Repêchage 5

fragon

Je rêve beaucoup, souvent et les yeux ouverts.

Elles se trouvent toutes les trois sur la plage. Ma mère se tient sur la droite. Je ne vois pas son visage. Je calcule rapidement. Elle doit approcher les quatre ans. Elle est assise de trois-quarts, dans un tee-shirt blanc, le bras tendu vers le bébé dont elle semble caresser la joue. Elle porte un bracelet. Les yeux sont masqués par une paire de lunettes noires. Son front est barré par une frange coupée aux ciseaux comme une frise de papier. Les cheveux drus et courts glissés derrière les oreilles. Un minuscule anneau d'or à chaque lobe. Le pli imprimé dans la joue augure un sourire. Le bébé blotti au creux des cuisses de sa mère est hilare, les poings fermés. Au-dessus de son visage, une masse de cheveux noirs projetés vers l'avant qui rend la mère invisible. Deux êtres séparés et indiscernables. Le nouvel enfant se dresse au centre.

Je chasse l'image. Non, je ne peux pas réaliser parce que j'ai du mal à comprendre. Pourquoi prendre le risque de vivre une fois encore ce qui semble avoir été pour elle une porte ouverte sur l'enfer. Il réfléchit. Je perçois une hésitation. Il faut revenir plus loin en arrière. Il s'interroge sur ce que je sais ou pas. Il résiste. L'explication la plus simple prend le pas. Ce jour-là, il a la certitude qu'ils ont dépassé l'épreuve de la naissance de ma mère et que l'espoir revient. Ma grand-mère veut une famille. Ma tante est le résultat d'une commande, d'une logique arithmétique. Mon grand-père est celui qui dit oui ou non. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Les derniers mots, il les prononce en fixant ses chaussures.

Je me demande si je suis moi aussi le résultat d'une commande. Je n'ai pas besoin d'attendre des plombes pour savoir que non. Je suis le troisième enfant. Une colle pour fixer les morceaux de mon écorchée de mère. Je ricane bêtement. Mon grand-père déteste qu'on lui rie au nez sans en connaître la raison. Il s'agite et hausse les sourcils. Toute cette douceur post-mortem me fatigue. J'ai envie de le secouer. Ce n'est pas gentil du tout. Mais je ne suis pas venue pour être gentille. Sous ma placidité, mes désirs se secouent et cognent contre les parois.

 J'ai compris la pauvreté et la fille unique, la simplicité et la chance que représente mon grand-père. Je l'imagine comme une enfant gâtée et chérie. Je me trompe. Il existe une sœur disparue qui porte le même nom de famille que ma grand-mère. Quand elle se marie, cette sœur n'est pas encore morte et elle vit quelque part. Ils ne savent pas où. Mon grand-père m'affirme avoir tout fait pour la retrouver. Ma grand-mère est une enfant de la guerre. C'est une enfant adultérine, elle porte le nom d'un homme qu'elle ne connaîtra jamais.

J'ai besoin de temps. Parfois, je relis mes notes et je les corrige. Fautes et tournures répétitives comme l'histoire que je raconte.

Je n'ai jamais entendu parler de cette histoire. Ma mère profère des paroles qui tournent en boucle mais elle ne raconte pas. Ses idées sont fixes. Les mêmes mots reviennent de façon lancinante. Personne ne la comprend, on ne l'a jamais aidée, tout le monde lui en veut. Je guette la suite avec fébrilité. Mais de nouveau, mon grand-père se tait. Il fouille sa mémoire, il fait remonter les images. J'apprends à attendre. Je m'entraîne. Le peu que je connais de lui, c'est que c'est un homme compliqué, sans cesse en mouvement et facilement irritable. J'ai vu pourtant en arrivant chez eux que c'est aussi un compagnon aimable et prévenant. Hier, il a posé sa main sur la tête de sa femme, sans aucune raison, par pure tendresse. Cette alternance entre emportement et impassibilité me perturbe. Nous traversons les allées pour rejoindre le parking. Entre les pommes de pins, un merle moqueur s'envole à notre passage. Le jaune de son bec imprègne ma rétine. Je sens un souffle au-dessus de ma tête. Je crois aux signes.



