Rêve d'eau

pierre-m

« La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue. » Virginia Woolf

D'aussi loin qu'il se souvienne, Gabriel avait toujours rêvé d'eau. Depuis la petite enfance, ses nuits étaient remplies de gouttes, de flaques, de mares, de torrents et de lacs. Ses rêves débordants s'étaient pourtant d'abord écoulés doucement en nappes progressives, puisant leur source dans l'imagerie folklorique plutôt aride des Hautes-Alpes de son enfance. Il était le dernier d'une famille de cinq enfants, tous élevés dans cette période trouble d'après Seconde Guerre mondiale, tous élevés à la ferme familiale, tous bergers et bergères, tous fermiers ou fermières depuis la nuit des temps. Et si la ferme de Gabriel était bien bordée à l'ouest par un minuscule torrent de montagne, la seule chose dans laquelle les hommes de la famille s'étaient jamais noyés, c'était dans la gnôle bon marché que leur revendaient les bergers qui passaient par le village l'été pendant la transhumance.
Pourtant, dès l'âge de un an, Gabriel pouvait passer des heures à rêvasser, les yeux ronds et la bouche bée devant une bête goutte d'eau. Il était hypnotisé par le filet s'écoulant du robinet de l'évier de la cuisine quand sa mère nettoyait les légumes. L'eau sous toutes ses formes le fascinait jusqu'à l'obsession. A l'âge de trois ans, il usait de tous les stratagèmes auprès de sa tante pour prolonger son bain hebdomadaire, lui faisant sans cesse rajouter de l'eau chaude pour barboter jusqu'à l'épuisement dans la mangeoire en bois qui servait de baignoire. A cinq ans, ses grands-parents l'avaient retrouvé à minuit en plein mois de février, en pyjama dehors dans le jardin dansant comme un fou sous la neige. Il tentait de récolter les flocons dans des boites en métal pour démarrer une collection. A six ans, il était arrivé trempé de la tête aux pieds pour son premier jour à l'école élémentaire. Sur le chemin, il n'avait pas résisté longtemps à l'envie de sauter à pieds joints dans les flaques d'eau qui bordaient le sentier et il avait glissé tout entier dans un torrent glacé. A l'âge de neuf ans, le prêtre de la paroisse du village voisin s'en était même grandement inquiété. Gabriel ne s'intéressait qu'à l'Ancien Testament dont il connaissait par cœur des passages entiers alors qu'il n'avait quasiment jamais ouvert les évangiles. Il avait alors très sérieusement expliqué au père de la paroisse combien il admirait Moïse et Noé. L'histoire de ce prophète commandant à l'eau, ouvrant la mer rouge en deux pour y guider son peuple ou encore la légende de cette arche et du déluge le mettaient toujours dans une transe extatique. Il dédaignait par contre profondément les histoires de Jésus qui préférait transformer l'eau en vin, se faire laver les pieds avec ou bien encore marcher dessus plutôt que d'y plonger jusqu'à la lie.
Plus tard, il avait découvert en classe de biologie que le corps humain, comme presque tous les êtres vivants, était en majorité composé d'eau. Tout comme la surface de la terre qui en était recouverte sur les trois quarts de sa surface. Il s'était alors mis à pleurer tous les soirs en cachette pour gouter avec bonheur à cette eau salée qui sourdait comme deux rivières de ses grands yeux bleus. Il s'endormait ensuite heureux pour embarquer sur des bateaux étranges, voguant sur l'océan secret de ses songes.

Au fil des ans, Gabriel grandissait et ses rêves de torrents se jetaient maintenant dans de larges estuaires, toutes ses pensées allaient à la mer et remplissaient des océans. A l'âge de dix-huit ans, son imagination avait définitivement pris le large et lui avec. Il était descendu dans la vallée pour suivre des études de biologie marine et d'océanographie à l'université où il avait passé tous ses examens avec succès. Ses études à peine terminées, il avait aussitôt fait ses valises pour partir à la découverte des côtes de la Méditerranée. Pendant des mois il avait visité toutes les rades, parcouru toutes les calanques et les ports, vagabondant sur les quais, explorant tous les bateaux amarrés et dormant souvent clandestinement à bord. Il avait méthodiquement recensé tous les modèles de voiliers qui le faisaient rêver, consignant toutes ces informations dans un cahier qu'il gardait comme un trésor. Soucieux de ne rien dépenser, il s'était rapidement engagé sur un chantier naval pour apprendre à rafistoler et réparer toutes les coques et épargner ce qu'il pouvait. Au fil de ses rencontres, Gabriel avait découvert un nouvel univers dont il ne cessait d'explorer les profondeurs. Après cinq années à travailler ainsi sur les chantiers, il avait mis assez d'argent de côté pour passer son permis de naviguer. Ces formalités passées, il s'était aussitôt engagé comme apprenti skipper sur de grands gréements. Après encore deux années à sillonner ainsi la Méditerranée sur des voiliers de plus en plus perfectionnés et quelques hésitations, il s'était finalement engagé pour le grand large. Il avait décroché une place pour seconder un skipper expérimenté pour convoyer le voilier d'un millionnaire Américain depuis Marseille jusqu'en Indonésie.

