Repêchage 6
fragon
Elles ont trois ans d'écart, comme ma mère et sa sœur. Un portique bricolé se dresse dans le jardin. L'assise des balançoires est devenue lisse, galet de bois patiné par les jupes des petites. La peinture des poteaux est décolorée par endroits. La plus jeune est assise sur les genoux de la plus grande, enchantée par la vitesse pourtant très mesurée de celle qui l'entraîne. Les pieds volent, les rires pointillent le ciel et le feuillage des aulnes frémit sous le vent de mer légèrement salé. Les fleurs sauvages du jardin surveillent. Elles ont aperçu la silhouette de l'homme avant même qu'il ne franchisse le portillon et elles commentent en silence ce qui arrive. J'essaie de me mettre à sa place. Peut-il être au courant au moment où il pose les pieds dans la cuisine ? Des lettres ont-elles été échangées pendant cette période et qui auraient atténué la découverte ? Je pense à mes deux arrière-grands-mères. Elles ont vécu toutes les deux la même situation. Deux femmes totalement opposées qui ne se rencontreront jamais, même pas le jour du mariage de leurs enfants.
La nuit est longue. Les explications confuses. Les justifications tremblantes. Quelques jours passent. L'homme tergiverse, mais refuse d'accorder le moindre regard à ma grand-mère. Il s'enferme dans sa colère. Les sourires qu'elle lui envoie n'y feront rien. Un matin, c'est le départ avec l'aînée à la main. Une sorte de Monsieur Madeleine de bord de mer, mais à l'envers. La trahison coûtera cher aux deux femmes. La déchéance parentale sera prononcée. Ma grand-mère perdra sa sœur sans aucune explication compréhensible pour une enfant de cet âge. Où se trouve son père biologique à ce moment-là ?
Mon grand-père bougonne. Il n'en sait rien. Ce qu'il sait, c'est que ma grand-mère souffrira toute sa vie de porter le nom d'un inconnu. Aucune démarche ne sera faite par ses parents pour régulariser sa situation. Ils invoqueront le manque d'argent. Il râle encore plus violemment. Des conneries tout ça. De l'argent, plus tard, ils en auront et pas qu'un peu. Saleté de femme ! Une vraie salope oui.
Deux jours que je tourne autour du clavier sans rien écrire. Les cauchemars se sont amplifiés. J'ai peur de m'égarer. Les lumières clignotent par intermittence. Vert, rouge. Rouge, vert. Vert, tout est clair, rouge, rien ne bouge. Je m'enlise.
La violence des paroles qu'il prononce m'étonne. Sa bouche en est déformée. Dans cette histoire étrange, la seule qui a survécu, c'est elle. La salope. Sa-lo-pe. Je tourne le mot plusieurs fois dans ma bouche rose et sucrée. J'en connais la signification. Je traduis mentalement, cherchant à soupeser les deux termes. Bitch. C'est plus court, plus simple. Un joli raccourci sonore. Depuis mon arrivée, j'apprends au fil des jours que mon grand-père n'est pas un partisan des nuances. Ma mère est une folle, mon arrière-grand-mère une salope, ma grand-mère, une femme rongée par la dépression. J'aimerais davantage de douceur. Les certitudes m'embarrassent. Je me répète silencieusement la qualification assassine. Ce mot râpe sur la langue. Laborieux, âpre. Il instille des pensées mauvaises. J'en demande un peu plus, espérant obtenir une gradation dans le portrait.
J'apprends que mon arrière-grand-mère survit au fin fond d'une combe, loin, très loin d'ici, entourée de buissons inextricables et épineux. Recroquevillée, la peau décolorée par un vitiligo dévastateur, Il ricane. Dans le maquis ! Est-ce que je me rends compte ? Il insiste. Je n'y connais rien en latin, mais il m'assène ma première leçon. Maquis, ça vient de Macchia, lui-même dérivé du latin macula, tache. J'opine bêtement. Il glousse. Après des années tropicales, la vieille a quand même trouvé un endroit pour finir de griller au soleil. Chaque année, l'invasion se répand sur son corps décharné. Dans le miroir, elle les voit s'élargir au fil du temps et se regarder devient une expédition punitive.
La salope les a tous enterrés. Il rectifie. Enfin façon de parler, parce que pour ma grand-mère, d'ailleurs, il y pense, elle n'a pas daigné se déplacer. Elle s'est contentée d'envoyer des fleurs. Exactement la même chose que pour les anniversaires. Pas plus, pas moins. Des fleurs et pas un mot. À personne. Non. Il secoue la tête avec réprobation. Au téléphone, quand au bout du compte elle a réalisé qu'elle venait de perdre la seule enfant qui lui restait, elle a seulement gémi. Qui s'occuperait d'elle désormais ? Et ses petites filles ? Hein, pourquoi ne lui téléphonaient-elles jamais, hein ? Que leur avait-elle fait ? Hein ?
Je perçois qu'il cherche à reproduire la voix. Il tord sa bouche, prend un air larmoyant. Ça me paraît raté.
Je réalise soudain que ce truc, je l'ai déjà entendu quelque part. Hein... Hein... Hein.... ça remonte à plusieurs mois. Ce « hein » répétitif, mon grand-père ne sait pas l'imiter. Ma mère, si. Elle rit comme une folle dans la chambre aux lourds volets fermés au soleil de la rue. Alternativement, elle se lève, s'écroule de rire sur son « waterbed » de mauvaise qualité puis se relève et reprend de l'élan. A force, son peignoir déchiré s'enroule sur ses jambes et elle s'arrête, les mollets sciés par les pans du tissu meurtri par les pressions répétées. Hein...Hein... Hein..
Certains virages sont plus difficiles à prendre que d'autres.
Merci
· Il y a plus de 5 ans ·unrienlabime
Vous avez tout lu depuis le début ? c'est un projet qui reste en chantier dans mon ordi. J'y travaille encore.
· Il y a plus de 5 ans ·fragon
J'aime bien, une écriture qui accroche, un humour corrosif .
· Il y a plus de 5 ans ·A suivre...
unrienlabime
Bonjour et surtout merci ! y voir de l'humour est une bonne chose pour moi. :)
· Il y a plus de 5 ans ·fragon