteuil fatigué, face au supplicié. Il le regarda essayer de dégager son bras, hurler lorsque le bout de son majeur effleura le liquide, hurler encore, s’évanouir une première fois, puis une seconde, hurler toujours d’une douleur absolue. Il resserra le garrot lorsque l’acide arrivé au niveau de la paume de la main s’attaqua aux artères. Le bourreau ne parla pas, ne répondit à aucune supplication. Il sourit pendant une heure. La légende de Gueorguiev naquit ce jour-là.

Site de recherche expérimental de Stepnogorsk, le 24 décembre

Mikhaïl Tiziakov se réveilla péniblement, la bouche pâteuse et la tête étrangement vide. Il ouvrit les yeux sur un monde étrangement flou. Lorsqu’il finit par s’accommoder à nouveau à cette sale lumière blafarde, le visage du Colonel s’imposa devant lui. Il détourna la tête et laissa son regard glisser le long de son bras droit ; la manche découpée de son veston ; un épais bandage qui enserrait son avant-bras et faisait saillir les veines de son coude. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que l’extrémité du pansement était significativement plus haute que le poignet. Sa main avait disparu. La scène du bain d’acide lui revint comme un choc atroce qui lui déchira la poitrine en un long hurlement qui résonna contre les parois carrelées de la pièce jusqu’à l’assourdir lui-même. Quand le hurlement expira, Mikhaïl, haletant, s’aperçut qu’il n’éprouvait pourtant pas la moindre douleur. Juste cette sensation de planer au-dessus de tout, incroyablement léger et vide : analgésiques et euphorisants agissaient. Il leva désespérément les yeux vers le plafond, dont les deux tubes de néon l’éblouirent jusqu’à la nausée.

La voix du vieil officier s’éleva :

— Camarade, tu vas mourir. Puis-je te demander pourquoi tu as trahi ?

Mikhaïl détourna la tête. Son regard hébété se fixa sur le pansement et ne le quitta plus. Il soupira longuement :

— Camarade Colonel, mes parents étaient déjà chercheurs pour Biopreparat à Sverdlovsk, comme je le suis devenu ici. Un jour, un colonel ivre, chargé de la sécurité sanitaire, a fait procéder à un changement de filtres dans l’unité de production n°3, celle où les bacilles d’Anthrax étaient cultivés. Les filtres usagés ont bien été démontés, les nouveaux n’ont pas été installés. Les bacilles se sont répandus dans toute l’usine. Mon père est rentré chez nous, sans qu’il se doute de quoi que ce soit. Il a contaminé ma mère et mes jeunes sœurs. Ils sont tous morts, j’ai eu de la chance, j’étais déjà à l’internat. Je n’ai jamais eu de nouvelles, pas les moindres condoléances de Biopreparat. Les journaux m’ont appris qu’il s’agissait d’une intoxication alimentaire … Je n’ai connu la vérité que bien plus tard. Je ne veux plus me battre pour un pays qui tue ses citoyens sans pitié, sans âme et sans remords. Jusqu’à cet épisode, j’étais un soldat prêt à défendre ma patrie. Aujourd’hui, je ne crois pas, je sais que la vraie démocratie n’est pas chez nous !

— Peut-être mon jeune ami, peut-être… J’ai vu bien des enfants comme toi me donner les mêmes réponses. Peut-être as-tu raison … ou tort. Les armes biologiques font partie de la panoplie stratégique. A chaque fois qu’un secret est éventé, nous sommes obligés de faire de nouveaux progrès pour assurer notre avance. En envoyant ces informations à l’ennemi, tu donnes nos secrets aux occidentaux. Nous devons faire de nouvelles avancées dans la terreur pour reprendre l’avantage. La vie est étrange, un Gueorguiev avec son sadisme et sa folie est moins malfaisant qu’un jeune idéaliste comme toi. Je me demande si je ne suis pas condamné à démasquer et détruire ceux qui devraient être les meilleurs. C’est sans doute ma punition.

Le colonel scrutait les traits du prisonnier avec une sorte d’affection, presque de tendresse.

— Pour te consoler, je pourrais te dire que tu mourras en soldat, en soldat américain plus précisément ou comme un singe.

Mikhaïl tentait en vain de se redresser. Il planta son regard dans le regard du colonel avec l’apparence du courage. Ses yeux dissimulaient mal la terreur qui l’envahissait.

— Mais tout d’abord nous allons te soigner pour que tu arrives à l’Ile du Renouveau en forme.

Le visage de Tiziakov pâlit encore. Il connaissait l’endroit de nom, une bande herbeuse au milieu de la mer d’Aral mourante, elle servait à tester les armes biologiques. La référence aux soldats américains devenait transparente : l’URSS avait longtemps fourni des armes aux nord-vietnamiens, des prisonniers américains servaient parfois de monnaie d’échange. Ces derniers étaient utilisés comme cobayes pour tester les découvertes de Biopreparat. Même les secrets les mieux gardés finissent par être éventés, le risque politique devinait trop grand. Les hommes avaient été remplacés par des singes verts.