Après deux mois de traversée, ils avaient finalement accostés sur l'île de Java dans un port de plaisance privé situé à quelques kilomètres au sud de Jakarta. Là, avec ses économies, Gabriel avait fait l'acquisition du bateau idéal, une Jonque chinoise tout en bois et en bambous datant de la fin du XIXème siècle. Cette Jonque qui appartenait à un armateur grec en retraite sur l'île de Bali était équipée avec tout le matériel moderne de navigation, taillée pour le grand large. Il l'avait rebaptisée « Rêve ».
Gabriel était fou. Il s'entraînait pendant des semaines à manœuvrer sa Jonque avec son ami skipper. Ce n'était pas un bateau simple à naviguer mais quelle classe ! Pour sa première grande traversée en solitaire, il avait opté pour une voie maritime sans grandes difficultés, en ligne droite depuis la pointe Est de l'archipel Indonésienne jusqu'aux côtes occidentales de l'Australie. Il devait pour sa dernière étape de préparation se rendre seul jusqu'à une rade cachée près du village de Tutuala à l'extrême nord des côtes luxuriantes du Timor oriental. Là-bas, il avait prévu sa préparation finale avec son ami skipper qui l'attendait. Ce jour-là, le vent soufflait doucement et il tenait la barre du bout des doigts en se penchant autant qu'il le pouvait par-dessus le bord de son « Rêve » et regarder l'eau se fendre sur la proue. L'écume se formait, moussait, filait et s'évanouissait comme si elle n'avait jamais existé. Quand les voiles se gonflaient, son cœur s'emplissait, quand le bateau tanguait, c'est toute son âme qui chavirait. Lorsqu'il arriva finalement en vue de son mouillage, le jour finissait et le soleil disparaissait presque déjà sur l'horizon. Il ne lui restait plus qu'une dernière manœuvre à effectuer pour se mettre dans l'axe de la passe qui le conduirait à travers les hauts-fonds de la barrière de corail jusqu'au lagon. Il avait pris un peu de retard sur la marée descendante mais il ne voyait encore aucun rocher affleurer à l'horizon. Il n'était pas inquiet. Il avait étudié la route cent fois et il avait affalé la grand-voile pour naviguer doucement à vue, se plaçant idéalement dans la bonne direction.
Tout filait parfaitement quand sa jonque s'arrêta net sur l'eau dans un fracas mêlé de voiles froissées et de craquements de bois. Sonné, Gabriel se pencha immédiatement par-dessus le bastingage pour constater que le tiers avant de la coque gisait en équilibre instable sur des rochers encore immergés sous quelques centimètres d'eau. Il tenta immédiatement de dégager la quille qui était coincée, à la voile d'abord puis avec son petit moteur, en avant puis en arrière mais rien n'y fit. Il s'était bel et bien échoué. Pour la première fois et au moment où il s'y attendait le moins, il se retrouvait en détresse, seul, à sec sur le corail comme un marin d'eau douce.
Au bout de quelques minutes sans parvenir à se décider sur la marche à suivre, il se mit à rire tout seul. Il s'était affolé pour rien, la plage était juste là devant, à moins de huit cents mètres et il disposait d'un canot de sauvetage qu'il avait lui-même équipé. Il ne réfléchit pas plus longtemps et mis le canot à flot puis sauta dedans. Dans quinze minutes il serait à terre où ses amis l'attendaient, dans une heure tout au plus il serait à bord du remorqueur qui tirerait son « Rêve » de l'eau. Il fallait juste qu'il se dépêche, le soleil se couchait et le vent soufflait en l'entraînant rapidement à la dérive vers le large. Il ouvrit sans attendre la trappe-arrière du canot de sauvetage et en sortit la trousse de secours, les gilets de sauvetage et la boîte à outils mais pas les rames. Sans se poser de questions, il se retourna vers la proue du canot, sauta comme un cabri par-dessus les deux bancs en bois et ouvrit la trappe-avant pour en sortir les couvertures de survie, le matériel de plongée et les rations alimentaires mais pas les rames. Cette fois-ci, il dû bien se poser la question : pourquoi pas les rames ? Pourquoi pas les rames ! La réponse fusa dans son esprit au moment même où il perdait la plage de vue. Les rames, il avait prévu de les récupérer le soir même à la rade avant de partir pour le large. Le temps qu'il réalise complètement, le soleil s'était couché, il faisait déjà presque nuit. Le temps qu'il réalise vraiment, le vent avait soufflé et il avait déjà franchement dérivé. Il venait d'y réfléchir trente fois en trois minutes mais non, il valait mieux rester à bord du canot que se jeter à l'eau. Il ne se voyait pas parcourir un kilomètre à la nage à contre courant et dans le noir. Il aimait l'eau mais pas les requins et au-delà de la barrière de corail cette côte avait la réputation d'en être infestée, surtout après la tombée du jour. Tout ce qu'il voyait c'était son rêve s'éloigner puis finalement disparaître.