Ces jours-ci, il se fatigue vite. Ses gestes se ralentissent et ses épaules s'affaissent. Nous arrivons à la voiture. Je prends du temps pour réfléchir. Moi aussi, je suis lasse de sonder à vue entre ses silences sibyllins. La voiture s'engage sur le chemin du retour. Tout se fait en silence. Sa conduite se fait plus souple qu'à l'aller. Je fixe la vitre. Je classe ses mots tout en comptant mentalement les lièvres tapis dans les blés de juillet. Je me demande ce qui justifie de poser autant de questions. Il va croire que je m'attache à trouver des responsabilités. Je ne cherche que des causes. Malgré mon âge, je sais déjà que le pire, c'est quand il n'y en a pas. Et ça, je ne le veux pas. Je refuse que l'absurdité prenne le pas. La vie que j'ai réussi à me construire est en suspens. Je me tiens entre deux rives et j'ai le vertige. Je suis un caillou projeté en l'air. Mes pensées se forment comme autant de rebonds anarchiques.

Les kilomètres défilent dans un silence étouffé. J'étire mes jambes et me frotte les mains l'une contre l'autre. Je roule à des centaines de kilomètres de chez moi, assise aux côtés d'un homme muet que ma mère déteste. Une contraction involontaire me scie la gorge Je me sens très seule. Je m'endors.

Le lendemain, il m'invite à venir le rejoindre dans son bureau et après avoir allumé son ordinateur, il affiche un arbre généalogique. Maladroitement, il met en place une situation et me propose un compte-rendu des faits. C'est une histoire de temps de guerre. Elle n'est ni unique ni originale. Il ne sait même pas si c'est vraiment une histoire d'amour.

Je me dois d'imaginer à quoi ressemble un couple dans les années quarante. Ils ont un enfant. Une petite fille d'environ cinq ans. Dans leur cuisine, on trouve peu de choses. Une table carrée, une nappe cirée, quatre chaises. Un buffet vert pâle en formica. J'aime bien le vert, quand il est pâle ou amande. C'est une couleur très douce sur laquelle toute forme de violence s'imprègne de façon sensationnelle. Les bols du petit déjeuner sont en terre émaillée. Quand on boit, il faut éviter les bords ébréchés dans lesquels les saletés se concentrent. Leur seul luxe est une tablette en marbre blanc recouvrant la partie inférieure du meuble. C'est la mode des rayures et des pois. Elle ressemble à toute les jeunes femmes de son époque, la jupe légèrement au-dessous du genou, la taille cintrée, la blouse rentrée dans la ceinture. Pour sortir, elle enfile une veste aux larges épaules, très ceinturée. Le dimanche, elle enserre ses cheveux dans un turban. Elle se déplace sur des semelles compensées. Une vie de tous les jours paisible. Quand la guerre éclate, il est l'un des premiers à subir le service du travail obligatoire. Il y reste trois ans.

Tout ce que mon grand-père sait se résume à cela. A son retour, ce n'est pas une petite fille mais deux qu'il aperçoit en franchissant la grille du jardin.


(....)



  • une jolie plume vraiment. Une approche intéressante qui présente les points de vue des différents personnages, ou peut-être un point de vue sur leur point de vue
    Donnée par chapitre cette histoire dont on sens qu'elle va déterminer le futur des personnages est cependant quelque peu difficile à suivre

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Tete alpaga

    campaspe

    • Oui, je suis d'accord, je ne pense pas que l'écriture en instantané plus sur un écran ... pour un texte long et en cours de création soit l'idéal : ) Mais ce n'est pas très grave en soi. Merci pour la lecture et le retour !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Maternit  orig

      fragon

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