Le colonel reprit son monologue :

— Tu auras la satisfaction d’être bien nourri et correctement traité pendant quelques semaines et le bonheur de servir une dernière fois ta patrie. Au fait, un détail : tu nous as indiqué le site où tu transmettais les documents, je te surprendrais sans doute en te disant que nous avons retrouvé ta dernière… livraison, à l’endroit exact où tu l’avais laissée…. Ton correspondant n’est visiblement pas pressé. Tu as une explication ?

Moscou, Hôtel Metropol, le 30 décembre

 

Simon Avigdor venait de boucler sa grosse valise de cuir fauve. Sur l’autre lit, la petite valise de sa fille était encore béante et débordait d’innombrables babioles.

— Nathalie, dépêche-toi, s’il te plaît ! C’est l’heure de partir !

— Mon Papa, es-tu sûr qu’il faut que je vienne avec toi dans cette forêt ? Il a neigé toute la journée et je vais abîmer mes belles bottes toutes neuves ! Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt faire un dernier tour au Goum, pour acheter le joli foulard brodé que j’ai vu ce matin ? Je voudrais l’offrir à Samantha, ma camarade de chambre…

— Natiouchka, ne discute pas ! Tu sais ce que je t’ai dit ! Tout ce que j’ai décidé de faire, nous devons le faire, que ça te plaise ou non. Il le faut, et sans essayer de comprendre le pourquoi et le comment.

Il s’accroupit devant la petite fille rousse qui était en train d’admirer ses bottes dans le grand miroir de l’armoire.

— Est-ce que tu ne viens pas de passer de superbes vacances avec ton papa ? Est-ce que nous n’avons pas vu les plus beaux palais à Leningrad ? Est-ce que nous n’avons pas fait une merveilleuse promenade sur les canaux ? Est-ce nous n’avons pas vu les ballets du Kirov ? Et ceux du Bolchoï ? Et le cirque ?

La petite fille le regarda avec de grands yeux tristes.

— Oui, mais ici, les serviettes sont trouées et elles grattent, et puis le savon sent mauvais et il ne mousse même pas ! Et puis y a pas la télé ! Et pas de croissants pour le petit déjeuner ! Et des sucres qui ne fondent même pas ! Et toutes les rues sont pleines de boue ! Et ça pue le chou dans tous les magasins ! Et les gens ont tous l’air triste ou méchant ! Alors ta forêt, elle doit être trop moche et je ne veux pas y aller !

Simon Avigdor riait sous l’avalanche de toutes les mauvaises raisons de sa fille.

— Je sais, je sais, petite fille. Je crois avoir compris que tu n’aimais pas la forêt. Je commence à vieillir alors j’ai quelques manies : ma ballade dans ce bois de bouleaux en est une alors je vais te proposer une chose : on prend la voiture, on s’arrête devant la forêt, tu restes à l’intérieur, je marche dix minutes et on file à l’aéroport. Ca te va ? Elle le regarda gravement, hésita un petit instant, et surenchérit :

— A condition qu’on passe par le Goum pour acheter le foulard !

— Nous n’aurons pas le temps, ma fille unique préférée … nous trouverons ton foulard à l’aéroport, ils en ont plein là-bas, et de bien plus beaux !

— Bon, d’accord !

Simon Avigdor se releva, vaguement soulagé d’avoir réussi à vaincre le redoutable entêtement de sa fille. « Dieu qu’elle ressemble à sa mère, murmura-t-il tout bas, et pourtant, elle ne l’a jamais connue, ou si peu… » Il leva les yeux vers le plafond. « Lidia, si tu nous vois, donne-moi la force de faire de cette petite quelqu’un d’aussi admirable que toi …»

— Alors dépêche-toi de boucler ta valise ! lui dit-il en amorçant le rangement de toutes les fanfreluches dans la petite malle.

Quelques minutes plus tard, leurs bagages étaient devant la porte de leur chambre. Nathalie sortit en courant dans le couloir et se précipita vers la matriochka qui gardait l’étage, rivée sur son tabouret, en train de tricoter devant les ascenseurs. La vieille femme avait pris Nathalie en affection, car il lui était rare de rencontrer des enfants dans cet hôtel pour étrangers, et qui plus est, Nathalie parlait presque couramment le russe, bien qu’elle eût à peine neuf ans.

— Mon Papa est bizarre ! Il veut se promener dans une forêt de bouleaux juste avant de prendre l’avion de Paris et me laisser toute seule avec un chauffeur de taxi puant la vodka, tout cela pour faire trois pas au milieu d’arbres qu’il ne remarquerait même pas en France ! Mon papa est fou !

