Retour au bercail

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Suite de Chicéric : où avoir une dent peut avoir des effets positifs

Je dus me battre avec mes loustics pour récupérer la télécommande. Ils comprenaient que les chaînes de la TNT réservaient des programmes propres à les mettre en émoi, entre des confessions vulvaires et des bimbos vulgairement proportionnées.

 

Ce que je craignais prit des proportions inattendues. L'enquête progressait. Après une première piste infructueuse – un pauvre clochard, surnommé La Grande muette par les résidents du quai de la Rapée et de ses environs, fit feu de toute sa gouaille pour expliquer, dans son delirium tremens, que, le soir du crime, il occupait son auditoire de poivrots, dans un bouge, à leur refaire Dien Bien Phu – on trouva des traces d'ADN.

Malgré mes turpitudes estudiantines, qui purent me mener plus d'une fois au poste, je n'étais pas fiché. Et, soyons sérieux, ce n'est pas des retours de soirée un peu arrosées qui eurent été suffisants pour justifier de faire don de mon profil génétique.

D'autres indices perturbaient les policiers. Le médecin légiste frisa l'orgasme à disséquer la dépouille. Non pas, par nécrophilie ; son professionnalisme se remarquait jusqu'à ses ongles coupés très court et brillants de mille feux. Au fur et à mesure de ses investigations, plus il faisait appel aux techniques modernes pour faire parler le corps, plus la perplexité l'envahissait.

Ses premières interrogations provenaient de la dentition et du bol alimentaire. Au niveau de l'odontologie, il lui revint en mémoire ses cours à la faculté et, plus précisément, ceux du professeur Declinck, un éminent anthropologue. Comme son nom l'indique, il était flamand. Il mena une étude craniologique et dentaire approfondie à Maastricht sur près de trois-cents sujets adultes provenant de cimetières du seizième siècle. Ses conclusions corroborèrent le rapport qu'il retrouva après des recherches, dignes d'un archéologue, dans sa bibliothèque.

Il avait les crocs d'avancer dans ses découvertes, sans se casser les dents en tombant sur un os, cela va sans dire.

Alors que, dans nos sociétés fluorées, les caries dentaires touchent 30 % des adultes, les travaux de l'éminent spécialiste montrèrent qu'elles étaient inférieures à 10 % pour les locataires des sépultures. Revers de la couronne, dans les deux tiers des cas, la maladie atteignait la pulpe, jusqu'à provoquer des lésions osseuses assez graves. On remarquait également, suite à une usure précoce de la dentition, des occlusions dentaires qui devinrent psalidodontes. Comme pourrait le laisser croire ce terme, rien à voir avec le Jurassique, pas plus qu'avec les psittacosaurus ou les hypilophodons. En clair, les incisives s'affrontaient comme des ciseaux. Enfin, autre anomalie par rapport à nos contemporains, la présence élevée de tartre. Un tartre à la crème en quelque sorte, puisque notre cadavre possédait exactement les mêmes caractéristiques.

Au niveau de la gastro-entérologie, il tomba sur un inventaire à la Prévert de curiosités alimentaires. Soyez honnêtes : si je devais vous étriper demain, quelle serait la probabilité, comme ce fut ici le cas, de trouver de l'ortie, des graines de lin ou de la viande bouillie ?

En se prostituant auprès de ses supérieurs, il obtint même l'aval d'effectuer une rallonge ostéologique. Elle vint confirmer son intuition. Notre homme, hormis peut-être qu'il vécut pendant des lustres en ermite dans une grotte restée cachée à notre civilisation, tenait de la paléopathologie. Il devient rare, de nos jours, de croiser un adulte âgé de trente à trente-cinq ans, qui cumule l'arthrose, l'anémie et la tuberculose. Sans parler des multiples traces de fractures et de leurs soudures, faites au mépris de tout bon sens. Même un étudiant en deuxième année de médecine ne procéderait pas ainsi, à moins qu'il n'opte vers une reconversion en plomberie.

 

C'est un peu comme pour le cochon, dont notre toubib trouva d'ailleurs de nombreuses traces dans l'estomac, à tout malheur, bonheur est bon. Nous progressions, un peu malgré nous, dans la récolte des informations. Nous connaissions les origines de la colère et nous avions confirmation que, du fond de la Hollande sous domination espagnole, on nous cherchait des noises.

Comme l'aurait dit Maître Capello, mettre cinq francs dans le nourrain, ça ne faisait pas avancer le Schmilblic. Il me revint en mémoire un poème que j'écrivis, adolescent, à l'âge où il était de bon ton de composer des rimes pour se croire écrivaillon. J'en composai un qui commençait par : « Longtemps, j'avais erré au bas de l'escalier, qu'il me fallait savoir et affronter ma peur ». Mes sombres années Clearasil m'apportèrent l'illumination.

 

Nous devions remonter l'échelle du temps et affronter directement nos adversaires. Je décidai de réunir ma troupe pour mettre en branle une stratégie. Un officier supérieur, rompu à la tactique de Napoléon, et un soldat qui mouilla sa chemise dans la boue des tranchées, ça devait nous aider.