Il s'assit alors bêtement sur l'un des deux bancs du canot de sauvetage et entreprit de passer le matériel de secours en revue. Il y avait un peu de tout et n'importe quoi mais son attention s'arrêta net sur un sac étanche rempli avec quatre fusées de détresse. Il se mit à rire bêtement, quatre fusées éclairantes, c'était trois de trop, se dit-il. Il en saisit immédiatement une, libéra la goupille de sécurité, visa le ciel avec une légère inclinaison en direction de la côte qui s'éloignait et la tira. Il sourit content de lui en voyant avec quelle hauteur et quelle ampleur spectaculaire son feu d'artifice éclairait le ciel. Sauvé ! Impossible à louper, se dit-il. Après tout, ses amis l'attendaient et ils devaient tous scruter l'horizon dans sa direction à la recherche d'un signe et dans vingt minutes, une heure tout au plus il serait secouru. Mais une heure puis deux passèrent et toujours personne à l'horizon. Lui par contre, avait continué à dériver. Peut-être avaient-ils mal cherché ? Ou pas au bon endroit ? Il n'osait pas y penser...Peut être n'avaient-ils rien vu ? Malheureusement durant ces deux heures d'attente, de plus en plus inquiet, il avait tiré les trois autres fusées mais toujours sans aucun effet. Maintenant Gabriel commençait à sérieusement paniquer, il venait de passer la dernière terre avant les côtes de l'Australie situées à au moins vingt-cinq miles nautiques au sud-est de là. En temps normal avec sa Jonque, la traversée aurait pu lui prendre jusqu'à cinq jours mais sur un canot à la dérive, il en avait pour deux semaines et encore si le vent le poussait dans la bonne direction. Quelques heures plus tard, lorsqu'enfin un premier bateau, qui ressemblait à un cargo japonais était passé au loin croisant à moitié sa route, il n'avait plus aucune fusée. Il faisait nuit noire et il s'était agité en vain debout les bras en l'air sur sa coquille de noix comme un pantin puis il s'était effondré, désespéré. Sans aucun signe de vie et finalement épuisé, tremblant de peur et de froid, il s'était lové dans l'une des couvertures de survie pour s'endormir, la tête rentrée dans la trappe-avant du canot de sauvetage.
A l'aube, il fut réveillé par les premiers rayons du soleil et poussé par la faim il entreprit d'entamer la journée avec une bonne collation. Il devait réfléchir calmement à la situation plutôt que de céder à une panique absurde. C'est en cherchant un peu d'eau pour réhydrater sa ration de survie lyophilisée qu'il se rendit compte qu'en plus des rames, il manquait aussi les trois jerricanes d'eau potable. Il avait également prévu de les embarquer à bord lors de sa dernière étape. A la limite, il se dit qu'il aurait tout aussi bien pu se passer de nourriture ou de couverture, mais sans eau potable, il le savait, il ne tiendrait pas longtemps. De nouveau pris de panique, il scruta l'horizon en toutes directions pour évaluer la situation, mais où qu'il regarde il n'y avait rien, rien que de l'eau, partout de l'eau. Il dérivait lentement, seul, perdu en pleine mer quelque part entre l'Indonésie et l'Australie et sans même un dé à coudre d'eau potable. Il réfléchit rapidement : il avait bu son dernier verre d'eau dix-huit heures auparavant. Sans rien à boire, il tiendrait au mieux cinq jours, probablement quatre et en pleine mer, en plein soleil toute la journée, il tiendrait plus vraisemblablement trois jours. Il fit un rapide calcul, soixante-douze moins dix-huit... Il lui restait à peu près cinquante-quatre heures et après ça, il serait mort. Tout d'un coup il se sentit glacé, comme si à cette pensée la mort était venue lui poser un premier baiser. Son rêve était loin maintenant.
Tout d'un coup, il sourit bêtement à l'idée que lui, qui avait rêvé d'eau toute sa vie, allait peut être mourir de soif à bord d'un petit canot flottant à la surface de milliards de mètres cubes d'eau. Mais non pas tout de suite, il n'était pas encore mort et il y avait de l'espoir. Il dérivait au beau milieu d'une route commerciale empruntée par de nombreux cargos. Il y avait de grandes chances qu'on le trouve rapidement. Il regardait pourtant intensément sa montre égrener les secondes. Il avait réglé l'alarme sur cinquante-quatre heures. Il réalisait qu'il avait réglé sa montre sur l'heure de sa mort et que ça ne lui faisait pas grand-chose. A cet instant, il était vide. Il s'était simplement allongé sur la petite plateforme en bois à l'arrière du canot et admirait la lente marche des nuages dans le ciel. Il priait intérieurement pour une pluie salvatrice mais il connaissait le ciel et là en l'occurrence aucun des cumulonimbus qu'il apercevait là-haut ne montraient le moindre signe de pluie. Le vent était lui aussi complètement à plat et pas décidé à pousser le moindre orage dans sa direction. Tout était désespérément calme.