La lourde concierge d’étage ne comprit pas grand-chose au discours décousu de Nathalie.

— Allons Natacha, il faut suivre ton Papa. Un monsieur qui a réussi une aussi jolie demoiselle ne peut pas être mauvais. Cours petit ange, cours vite rejoindre ton Papa ! Mais d’abord fais-moi un bisou !

Nathalie entoura le cou de la vieille de ses deux bras et lui donna un baiser sonore.

— Merci, Tatiana, merci pour toutes les belles histoires que tu m’as racontées pendant que Papa travaillait ! Tu seras mon plus beau souvenir de Moscou !

L’ascenseur apparut sur le palier de l’étage. Simon et Nathalie y montèrent et quand les deux grilles de métal se furent refermées, Nathalie fit un dernier au revoir de la main à la vieille Tatiana.

— Au revoir, petit trésor, tu seras une grande dame un jour ! Je le sais !

Le siège du KGB à Moscou

Les responsables du KGB étaient perplexes. Ils avaient visionné la cassette de l’interrogatoire et connaissaient trop les symptômes de la terreur pour douter de l’authenticité des aveux de Mikhaïl Tiziakov. Ils ne parvenaient cependant pas à comprendre pourquoi l’ultime série de documents étaient encore dans la « boîte à lettres » plus de trois mois après leur livraison. Cela allait à l’encontre de tous les principes du renseignement. A tout hasard, ils lancèrent l’ordre de les prévenir de tout déplacement d’étrangers dans le bois de Domodedovo mais ils ne se faisaient guère d’illusions quant au succès de cette démarche tardive.

Néanmoins la formidable machine KGB se lança. Comme dans chaque cas similaire, l’ensemble des canaux fut activé. Les espions de chaque ambassade furent priés de préciser si des personnels diplomatiques avaient pour habitude de circuler aux abords de cette forêt, Les chauffeurs de taxi préposés au transport des touristes depuis les hôtels internationaux et les « matriochkas d’étage » reçurent la même injonction.

Le télex de l’hôtel Metropol crépita. Le concierge, peu motivé par un salaire dérisoire, continua tranquillement sa lecture d’un « Playboy » trop feuilleté, oublié par un quelconque client et laissé dans le tiroir du bureau depuis des temps immémoriaux. A la fin de son service, il finit par déchirer la bande de papier, lut le message sans surprise et s’amusa à convoquer l’ensemble des gardiennes d’étage.

Tatiana finissait un tricot pour sa première petite fille et tenait à ne pas sauter la moindre maille. L’injonction du concierge la dérangeait alors qu’elle procédait à l’exercice difficile des diminutions permettant de joindre harmonieusement une manche au corps de la barboteuse. Néanmoins elle ne souhaitait pas perdre son emploi. Elle finit par ranger son attirail dans un grand sac en plastique récupéré dans une chambre et descendit. Elle entendit la fin du message lu par le concierge en chef devant les autres gardiennes d’étage :

— …étranger suspecté de malveillance contre l’URSS et se rendant dans le bois de Domodedovo. Toute personne en possession de ce type d’information doit immédiatement en avertir les autorités.

— Aïe ! pensa-t-elle. La fille du Français ! Elle lui avait dit qu’ils s’arrêteraient là avant de partir. Que faire ? Rien. C’était une des solutions possibles. Mais si quelqu’un les avait entendus ? On ne manquerait pas de lui demander des comptes. Et quand ce on s’appelait le KGB … Finalement, elle leva la main.

— Tout à l’heure, un Français et sa petite fille … elle m’a dit que son père voulait absolument se promener dans une forêt de bouleaux.

Le concierge en chef considéra Tatiana avec inquiétude. Si l’étranger en question avait résidé dans l’établissement, il serait lui aussi obligé de se rendre au rapport, même s’il n’avait rien constaté personnellement.

— Tatiana, Tu es sûre de ne pas te tromper ? Tu vas devoir aller t’expliquer.

La vieille femme n’imaginait pas que ces deux étrangers si gentils puissent être des espions mais la peur et le respect lui dictaient sa conduite.

Le concierge en chef décrocha le téléphone. Les femmes réunies devant lui hochaient la tête entre elles et regardaient Tatiana d’un œil mi-prudent, mi-inquisiteur. Quand le chef concierge obtint la communication, elles cessèrent leurs murmures. Il confirma d’un hochement de tête.

— Ils viennent te chercher. Bonne soirée en perspective Tatiana !

Tous sentirent l’ironie du propos.

