Repêchage 2

fragon

Un doigt posé sur le verre, j'interroge poliment. Elle se tient au bord de l'eau. C'est un gros bloc de pierre à deux étages auxquels il faut ajouter une enfilade de combles. La carte postale est encadrée avec délicatesse. Ça résonne de cris d'enfants, une maison comme celle-là. Cavalcades dans les escaliers, hurlements de rire, cris de terreur. Alliances et stratégies de regroupements. Parfois, un des plus petits est mis en isolement forcé mais cela ne ressemble jamais à une quarantaine. Les séquestrations sont rares. Les enfants sont autant d'hirondelles qui se déplacent en ondes sinusoïdales. Même quand le père était revenu, les femmes avaient décidé de rester vivre sous le même toit. De toute façon, où auraient-elles pu aller ? Elles ont dépassé la trentaine. La tante Berthe approche la quarantaine. Ce sont des vieilles poules dont aucun coq ne pourrait se satisfaire. La France a besoin d'enfants.

Quand il revient de la guerre d'Algérie, les lettres ont été serrées dans un cuir de chèvre épais, retenu par une lanière rouge sang. La reprise est terrible. Les retrouvailles sont un échec. Fin du premier acte. C'est une femme de son milieu, une intellectuelle, une femme libre et belle. Je ne sais pas son prénom. Je pourrais le demander, on me l'accorderait peut-être. Au détour d'une question. Il n'y aurait pas de développement. Le silence retomberait aussi rapidement qu'il aurait été déchiré. Je crois bien avoir entendu ma grand-mère évoquer une photo mais cette maison est une forteresse et tout ce qui doit être invisible est férocement maintenu au secret. Je me contenterai de ça. Premier chagrin d'amour. La belle ne veut pas de lui. Effondrement sentimental. Il se replie dans une chambre au fond du couloir. L'abattement est profond, la douleur certaine. Les lettres échangées sont lues et relues. Il cherche entre les lignes ce qui n'a pas été dit, ce qui aurait pu être dit sans qu'il le découvre. Il pleure. Comme certains jeunes hommes un peu romantiques, il prend la décision qui nous permettra de venir au monde.


Le café a refroidi. Un vent de chaleur traverse le jardin. Les jasmins pourrissent sur leur pied, dégageant une odeur sucrée qui me donne envie de vivre et d'aimer. Le temps se dérobe.


Ils sont presque tous morts. Mon père adore la promenade des anglais. C'est un écossais qui ne renie pas le royaume d'Angleterre.



Je ne suis pas très âgée et je ne sais pas encore ce qu'est un chagrin d'amour. Quand ma mère reste murée dans son lit, les yeux dans le vague, je passe devant sa porte sans même lui adresser un mot. Elle dort des journées entières, les rideaux mi-clos, les draps bouchonnés autour de ses cuisses. La nuit, des bruits traversent la maison, je sais qu'elle fixe l'écran de la télé, la télécommande en main, à la recherche d'une vie qu'elle n'aura pas. Je n'y suis pour rien. Je suis née au creux d'une piscine en plastique en plein milieu du salon. Mon père filmait, ma mère riait. Mon frère et ma sœur hurlaient. Cela n'a rien à voir avec la mélancolie. Il y a très peu à manger dans le frigo, juste ce qui nous permet de tenir, à elle et moi, depuis que nous sommes seules.

