Repêchage 4

fragon

J'ai un peu froid. Je me retourne sur l'oreiller de crin. Les draps ornés de leurs monogrammes crissent dans la pénombre. C'est une nouvelle journée qui commence et je ne sais pas si j'ai le courage d'aller plus loin. Dans mon demi-sommeil, des sons inarticulés et plaintifs se superposent aux cris de ma mère qui, quand elle ne dort pas, abrutie par les médicaments, frappe du poing les murs de la maison. J'aimerais bien m'arrêter là. Chaque élément à une place. Le bébé dans sa couveuse, la mère couchée dans son lit, le grand-père au fond de son jardin, la grand-mère réduite en cendres sous un pin quelque part au bord de la mer. Mais les articulations criardes ne me conviennent pas. Les ombres se lèvent et passent devant la fenêtre toujours ouverte. J'écarquille les yeux, je saute sur le moindre son. Ce matin, les mots renâclent à se laisser prendre. Mon cœur s'agite. Je dois rester paisible et m'entêter. Je suis le fil.

Je n'en saurai pas plus sur la période couveuse. Même si je suis à la recherche de quelque chose, je ne veux pas blesser et je n'ai aucun désir de sentence. Je tisse quelque chose pour pouvoir me redresser et poursuivre mon chemin. Mon grand-père reprend sa confidence. Il réduit les événements. Il cherche à conclure. Il se fait lapidaire. Voilà pour les débuts de ta mère dans la vie. Silence.

Son départ de la maison près du pont de pierre a eu pour conséquence un arrêt immédiat des études. Versions et thèmes ont été relégués au placard. Les grands auteurs sommeillent au fond d'une malle sous le cliquetis d'une roue à aube. Désormais, il n'est qu'un simple col blanc. Les jours s'empilent les uns après les autres. J'interroge un peu. Je n'arrive pas à savoir s'il se sent déclassé. J'insiste. Je pose des questions. Il m'accorde quelques informations supplémentaires. Il est embauché dans une boîte de forages pétroliers. C'est le temps des vaches maigres. L'argent manque. Il n'a que trois cigarettes à fumer par jour. Il insiste bien. Tu entends, trois cigarettes, pas une de plus. Il demande à partir au Sahara Occidental.

Ça ne représente rien pour moi, ces trois cigarettes. Je fronce les sourcils. A cet instant, je sais combien je ressemble à ma mère. J'ai les mêmes yeux un peu proéminents, la même peau très pâle, le cheveu épais et raide. Mais l'enfant ? je lui demande. L'enfant ? L'enfant pousse tant bien que mal. Elle a des problèmes de santé. Sa vue est catastrophique. Cataracte et glaucome. Double peine. La cécité à court terme. Il faut réagir et vite.


J'ai mis une heure. J'ai l'impression de ne pas avoir avancé d'un pouce. La barrière me semble infranchissable.


Ma famille est comme la plupart des familles, une famille de théâtre. Les personnages entrent peu à peu en scène. Certains traînent des pieds. Ce sont de jeunes comédiens qui ne connaissent pas bien leur texte et aimeraient qu'on leur laisse un peu plus de temps. D'aucuns ne sont même pas volontaires et malgré le contrat qui les lie, ils ne souhaitent pas jouer la représentation. Ils m'enjoignent poliment mais fermement de les laisser tranquilles.

Ma sœur, mon frère, ma mère, sa sœur. Mon grand-père, ma grand-mère. Les parents de mon grand-père, ses tantes. Je compte sur mes doigts. Je dois encore y ajouter, la mère de ma grand-mère et la deuxième femme de mon grand-père. Je ne suis pas anglaise pour rien. Ce petit côté tragédie me fait sourire. Je suis jeune mais pas inculte. Tout n'est pas déroulé encore. Il y a dans les parois de la scène des portes coulissantes et dans les coulisses des costumes de rechange. La voix off, je m'en charge.

Ce matin j'ai demandé à mon grand-père qu'il m'emmène à l'endroit où ont été déposées les cendres de ma grand-mère. Il accepte. Il n'a pas besoin de l'accord de sa femme. Elle sait combien malgré leur séparation, il est resté attaché à ma grand-mère. Ils se sont écrits presque chaque jour pendant plusieurs années après leur violente séparation. Pas de longues lettres non. Comment ma grand-mère aurait-elle pu ? Non, de simples messages, courts, on pourrait imaginer des bulletins météorologiques.

Quand ma grand-mère est morte, ma tante a pris le soin de les supprimer de l'ordinateur de sa mère. Ça lui a pris pas mal de temps.

Je l'ai à peine connue. Je ne parle pas français. Pourtant, il me reste le souvenir aigu d'une dernière visite qui se termine avec les flics à la maison et ma mère enfermée dehors qui hurle qu'elle ne regagnera le domicile familial que lorsque ma grand-mère aura quitté la maison et repris le chemin du retour. Je ne peux m'empêcher de glousser. Comment a-t-elle pu lui faire un truc pareil ? Une fugue à 45 ans. Une crise en pleine rue. Cracher ainsi sa haine à la figure de sa mère. Elle me fait peur. Même si j'y suis habituée sa folie me dérange.