Le bois de bouleaux de Domodedovo 15h30

En fait de taxi, Simon Avigdor disposait d’un chauffeur et d’une voiture que l’entreprise russe qui l’employait, avait mise à sa disposition. Il était ingénieur électricien, expert en installation d’équipements de très haute tension. Son entreprise avait patiemment conquis les marchés de l’est et il venait périodiquement superviser de nouvelles installations ou procéder à la maintenance d’équipements plus anciens. Il faisait partie des rares occidentaux qui voyageaient dans de nombreux endroits du territoire. A ce titre, il avait droit à une surveillance toute particulière des services spéciaux comme des innombrables polices locales. Il arrivait qu’il dise en riant qu’il était davantage payé pour répondre à des interrogatoires que pour faire son travail.

Le chauffeur était ravi de quitter pour quelques heures la monotonie de l’attente et savait par avance qu’il bénéficierait d’un pourboire en devises toujours bienvenues lorsqu’il déposerait son client à l’aéroport.

Simon n’avait qu’une envie très modérée de se promener dans cette forêt envahie par une épaisse couche de neige. En fait, il aurait dû s’y rendre, trois mois plus tôt, quand l’automne donnait une touche magique et dorée aux feuillages entrelacés, lorsque les foules de Moscou venaient une dernière fois se promener en famille avant que le froid ne les tienne enfermées. Mais de retards administratifs en autorisations tardives, son voyage avait été remis jusqu’à l’hiver.

La voiture quitta l’hôtel vers quinze heures. A la sortie de Moscou Simon Avigdor indiqua au chauffeur qu’il souhaitait faire un détour par le bois de Domodedovo.

— C’est pas tout à fait la saison pour ce genre de sortie ! objecta l’homme. La route est sale et je vais devoir la nettoyer un bout de temps si on passe par là !

— Ne vous inquiétez pas, vous savez bien que vous aurez un bon pourboire, lui dit Simon.

— Ouais ! Ça c’est des promesses !

Simon tira de sa poche un billet d’un dollar, qu’il mit sous le nez du chauffeur en s’avançant sur la banquette.

— Et comme ça, c’est mieux ?

— Oui, c’est mieux, se radoucit le chauffeur en empochant le billet. Mais avouez quand même que c’est une drôle d’idée de faire ce détour juste avant de prendre votre avion…

— Mes parents sont nés en Russie. Ils se sont rencontrés pour la première fois dans ce bois. Alors c’est une sorte de pèlerinage. Je ne peux pas venir à Moscou sans passer ici, se justifia Simon.

A côté de lui, sur la banquette de moleskine toute craquelée, Nathalie ne disait pas un mot. Elle observait gravement son père qui lui imposait cette dernière épreuve avant de céder à son caprice et n’osait pas intervenir, de peur qu’il se ravise. Elle se contenta de regarder filer le paysage par la vitre, essuyant régulièrement la buée du revers de sa main. Après les sévères blocs d’immeubles des faubourgs de Moscou, la route devenait plus boueuse. De gros camions soulevaient des gerbes sales lorsqu’ils croisaient la voiture, le chauffeur maugréait à chaque fois et zigzaguait quelques mètres, le temps que les essuie-glaces lui dégagent la vue.

Ils arrivaient en vue de la petite forêt et y entrèrent par la seule route carrossable qui la traversait. Simon scrutait attentivement les futaies.

— Arrêtez-vous là, juste là ! demanda-t-il.

Le chauffeur fit une légère embardée pour respecter l’ordre de Simon.

— Nathalie … toujours pas décidée ?

Elle fit non de la tête et croisa ses bras sur sa poitrine, en signe de détermination. Il n’était pas vraiment rassuré de la laisser seule dans cette voiture.

— Tu as des enfants ? demanda-t-il au chauffeur.

— Deux filles, Monsieur.

— Et tu les laisserais seules avec un homme en plein milieu d’un bois ?

— Soyez tranquille, Monsieur, la petite demoiselle ne craindra rien avec moi. Je fais mon boulot. Je suis payé pour ça … que je roule ou pas…

Simon n’insista pas. Il descendit de la voiture, enfonça sa chapka et la rabattit sur ses oreilles brûlées par le froid. Il sourit en se disant que pour une fois, il n’aurait pas l’angoisse d’être suivi. Il marcha une centaine de mètres, repéra sans difficultés la cépée de trois bouleaux tordus, comme vrillés, la laissa largement sur sa droite, compta vingt pas encore et s’arrêta au pied d’un tronc plus épais que les autres. La neige était lisse et parfaitement intacte. Personne n’était passé ici depuis la veille. En revanche, il serait obligé de fouiller entre les racines et son passage serait visible jusqu’à la prochaine chute de neige. Simon s’accroupit au pied du bouleau, sortit de sa poche un étui à stylos métallique et s’en servit pour fouiller la couche neigeuse. Un instant il craignit que le sol ne soit durci par le froid mais la terre était restée malléable. Il retrouva la racine, passa les doigts en dessous, sentit le contact lisse et glacé d’un autre plumier métallique, identique au sien, juste emballé dans une feuille de papier brun toute détrempée. Il remplaça la boîte par la sienne, qu’il enfouit soigneusement sous la racine saillante et répandit un peu de neige sur les traces de terre. Il se releva, trouvant ses précautions bien excessives. Il fit quelques pas à reculons, en ayant soin de balayer la neige du bout de son pied pour rendre ses traces moins visibles, s’arrêta une nouvelle fois pour frotter le plumier boueux avec une poignée de neige, puis l’enfouit dans sa poche et revint nonchalamment vers la voiture.