La journée mourut comme elle était venue, sans que rien ne se passe et Gabriel s'endormit à la tombée de la nuit assoiffé et affamé. Il était complètement déshydraté et la peau brûlée au premier degré sur les bras et le visage. Cette nuit-là il fit les rêves les plus étranges de son existence. Lui qui avait toujours rempli ses nuits d'eau, dansait maintenant au milieu d'un feu et se baignait dans la chaleur. Il rêvait de la morsure sèche du soleil sur sa peau. Il suivait une étoile blanche dans la pénombre d'un ciel bleu au-dessus d'une terre grise et sèche. Il pourchassait cet astre blanc dans un nuage de poussière asphyxiante, hypnotisé et à moitié vivant. Il plongeait au milieu d'un désert de sable alors qu'une tempête se levait. Il courait dans le vent brûlant pour se réfugier sous une tente, entraîné par deux bédouins qui lui servaient le thé pendant qu'il se régalait de dattes et de miel. Il rêvait qu'à l'intérieur de cette tente il y avait un escalier en colimaçon qui s'enfonçait dans le sol et que quelqu'un l'appelait tout en bas. Intrigué, il en descendait une à une les marches jusqu'à déboucher dans la salle de bain de son enfance où sa vieille tante l'attendait les bras ouverts pour le serrer fort contre lui. Gabriel était de nouveau un enfant, il avait trois ans et il barbotait dans la mangeoire qui lui servait autrefois de baignoire. Il jouait à se faire peur avec l'eau comme il adorait le faire petit. Il se levait et s'appuyait sur le rebord de son bain pour se laisser tomber en arrière dans l'eau moussante en éclaboussant sa tante. Il riait et répétait l'opération encore et encore, mais lors de sa dernière immersion, il se passa quelque chose d'inhabituel et désagréable. L'eau tiède de sa baignoire devint d'un coup glaciale et la lumière de la salle-de-bain s'éteignit soudain. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il était dans l'eau et il faisait noir. Il ne comprit pas tout de suite où il était ou ce qu'il faisait là. Il constatait seulement qu'il y avait de l'eau partout autour de lui. Il y avait de l'eau au-dessus et au-dessous de lui. De l'eau froide et noire. Il avait ouvert très grand les pupilles pour ne rien rater du spectacle et il n'était pas déçu, il en avait plein les yeux. Il inspira fort et il réalisa qu'il y avait même de l'eau dans ses poumons. Il était heureux, il y avait de l'eau partout comme il avait toujours aimé. Il y avait de l'eau et il se dit que c'était beau.

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