Repêchage

fragon

Voici une première partie de quelque chose d'un peu plus long que je suis en train de mettre en route... Tous les commentaires (fond et forme) sont les bienvenus.

Partie 1


J'ai quinze minutes devant moi.

Dans la cuisine, un cadre. J'ai 3 ans. La tête recouverte d'un chapeau de paille un peu trop grand, ourlé de cerises. C'est l'été. Le ciel bleu recouvre ma tête. Je ne suis pas venue dans cette maison depuis une dizaine d'années. Ils m'accueillent, chaleureux. On m'offre à boire, on me parle gentiment, on me prend en photo. Je vais avoir 18 ans le 9 août. Il y a des mots que l'on ne dit pas, des questions qui restent silencieuses. Je fais le tour de la maison. Je les connais si peu. L'ambiance est feutrée, l'atmosphère plutôt paisible même si je perçois que le moindre faux pas briserait l'équilibre. Chaque meuble est à une place choisie avec réflexion. Cela ne ressemble à rien de ce que je connais. Je laisse le bourdonnement des paroles derrière moi. Quel rapport mystérieux existe-t-il entre ma mère et eux ?



J'ai insisté. Il faut écrire quinze minutes. C'est le seul moyen de reprendre un peu confiance en moi. Trois ans de silence. Un peu chaque jour, cela devrait m'aider à contourner la difficulté. Mes doigts s'agitent et je sens déjà le désir de fuite qui m'envahit. Je n'ai fait que la moitié du chemin. Ça ne se bouscule pas au portillon. Je sais que je ce que je voudrais écrire est tout au fond, ratatiné, à vif, écrasé par l'inconscient en de fines couches, substrat indicible. Je ne sais par quel bout attraper ce qui voudrait bien se laisser saisir. La fenêtre ouverte est un appel à la dérobade.

Je ferme, c'est trop compliqué.


Je vais changer le point de vue. Il faut que je trouve une brèche pour m'immiscer sans faillir. Des ruptures comme autant d'incisions dans la pulpe d'un fruit.


Ma mère ne veut plus donner son adresse. Elle a déménagé. Elle se cache sous l'ombre d'un point. Par déduction, on peut facilement savoir où elle s'est retirée. Mais elle m'a fait promettre de me taire. Je tiens promesse. La bouche légèrement tordue. Dans la cuisine, un autre cadre. C'est ma mère, le sourire éclatant. Les cheveux artificiellement bouclés comme ça se fait à l'époque. Je me demande à quoi ils pensent quand ils croisent le cadre. Ceux que l'on a aimés à un moment précis nous deviennent-ils vraiment totalement inconnus ? Je balaie du regard l'ensemble des portraits qui ponctuent le mur comme autant de cris sourds. Je cherche à relier les uns et les autres.

Serait-il possible que la source soit contenue dans une seule photo en noir et blanc ?



Je tiens bon. Je ne sais pas si cela va avoir un écho mais je tiens bon. Je parle dans le vide et je cherche à construire pour mieux vivre. Je ne tiens pas mes quinze minutes, c'est certain mais ce qui sort aujourd'hui sort plutôt vite et dans la nuit, je pense à la façon dont je vais pouvoir bobiner mes idées.



Ma mère a une vingtaine d'années sur la photo. Son rire partage l'arrière-plan en deux, légèrement de biais. Les couleurs sont pastels. Jaune très pâle et vert d'eau. Elle m'est parfaitement indéchiffrable. Je pense à ce qu'elle a dû vivre pour en arriver à ce qu'elle est maintenant. Loin d'eux, isolée, enfermée dans la lente répétition d'une douleur lancinante, incurable. La photo en noir et blanc, c'est son grand-père, mon arrière-grand père. Elle l'a à peine connu. Sa petite sœur encore moins. Elle doit avoir huit ans quand il s'écroule foudroyé. A peine aura-t-il eu le temps de mettre son chapeau au clou. En ce jour où ça bascule, il a la petite soixantaine. Celle qui te souffle dans l'oreille que tu pourrais commencer à mettre de l'ordre dans certaines affaires. C'est une vie plutôt rangée qui s'est affaissée au sol. Pourtant, c'est peut-être lui la source de tous nos ennuis. Un jour, il a été emporté par l'histoire. Celle qui vient chambouler ta vie avant même que tu aies pu lui donner ton avis. Il est parti travailler de l'autre côté de la frontière. C'était tout sauf un travailleur volontaire. Il va y rester un peu plus de trois ans. Pendant ce temps, les femmes de sa vie prennent le pouvoir. Il ne le sait pas mais cela va influer le cours de notre existence, cette prise de pouvoir en temps de guerre.