Nathalie le guettait. Il ouvrit la portière et s’engouffra dans la voiture qui baignait dans une épaisse fumée de cigarette. Le chauffeur finissait de tirer sur un bout de mégot qui lui brûlait les doigts et consentit à entrouvrir la vitre d’un demi-centimètre pour s’en débarrasser.

— Je n’ai pas été trop long ?

Nathalie fit la grimace et désigna du menton le chauffeur tout en éventant l’air devant son visage mais se garda de toute remarque désobligeante.

— Ça y est, mon Papa chéri, tu es content ? J’ai froid et je veux rentrer à la maison !

— Je sais, petite fille. Mais je ne crois pas que l’avion décollera plus tôt si nous arrivons en avance !

— J’ai tenu ma promesse, alors à toi de tenir la tienne ! Il faut que nous achetions le foulard pour Samantha, et puis je crois bien que je vais encore trouver quelques petites choses pour moi à la boutique de l’aéroport… Je n’ai plus rien à me mettre !

Le chauffeur avait remis le contact. Il se retourna en riant.

— Si jeune et déjà femme ! Allez, c’est parti ! Nous y serons et tu auras tout le temps de les choisir.

Le KGB reçoit la concierge 16h30

Conformément aux ordres, Tatiana attendait qu’on vienne la chercher devant l’entrée du personnel de l’hôtel. Elle battait la semelle depuis un quart d’heure sur le trottoir, serrant sous son bras son sac de plastique jaune et regrettait tout ce temps perdu pour son tricot qui n’avancerait pas beaucoup ce soir. Une voiture noire s’arrêta. Un petit homme gris en descendit, héla Tatiana et la somma de le suivre rapidement. Elle prit place sur la banquette arrière, coincée entre deux officiers de police qui empestaient la vodka autant qu’elle exhalait des relents de chou et d’oignon, mais ne fut pas fâchée de la petite promenade en voiture qui lui était ainsi offerte. Lorsqu’ils arrivèrent, elle fut escortée par les deux policiers, d’abord dans l’imposant escalier de marbre, qu’elle gravit avec difficulté, puis jusqu’au fond d’un vilain couloir lambrissé de bois sombre, le long duquel elle clopina tant bien que mal en essayant de suivre le rythme militaire qui lui était imposé par les deux hommes. Ils lui ordonnèrent de se présenter à l’officier qui se trouverait au fond et tournèrent les talons. Hors d’haleine, la concierge boitilla jusqu’au fond du corridor où elle distinguait des silhouettes. Elle se présenta au sbire en uniforme qui trônait derrière un bureau désespérément dépouillé de tout accessoire.

— Asseyez-vous et attendez qu’on vous appelle, lui ordonna-t-il en désignant le petit groupe qui l’avait dévisagée au passage.

Elle fut surprise en comprenant qu’il s’agissait d’autres témoins, persuadés comme elle, d’avoir identifié l’inconnu et espérant clairement une récompense. Résignée, Tatiana s’assit sur la dernière chaise libre. Ayant constaté une audition toutes les dix minutes et compté huit personnes avant elle, elle sortit son tricot et se remit paisiblement à l’ouvrage. Elle n’en leva les yeux que pour suivre le ballet des entrées et des sorties. Cinq autres arrivants se présentèrent après elle, certains furent contraints de rester debout. Elle se félicita de sa relative bonne fortune et les ignora ostensiblement. Environ une heure et demie plus tard, le sbire du bureau grogna son nom. Elle remballa son ouvrage et entra par la porte qui lui était désignée.

Vladimir Oujanski ne leva même pas les yeux sur Tatiana. Il l’assourdit du crépitement de sa machine à écrire et lui demanda de dire scrupuleusement ce qu’elle avait à déclarer. Quand elle eut terminé, il arracha la liasse de feuillets du rouleau de sa machine et demanda à Tatiana de signer sa déposition. La vieille femme rougit, attrapa maladroitement le stylo qu’il lui tendait et traça péniblement son nom sous l’emplacement qu’il lui désignait de son index impérieux, après quoi elle ramassa son sac de plastique jaune et sortit.

Dès qu’elle eût quitté son bureau, Vladimir Oujanski appela Gregori Zatkine, son supérieur hiérarchique, qui l’avait mandaté pour l’interrogatoire des témoins. Zatkine n’hésita pas une seule seconde, dès qu’il eût entendu la déposition de Tatiana, que Vladimir Oujanski venait de lui lire. Il ordonna qu’on contrôlât immédiatement la « boîte à lettres » du bois de Domodetovo.