Dans la lourde maison près du pont de pierre, les murs épais ont beau essayer de calmer le cœur écrasé, mon grand-père ne sait pas très bien comment survivre à tant de déception. Il n'a que vingt-sept ans. Il tourne en rond plusieurs nuits. Ailleurs, dans une autre chambre, une femme se demande si elle a bien fait de rompre. Ses ambitions lui soufflent un air élastique et inodore. Elle ne peut trancher mais maintient sa décision. Alors, un matin, il se lève, ouvre l'armoire, empile son linge à la va-vite et descend dans la cuisine annoncer sa décision. Il cherche à se montrer superbe. Le voilà qui se met à déclamer pendant que les femmes s'affairent. Elles préparent une trâlée de tartes aux mirabelles. C'est la saison. Il épousera la première femme qu'il trouvera à son goût. Il suffira qu'elle soit jeune et jolie. Le reste, il tire un trait. Les femmes compliquées, raffinées et avides, il les laisse aux autres. Dans la maison, c'est l'étonnement général. Les mains s'immobilisent. Un peu de farine tombe au sol. On grogne, on murmure, on bougonne. On n'y croit pas du tout à cette résolution. L'audace est considérée comme éphémère. Certaines gloussent derrière leurs grands tabliers noirs. Il se tait et se maintient magistral au centre de la pièce. Le silence qu'il impose calme les écureuils qui s'étaient mis à tourner comme des fous dans les esprits des femmes. Elles se taisent à leur tour. Tout est dit. On pense que le temps fera refroidir la décision. L'odeur des mirabelles caramélisées se dissipe en direction des corsages d'été. On se met à table joyeusement. On hausse un peu les épaules. On trinque, on donne l'accolade.

On lui accorde un peu de crédit et on l'accompagne au train. Direction les bains de mer, ça lui changera les idées.


Je décide de changer de pièce.




Mon grand-père dit que ma mère est folle. Il l'appelle sa conne de fille. C'est dit sur le ton du murmure s'il se trouve seul. Les coins de la bouche incurvés. Mais quand il a son public, il l'exprime avec véhémence. Donc, avec ou sans tendresse. Je le découvre alors que je lis allongée sur le transat dans le jardin. Les roses boursouflées de l'allée s'alourdissent. Je me tasse et m'immobilise. Il se tient dans l'atelier où il redonne de la vigueur aux vieux livres qu'il chine avec soin. La fenêtre ouverte laisse passer les bruits. J'ai déjà visité l'atelier. Les bacs à papier ruissellent d'eau. Elle forme un irisage bleu Ercolano. Je ne sais pas si j'aime mon grand-père alors j'écoute. Il dit qu'il ne comprend pas ce qu'il a bien pu lui faire. Il râle et hoche la tête. Elle est complètement con, cette pauvre fille. Je ferme les yeux. La détérioration des sentiments a bien une source. J'étudie les visages avec soin. Tout est lisse. Quand ma grand-mère est tombée malade, je sais que ma tante a cherché à entrer en contact avec ma mère. Les jours passent. Ma mère fait la morte. Elle se penche vers la table de nuit et prend son téléphone au moment où elle reçoit le message qui lui annonce la mort de sa mère. Je ne parle pas bien français mais je collectionne les mots. J'ai trouvé ça dans le dictionnaire. Forclusion. Il me suffit de modifier légèrement l'exemple. La demande de réconciliation doit être formulée, à peine de forclusion, dans le délai d'une quinzaine de jours à compter : − soit du 10 novembre ; − soit de la date à laquelle les intéressés cesseront de bénéficier (...) d'un régime d'assurance maladie-maternité... Quinze jours pour réunir ce qui était désuni depuis plusieurs années . Ma grand-mère est morte le 2 décembre. Ma mère n'a pas bougé d'un pouce dans ses draps chiffonnés.



J'ai inversé les paragraphes. Cette nuit, j'ai bien senti qu'il fallait commencer à lâcher le morceau.


Mon grand-père arrive, je ne sais par quel hasard, dans une ville balnéaire du sud-ouest. Ma grand-mère y est née, ma mère et ma tante y naîtront.

  • J'aime beaucoup votre style...ce vent de chaleur qui traverse le jardin, l'eau qui forme un irisage bleu, les écureuils qui tournent comme des fous dans l'esprit des femmes, l'odeur des mirabelles caramélisées se dissipe en direction des corsages d'été et les roses boursouflées de l'allée s'alourdissent...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci, le commentaire est précis ! et très encourageant.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Maternit  orig

      fragon

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