A la même époque, dans la maison près du pont de pierre, ça déménage aussi. Mon arrière grand-mère et mon grand-père se séparent des tantes trop encombrantes. On essaie d'oublier la guerre. Vingt ans ont passé. L'arrière-grand-père s'élève dans la hiérarchie. L'ascension sociale programmée s'accomplit. On empile sacs et valises. On commande un camion. Il brinquebalera de longues heures en direction le sud-est. La nouvelle maison est en pleine ville, dans un encart naturel de pierres dont personne à cette époque ne veut. Emplacement historique où la nature est vierge et foisonnante. C'est un mazet traditionnel. En été, la terrasse se tache de raisins noirs. Pupilles écrasées par les pieds des enfants qui courent quand revient le temps des vacances.

 Je me glisse sur le siège passager. On prend la route.



A l'ouest, le cimetière. À l'est, le soleil se lève à peine. Je reste silencieuse et les bras croisés. Depuis que je suis née, chacun y va de sa propre chronique. Ma voix en est l'un des échos sonores. Une fable très personnelle et discontinue. Je reconstruis l'histoire au travers du méandre de mes rêves et de mes déroutes. Je dégage mes cheveux et je plaque ma tête contre la vitre. Il se concentre. On parcourt une centaine de kilomètres. Sa conduite est nerveuse. Je sais qu'il affectionne les belles voitures stables et rapides. Il aime les Allemandes. Mais la voiture dans laquelle j'ai pris place est simple. Le confort et l'accessibilité sont devenus ses préoccupations majeures. Il a vieilli. Peu à peu, sa fragilité remonte en surface. Je le contemple les yeux mi-clos. Oui, la voiture est agréable et je n'y suis pas indifférente. Je glisse dans un demi-sommeil et me laisse porter.

On arrive dans une zone industrielle. L'aéroport est proche. Le ciel, traversé de cicatrices laiteuses, s'étend à l'infini. Il me suffit de cligner des yeux pour voir en pensée sourire en ce début de rotation, les pilotes aux lèvres serrées et aux idées paisibles. Mon grand-père prend quelques minutes pour retrouver l'endroit. Je m'approche.

Les cendres se présentent violemment compactées. On dirait une sorte de pierre bosselée, massive et aplanie par endroits. Tout autour, quelqu'un a disposé des galets. Il y a une tentative pour former un cœur. C'est grotesque. Le fou rire m'envahit. Je tente de le contenir en détournant la tête. Mon grand-père se tient devant l'arbre, la main droite posée sur la main gauche, en coque repliée. À quoi pense-t-il... Silhouette petite et trapue, immobile et pensive. Je me demande ce que je fais ici. Parle-moi d'elle. J'insiste. Je veux comprendre. Raconte encore.

Sahara Occidental. J'entrevois des paysages inconnus. La chaleur brûlante du jour dilate les peaux et enflamme les paupières irritées par les vapeurs des puits. Les hommes se serrent dans les nuits glaciales au cours desquelles les corps se rétrécissent. Tindouf. Algérie. 1956. Forage du puits Zemoul-1 (ZL-1). Indices d'huile dans les grès de l'Emsie. Amitiés viriles. Courrier postal. Lettres bleues sur papier avion. D'une finesse admirable. On pourrait les rouler pour en faire des cigarettes.

Les dunes forment des mascarets gigantesques qui barrent l'horizon. Certains jours, aucun souffle de vent pour apaiser les peaux fiévreuses. Au fil des semaines, le soleil corrosif arrache des soupirs de fatigue. Mais ils sont jeunes. Au matin, ils émergent des lits, frais et dispos. On alterne les forages d'exploitation et ceux d'exploration. On creuse pour trouver de l'eau. On creuse pour trouver du brut. Les têtes de forage s'activent. Un jour, l'eau remonte de presque mille mètres. C'est une eau fraîche comme une femme au sortir de la rivière.

En dehors des heures de travail harassantes, sans dimanche ni jour férié, le silence règne dans les « living quarters », on s'y épanche peu. Une fois par semaine, le camion de ravitaillement stationne à distance des derricks. Parfois, malgré les veilles minutieuses, il y a des accidents. Gare à qui se tient près du puits. Un grondement infernal et c'est une colonne de boue qui remonte à toute allure vers la sortie, sans que rien ni personne ne puisse contrôler sa force. Elle éructe en surface et se déverse à gros bouillons. L'air se charge d'une atroce odeur de gaz. Les cerveaux s'emballent, des cris retentissent. La boue de forage, trop légère a provoqué une explosion incontrôlable et mortelle. Les diesels s'emballent à éclater. Un colossal éclair balaie la plate-forme. La déflagration secoue le chantier, tout le monde accourt. C'est la mort. On rapatrie le corps, précédé d'un simple télégramme. Quelques mots - STOP – Ma grand-mère échappera au moins à cela.