A priori, ils savaient où nous trouver n'importe, sauf pour les terres qui étaient vierges dans les années 1560 ; autant dire une bonne moitié de la planète. Nous, nous savions où les trouver, par le seul biais du tableau. Toutefois, les œuvres hollandaises ne manquent pas au Louvre et je savais qu'ils étaient originaires de Heiligerlee, que la bataille du même nom se déroula le 23 mai 1568 et qu'ils se revendiquaient anabaptistes.

Alors que Clausewitz et son art de la tactique militaire m'aient toujours été inconnus, je proposai de les prendre à revers. Je perçus dans le regard d'Henri une pointe d'admiration. Je saisis sur une étagère un ouvrage des mille-et-un tableaux qu'il faut connaître. Après sa consultation et des incursions sur internet, je constatai que le choix se limitait à une poignée d'œuvres. Sur les mille-deux-cents tableaux et les quatre-vingt-dix artistes flamands, hollandais ou allemands, rares sont les contemporains de Dalem exposés au Louvre.

Nous nous attablâmes et, tel le jury de la Nouvelle Tare audiovisuelle, nous entamâmes la sélection finale. Sans crêpage de chignon, notre choix s'imposa sur une œuvre d'Anthonis Mor van Dashort. La chance nous souriait – je ne pus m'empêcher d'avoir une pensée pour mon grand-père – car il peignit un portrait de Guillaume d'Orange, le Taciturne, considéré comme le fondateur de la civilisation néerlandaise.

Je calmai toutefois l'enthousiasme qui régnait. Je souhaitais éviter de nous y rendre habillés comme des clowns, comme des bouffons pour être précis. Nous nous rendîmes sur les grands boulevards, là où pullulent les boutiques de farces et attrapes et les magasins de déguisements. Eux, au moins, ne s'étonnèrent pas d'Henri et d'Arthur. Je perçus même de l'envie, voire de la jalousie, quand nous refusâmes de désigner d'où venaient les costumes qui, paraît-il, faisaient plus vrais que nature. Nous optâmes pour trois costumes de paysans qui, au-delà du synthétique de leur matière, me parurent crédibles.

Nous rentrâmes à mon appartement. Mes deux chenapans de héros me firent la tête quand je refusai de mettre Canal 27, déjà accrocs au programme de téléréalité Qui veut passer une nuit avec Samantha Wilson ?, une starlette gonflée à bloc. Nous potassâmes tout ce que la toile nous fournissait sur la période qui déboucha sur la création des Provinces-Unies. Je me dis, qu'à la fin de nos péripéties, j'envisagerai de préparer le concours de l'École nationale des chartes.

 

Le lendemain, dès neuf heures, nous étions sur le pied de guerre au musée. Je ne pris même plus la peine de trouver une excuse bidon pour ne pas me rendre au travail. Je comptais sur la providence en cas de pépin. Je m'imaginais en clochard intemporel, voguant d'une époque à une autre, des Aléoutiennes au Congo Belge. Je marchais sur les pas du Christ, apôtre que même les textes apocryphes ne mentionnent pas. Par la couverture d'un livre de science-fiction, je voyageais au cinq-cent-dix-septième siècle, faisant fi des trous noirs et passant d'un univers parallèle à un autre, grâce à un vaisseau générationnel qui m'affranchirait de la gravité et de l'espace.

Je revins sur terre. Aucun des gardiens ne put nous renseigner sur la peinture que nous recherchions. Une touriste américaine – je retins mes crevards par la manche – nous informa qu'elle se trouvait à la Gemäldegalerie Alte Meister de Cassel. Je réalisai qu'à l'avenir, je devais me méfier des moteurs de recherche et de leurs approximations. Comme quoi, les Etats-Unis ne sont pas que le refuge de crétins obèses et incultes. Je relativisai en l'imaginant originaire de la Nouvelle-Angleterre et fraîchement diplômée d'Harvard. Cerise sur le gâteau, elle nous indiqua que deux autres portraits d'Antonio Moro se trouvaient salle 11. Je sonnai la cavalerie.

Un seul des deux lui est attribué de manière formelle : Portrait d'homme désignant une horloge de table. Un écriteau nous indiqua qu'il s'agissait en réalité d'une montre-tambour à réveil d'origine allemande. Le portrait, raffiné d'exécution, est sans doute porteur d'une allégorie sur la vanité et sur la fuite du temps.

Il date de 1565, trois années avant la date que nous visions. Nous nous concertâmes. Nous convînmes qu'a priori, nous pouvions tenter l'aventure. Qu'est-ce que cela changeait ? À y réfléchir, cela pouvait peut-être même jouer en notre faveur. Non seulement, nous les retrouverions là où ils ne nous attendaient pas et avant la date de ma première rencontre dans cette cour de ferme. J'épatai Henri quand je lui parlais de la prise en tenaille.

 

Tempus fugit : il était temps d'engager le combat. Nous piaffons tous les trois d'impatience. Moi, un peu moins, mais serein en mes compagnons. Au-delà des quelques reproches que je pus leur adresser au niveau de comportements qui m'apparaissaient puérils – je m'abstiens de vous détailler leur chamaillerie de la veille pour un malheureux et dernier yaourt à la fraise traînant dans le réfrigérateur – je les savais plein de courage.

 

Je leur pris la main pour franchir la frontière vers l'inconnu.

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