Malgré la tombée de la nuit, l’agent Anton Demienko, était par bonheur, encore joignable dans son bureau.

— Capitaine Demienko, ici Gregori Zatkine.

— A vos ordres, Colonel !

— Vous partez immédiatement pour vérifier la boîte aux lettres des français. Vous prenez une voiture et vous vérifiez si les documents sont encore en place. Quel que soit l’état du site, vous me faites votre rapport radio sur-le-champ !

— Du nouveau depuis l’interrogatoire de Tiziakov ? Rien n’avait bougé jusqu’à hier, Colonel…

Demienko ne fut pas ravi de la mission. Il lui faudrait plus d’une demi-heure pour rejoindre le site de la boîte aux lettres dans le froid et la nuit. Il dévala l’escalier et demanda au responsable du garage les clés d’une voiture. Il savait pouvoir retrouver exactement l’endroit où s’arrêter. Il repéra les marques de pas dans la neige et les traces de fouille au pied de la cépée de bouleaux. Après s’être agenouillé, il rouvrit la trace fraîche de la cavité sous la racine saillante et fut surprit de trouver la petite boîte métallique. Il l’ouvrit : son contenu semblait rigoureusement intact. Il lui était impossible de vérifier sur place si les micro documents étaient bien ceux d’origine. Il courut vers la voiture et essaya vainement d’établir la liaison radio.

— Pas possible d’avoir et de l’essence et une radio qui fonctionne !

La perspective d’avoir à intercepter le suspect ne l’enchantait pas, mais Zatkine avait tout prévu et comptait sur lui. Les deux mains sur le volant, Anton hésita un instant. Il lui vint en mémoire sa récente promotion pour la réussite d’une mission hasardeuse. Une accolade, une médaille, une poignée de roubles en plus sur sa solde et un bureau avec le téléphone. Pas à hésiter une seconde ! Avec ce coup-là, il réussirait bien à avoir un vrai appartement et peut-être même un frigo neuf. Il tourna la clé dans le contact et fit demi-tour pour rejoindre la route de l’aéroport.

Il était sept heures moins le quart quand il gara la lourde berline. Un policier s’avançait déjà pour l’enjoindre de dégager, mais se ravisa quand il eut déchiffré la plaque d’immatriculation.

Anton jaillit littéralement dans le hall et courut vers le poste de contrôle des douanes. Il se fraya un passage en bousculant sans ménagement les passagers qui faisaient la queue et agita sa carte sous les yeux de l’agent qui inspectait les passeports.

— KGB ! rugit-il. Où en est le vol Moscou-Paris d’Air France ?

— Porte 5, lui répondit le douanier, mais il doit être en train d’embarquer.

Anton se rua vers le poste de contrôle. Une hôtesse était en train de recompter les cartes d’embarquement derrière son guichet. Pour une fois, tous les passagers étaient à l’heure et elle n’aurait pas à attendre les retardataires. La perspective d’un bon thé chaud à la cafétéria la fit sourire. Elle sursauta quand elle vit soudain sous son nez la carte du KGB que brandissait Anton.

— Le vol de Paris ! Il n’est pas encore parti, n’est-ce pas ?

— Non, Monsieur …

Elle se retourna vers la baie vitrée derrière elle, fit quelques pas et mit sa main en visière contre la vitre pour scruter la piste.

Le deuxième bus venait d’arriver au pied de l’appareil. Les derniers passagers montaient sur la passerelle. Sur la piste Simon Avigdor se retourna vers Nathalie.

— Alors, tu traînes la patte, petite fille ! Dépêche-toi ! Je t’avais bien dit que ça n’était pas une bonne idée de voyager avec tes bottes neuves !

— Je ne suis pas une petite fille d’abord ! Je ne traîne pas la patte ensuite ! Mes chaussures doivent se faire c’est tout et c’est pas drôle ! Et puis mon sac est trop lourd !

Simon s’accroupit devant elle.

— Et si tu n’avais pas dévalisé la moitié de la boutique, tout à l’heure, tu ne crois pas qu’il aurait été moins lourd ! Allez, laisse-moi t’aider. Mais demain, quand tu vas repartir pour Lausanne, il va bien falloir que tu te débrouilles toute seule ! Et ton Papa ne sera plus là pour porter les emplettes de Mademoiselle !

Il la déchargea de son sac à bandoulière qui pesait presque aussi lourd qu’elle, posa son bras sur son épaule.