Le sable emporte tout. Les rêves s'étirent paresseusement. Il patiente en fumant. Je l'imagine en short, torse nu, les mains gantées. Le livret de la caisse d'Épargne se remplit doucement, mais sûrement au fil des voyages. C'est dur. Mais ça paie.

La vie quotidienne s'améliore. Après la naissance de ma mère, ils déménagent. C'est une petite résidence. Un peu mieux qu'une HLM. Ma grand-mère est heureuse. Elle vit près de sa mère et elle a un chez-elle qui correspond à peu près à ce qu'elle peut espérer. Lui, il rentre trois semaines toutes les neuf semaines. Ma mère grandit sans trop de problèmes et la jeune accouchée se rétablit. Il précise. Dès le début de sa grossesse, elle est malade chaque jour. Vers la fin, son taux d'albumine extrêmement élevé a failli lui coûter la vie. Il ajoute encore. Elle l'a vraiment détestée cette grossesse. Elle l'a même haïe.

Je me demande si je dois croire les paroles d'un vieil homme. À la fin de sa vie, ma grand-mère haïssait sa mère, mais ma mère, non, ça, j'en suis presque sûre et je ne le crois pas. Et puis, la grossesse, ce n'est pas l'enfant.

Des images traversent mon esprit. Mes muscles se contractent. Fœtus expulsé. Pâle et transparent, parfaitement formé. Un garçon. Mon rêve me sidère.

Je n'ai pas visité beaucoup de cimetières mais celui-ci me paraît obscène. Je cherche à fuir du regard les fleurs qui se recroquevillent vaincues sous leur cellophane. Les plaques gravées et leurs confidences sentimentales beuglées en fausses lettres d'or me donnent la nausée. Les cendres laissées à nue sont répugnantes. Ma grand-mère ne peut pas être là. Notre déplacement ne sert à rien. Je hausse les épaules et après avoir saisi la main de mon grand-père, nous nous remettons en marche.

Ma mère est élevée par une jeune femme de dix-neuf ans dont le mari travaille au Sahara Occidental. Je me demande l'effet que ça fait de vivre ça. Je cherche à me rappeler les gestes de ma propre mère.

C'est loin et confus. Mes souvenirs se résument à ce qu'on a bien voulu me rapporter. Après la séance de naissance dans la piscine en plastique au milieu du salon, ma mère décide que je ne dois jamais être posée au sol. Elle apprend le portage et je reste collée à elle du matin au soir. La nuit, je dors dans le lit familial. Mon père est relégué dans la cabane qui protège de la pluie les outils de jardinage. Ça dure quelque temps cette fantaisie. A l'âge de trois ans, elle me pose enfin à terre et m'oublie. Finie la maternité.

Je demande si ma grand-mère est maternelle. Mon grand-père grogne. A cette époque, on ne se pose pas trop de questions. Un enfant, ça se lave et ça se nourrit. Ça doit être propre et sentir bon. Ma grand-mère se débrouille tant bien que mal. Ma mère grandit, elle prend du poids, elle apprend à marcher. Il ajoute que les photos parlent d'elles-mêmes. Ce sont les premiers mois d'une vie dont il n'a aucun autre souvenir. Les larmes, les cris, les angoisses, il ne sait pas s'il y en a eu. Une famille, on gagne de l'argent pour la faire vivre. Il est fier de me dire que ma grand-mère ne travaille pas. Il le lui a promis le jour où ils ont décidé de se marier. C'est le cadeau élégant qui atteste son origine sociale. Il en crèvera de faim mais il ne le sait pas encore.

Pour l'enfant, on fait ce qui doit être fait et c'est bien comme ça. Un silence s'installe. J'attends. Il reprend. Quand il rentre, au tout début c'est souvent la fête. Ils sont jeunes, plutôt beaux et ils vivent au bord de la mer. Ma grand-mère est séduisante. Elle aime qu'on s'occupe d'elle. L'enfant est un accessoire. On la met dans le salon, le temps qu'il faut. Que pourrait-il me dire de plus ? Il accélère le déroulé des événements alors que je force mon imagination à projeter des représentations cohérentes. Il me faut aller chercher très loin. Je n'arrive pas à me représenter leur quotidien. Un jour, il se revoit encore en train de lire une lettre bleu pâle dans l'avion qui décolle sur une piste de fortune. Avec quinze jours de décalage, il prend connaissance d'une demande très particulière. Un enfant, elle veut une deuxième enfant. Est-ce que je réalise ?

  • Toute une époque est dépeinte ici de quelques coups de brosse. Très belle écriture.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Tete alpaga

    campaspe

    • Merci beaucoup. Cette remarque sur l'écriture est celle qui me touche le plus. Je cherche à travailler cela. Désolée de ne pas pouvoir faire avec ce que vous proposez sur votre propre page.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Maternit  orig

      fragon

    • Pas de problème, ce n'est qu'un jeu !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Tete alpaga

      campaspe

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