J'ai pris de l'avance. Il y a en a un quelque part qui me pousse en avant. Juste comme ça, en me poussant un peu du bout du doigt. Je l'en remercie silencieusement.


L'effort de guerre a occasionné un renversement des rôles. Je ne sais rien sur cette période et je n'ai pas l'âme d'une chercheuse. Je reste donc limitée dans mes mouvements et le fil des événements de cette pré-histoire peine à se mettre en place. Ce que j'ai entendu dire, c'est que dans le chœur des femmes, une hiérarchie qui n'admet ni faute ni faiblesse envahit le gynécée. Au moment de partir, mon arrière grand-père leur confie les deux enfants. Les ventres affamés aiguisent leurs ongles et se mettent à convoiter ce qui doit être éduqué. Mon grand-père subit les jalousies et les désirs enfouis. Dans la famille tout le monde a un rapport étroit avec la couture. On passe maître dans l'art du brochage, de l'assemblage, du piquage et du raccord. On taille dans tout, les vieux manteaux et le cœur des enfants. On façonne, on assemble, on tort et on replie. On fait du prêt à porter. Trois ans passent. Comme la plupart des hommes de cette époque, le père rentrera et se taira. On enterre une fois de plus en silence. La nuit, ça chuchote dans les chambres à coucher. Mais une seule chambre est pleine. Un seul lit est habité. Les tantes appuient sur leurs ventres vides et se retournent dans des lits à une place. Le jour, les conflits tendent les fils et les doigts se crispent sur les étoffes. Des paroles blessantes fusent. Mon arrière-grand -mère, empêtrée dans l'organisation du quotidien tranche. Elle garde sa fille et envoie en pension mon grand-père sous couvert de le mettre à l'abri. Il a huit ans. Il part dans une confrérie religieuse. Il en gardera un souvenir aigu et révulsé . Il y crèvera de faim et de solitude, de mauvais traitements et de cruautés potaches. D'après lui, jamais personne ne pourra comprendre. Il crache sur cette époque qui lui a tordu les reins et l'aura dégoûté à jamais des ambiances masculines et soit disant viriles.


Les petits enfants dorment.


Quand il revient à la maison, il n'a qu'une idée en tête, partir. Il veut échapper aux tourments d'une mère à moitié folle. Une mère qui craint en permanence pour ses enfants sans jamais s'en occuper et en les maintenant à distance. L'ambiance est étouffante. Castratrice. Il veut de l'aventure. C'est un jeune homme de goût. Blessé, humilié mais auquel le pensionnat aura donné une soif de culture. Les aventuriers grecs se promènent dans son imagination, ivres d'espace et de liberté.

Les belles lettres et l'humanisme, étendards qu'il aimerait ancrer dans son œil . Mais les événements décident pour lui. Il est amoureux ? L'amour devra attendre. Il veut de l'aventure ? Il partira pour l'Algérie. Trois ans. Nouveau sujet tabou dont on ne parle pas. Ce qu'on lui a de1mandé de faire, ce qu'il a vu, ce qu'il a subi, silence radio. Le mutisme s'empilera sur les épaules des uns et des autres sans aucun mot pour alléger la charge. Tribut détestable, héritage pour génération. Si moi, je ne sais pas grand chose, j'imagine que ma mère et ma tante ont pu être assez curieuses pour lire ce qu'il y avait à lire et pour essayer de comprendre. Les beaux souvenirs dans la maison, ça ne sera pas pour lui. Il les laisse à qui voudra les prendre.


La maison raisonne des piaillements des enfants. Je vais prendre un livre et m'installer au jardin. J'y vais doucement. Les trames se filent, la navette s'agite dans le bleu de l'été. Les nuages s'effilochent au-dessus de ma tête, créant un espace de protection pour amortir les chocs.


  • Bonjour et merci. La suite, c'est pour demain matin.
    J'en ai un peu d'avance mais je vais y aller doucement.
    Merci pour le commentaire.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Maternit  orig

    fragon

  • le début est prometteur, intéressant, inquiétant, très bien écrit. L'ambiance est étouffante et angoissante.
    A quand la suite ?

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Tete alpaga

    campaspe

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