C’est alors qu’il vit une grosse voiture noire s’approcher sur la piste à vive allure. Son instinct le figea sur place. Il serra un peu plus fort sa petite fille, et au lieu de prendre le sac, le lui remit sur l’épaule. Il fourra quelque chose dans la poche de Nathalie, et sans desserrer son étreinte, lui murmura à l’oreille :

— Prends ça Nathalie ! Cours ! Cours vite et monte la passerelle. Ne te retourne pas vers moi, surtout ! Tu ne me regardes pas, tu ne me parles pas ! Tu trouveras un ami dans l’avion. Je crois que je ne vais pas pouvoir partir avec toi. J’ai oublié quelque chose de très important ici.

Le ton était impérieux, la fillette surprise, obtempéra.

— Vite ! dit-il dans un souffle mais sur un ton d’une autorité qu’elle ne lui avait jamais connu.

Simon se releva et s’efforça de reprendre sa marche avec l’apparence du calme. Il était à moins de trois mètres de l’escalier. Il croisa le regard du steward au pied des marches, hocha imperceptiblement la tête et baissa les yeux sur Nathalie, puis détourna les yeux à l’oblique vers la voiture qui fonçait vers le groupe de passagers. Le steward cligna discrètement en regardant la petite et s’approcha d’elle.

— Bonjour Mademoiselle. Je prends votre bagage. Montez vite. Il fait froid.

La voiture s’arrêta au pied de l’échelle dans un grand crissement de freins. L’homme sortit précipitamment et aboya.

— Y a-t-il un Simon Avigdor ici ?

Simon hésita un peu, finit par se retourner et s’immobilisa au pied de la première marche, alors que les passagers continuaient à monter, en se lançant des regards inquiets. Monter dans l’avion ne résoudrait rien mais pouvait condamner sa fille.

— C’est moi. Que me voulez-vous ?

Des hommes en uniforme étaient sortis de la voiture. Le premier leur fit un signe de tête. Sans hésiter, ils saisirent l’ingénieur et l’enfournèrent dans la voiture. Du haut de la passerelle, la petite fille, voulut appeler son père. Doucement, fermement le steward lui posa la main sur la bouche en la poussant vers l’intérieur de l’appareil. Simon et le steward échangèrent un regard. Ce dernier sentit sa gorge se nouer. Il relâcha sa pression sur la bouche de Nathalie. Elle leva vers lui des yeux pleins de larmes.

— C’est vous l’ami de Papa ? Il ne va rien lui arriver, n’est-ce pas ? Il a juste oublié quelque chose de très important, hein ?

Site d’expérimentation de l’Île du renouveau, Mer d’Aral, le 20 janvier, 09h30

Il faisait chaud. L’air transportait un sable fin et abrasif. Vingt-cinq poteaux de bois étaient disposés en cinq rangées séparées les unes des autres de trois mètres. Un singe était attaché par une main à chacun d’eux, une assiette de fruits à côté de lui. Au milieu du carré, c’était un homme nu qui était menotté au poteau. Il tournait souvent les yeux vers le ciel.

Un peu à l’écart, d’autres hommes le regardaient, revêtus de combinaisons blanchâtres pressurisées, les faisant ressembler à des cosmonautes. Leurs regards à moitié cachés par de vastes casques se portaient fréquemment vers leur ex-collègue. Un haut-parleur leur ordonna de quitter le lieu de l’expérience. Ils partirent lentement dans un même mouvement. L’un des hommes fit un vague au revoir de la main au prisonnier. Ce dernier agita le bras droit en signe de réponse. Il n’avait plus de main.

Le silence s’installa pendant plusieurs minutes puis il y eut un bruit sourd suivi d’un sifflement. Une boule noire décrivit une rapide parabole qui l’amena à une quinzaine de mètres au-dessus des poteaux. Elle explosa en un bruit de verre brisé. Un nuage de fines particules couleur d’anthracite s’éparpillait lentement sur la tête des cobayes. Mikhaïl Tiziakov n’essaya même pas de retenir sa respiration ; il avait travaillé à la stabilisation d’Ersinia pestis dans l’atmosphère et savait que la bactérie de la peste resterait active pendant plusieurs heures.

Le bacille était normalement transmis à l’homme par les puces ; les progrès de l’hygiène avaient rendu le mode de contamination moins probable. Biopreparat avait donc confié au prometteur lieutenant Tiziakov, la tâche de trouver un moyen de transmission plus adapté à ce nouvel environnement. Il avait parfaitement rempli sa mission : grâce à ses soins, la bactérie était lyophilisée puis entourée d’une gangue protéinique qui la protégeait de l’air pendant plusieurs heures et ne se dissolvait que dans un environnement chaud et humide, les poumons par exemple.

Mikhaïl savait qu’il ne pouvait s’empêcher d’inhaler quelques millions de spores à chaque inspiration. Leur gangue se dissoudrait en quelques minutes, la bactérie retrouverait toute sa vigueur et commencerait sa multiplication. Ses ganglions ne tarderaient pas à gonfler, à le faire souffrir atrocement puis ses poumons se gorgeraient de liquide, il tousserait, la fièvre monterait, inexorable. La mort surviendrait après environ trois jours d’une souffrance croissante. Il n’aurait pour seule compagnie que quelques singes agonisants.

 

Paris, Siège de la DGSE, le 21 janvier, 11 heures.

— Pourquoi avez-vous laissé mourir Tiziakov?

— Une erreur d’évaluation. Les russes n’ignoraient pas que nous savions qu’ils étaient proches de la solution. S’l n’y avait eu que cette histoire de virus de la peste, ils l’auraient laissé cinq ou dix ans en prison et l’auraient échangé. Donc le lieutenant connaissait quelques chose de plus important.

— Quoi ?

— À nous de le découvrir.

— Sa femme …

— Est morte. C’est sans doute la dernière chose qu’il ait apprise avant de partir sur l’île du Renouveau.

— Et ils nous ont renvoyé le corps d’Avigdor la semaine dernière, une balle dans la tête.

— Qu’est-ce qu’on fait de la fillette ? S’ils font un tel ménage, elle aussi est en danger.

— J’ai une idée …

Site d’expérimentation de l’Île du renouveau, Mer d’Aral, le 21 janvier, 09h30

 

Lorsqu’il avait été attaché au poteau, à moitié sonné, le prisonnier avait paru amorphe, il avait ensuite regardé ses compagnons de martyr, et son corps nu parsemé d’électrodes fixées par des ventouses. Il les retira avec son moignon : à force de frottements répétitifs, de contractions, de coups de dents parfois, il y était arrivé. Les singes l’imitèrent. A chaque fois qu’un laborantin avait essayé de refixer les sondes, les primates avaient réagi avec animosité, impossible de les approcher sans les anesthésier ce qui aurait modifié les résultats de l’expérience. Engoncé dans sa combinaison pressurisée, Gueorguiev, mains dans le dos, avait voulu parcourir le champ de poteaux où singes et homme agonisaient. Les laborantins avaient essayé de l’en dissuader :

— Ne vous approchez pas des singes, ils mordent, vous seriez infecté instantanément si ils arrivent à percer votre combinaison.

Il avait haussé les épaules avait plusieurs fois slalomé entre les poteaux pour se retrouver face à l’homme nu, attaché par son bras gauche au poteau, dans l’incapacité de s’assoir malgré l’épuisement qu’il devait ressentir. Si la compassion était inconnue du bourreau il n’en restait pas moins un bon scientifique qui notait avec attention ses remarques sur son petit carnet, prenait en photo les tâches brunes qui envahissaient l’aine, les aisselles et le cou du prisonnier.

— Tu as mal, camarade ? As-tu de la fièvre ?

— …

— Définitivement, tu n’es pas un bon citoyen : tu participes à une expérience majeure et tu ne nous laisses pas accéder aux résultats. Tu es décevant.

Deux jours plus tard, le lieutenant principal présentait les symptômes de la phase terminale de la peste bubonique bien plus vite que les singes, toussant, crachant, dodelinant de la tête. Le bourreau voyait le supplicié attaché vomir sur lui-même, les ganglions grossissaient presque à vue d’œil, se transformant en bubons dont certains explosaient puis suppuraient sur le corps du martyr : c’était répugnant. Il observait son premier sujet d’expérimentation avec l’attention du chercheur qu’il serait toujours et il n’était pas satisfait du résultat : l’homme qui agonisait devant lui, n’avait pas tout dit, il le percevait ; il avait dévisagé le supplicié qui lui avait souri : au-delà de la douleur et du désespoir, l’ombre de l’ironie subsistait. Il allait mourir sans remède, la torture ne pourrait qu’accélérer son destin, il était donc inaccessible à quoique ce soit. Gueorguiev ne saurait jamais ce que l’autre lui avait caché. C’était une certitude qu’il se garderait de rapporter à sa hiérarchie mais son honneur de perfectionniste en était écorné. Il allait s’efforcer de réparer cette erreur lors de toute sa carrière mais il tenta une ultime manœuvre :

— Tu souffres beaucoup : je peux te libérer par la mort, de ta douleur mon petit prisonnier, si tu me dis pourquoi tu souris, si tu me donnes ton secret, je peux te tirer une balle dans la tête, te libérer.

Le prisonnier suant lui fit un signe de son moignon. Gueorguiev approcha. Son vis-à-vis pencha la tête vers lui :

— Ta combinaison …

— Oui ?

— Elle est trouée …

Par instinct, il sursauta, fit un pas en arrière et reprit ses esprits. Impossible, les contrôles de sécurités était bien trop élaborés. Il entendait le rire toussotant du supplicié et prit conscience du ridicule que les magnétophones enregistraient. Il leva sa main gantée très haut et donna une gifle sonore à l’homme attaché au poteau qui éclata d’un rire lent ponctué d’expectorations.

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