Rêves et souvenirs

Julien Barré

Conte sur l'enfance, sa beauté et sa cruauté, mêlant le mythe. Les tourments d'une petite fille sans nom perdue dans un monde dont elle veut s'échapper tout en cherchant désespérément à le saisir.

Sous ses sandales, les pavés trempés émettent un drôle de bruit spongieux. Pourtant, la petite fille ne sourit pas. Le vieil homme lui tient la main, il la tire même. Ses doigts osseux propagent un froid jusque dans le cœur gelé de l'enfant. Elle avance sur les pavés telle une marionnette. Privée de volonté, elle se laisse guider. Elle porte un manteau rose bonbon en laine émaillé de gouttelettes. Ses cheveux dorés aux reflets châtains sont noués en une tresse qui lui arrive au milieu du dos et que la pluie a débraillée. Les yeux noirs se fixent sur l'herbe émeraude, seul trait de couleur en ce monde gris. Devant eux, le bâtiment grossit en occultant petit à petit le ciel, semblable à un monstre. Une à une, la petite fille monte les marches qui conduisent aux battants grands ouverts de la porte en bois sculpté. Traînée par le vieillard, la gamine s'enfonce dans la gueule du monstre.

Les couloirs en pierre grise répètent en écho les petits pas des sandales et ceux tendus des bottes. Des murmures résonnent depuis les étages. Le vieil homme frappe à une porte. Une voix étouffée l'invite à entrer. Derrière un impressionnant bureau se tient assise une dame au corps élancé, ses cheveux noués en un chignon. Penchée sur des documents, la femme ne daigne même pas regarder ses invités. Elle finit par redresser la tête. À travers leurs minces lunettes en forme de lune posée sur l'arête du nez, ses yeux observent la petite fille. L'enfant ne réagit pas, se contentant de fixer la dame, le regard vide.

Celle-ci ordonne au vieillard de les laisser toutes les deux. Les doigts osseux lâchent la frêle main blanchie par le froid. La petite fille exhale un soupir infime. Son cœur, lui, reste gelé. La femme l'invite à s'asseoir sur le fauteuil disposé devant le bureau. L'enfant ne réagit toujours pas. Poussant à son tour un soupir, elle se lève avec grâce, vient se poster devant la gamine et s'agenouille pour plonger son regard dans le sien. Ses pupilles déformées par les verres de lunettes transpercent les pensées de la petite fille qui, par instinct, cligne des paupières. Elle sent une main fouiller son esprit. De longs doigts effilés viennent remplacer les doigts osseux autour de ses phalanges frigorifiées. Une intense chaleur se répand le long du bras puis dans tout le corps de l'enfant. La carapace de glace emprisonnant le cœur craquèle, mais ne cède pas.

─ Je suis la directrice de cette école. Peux-tu me dire ton nom ?

La voix de la fillette reste enfermée dans sa gorge.

─ Tu n'as pas à avoir peur, tu es à présent sous ma protection. Mon rôle est de veiller sur tout le monde ici.

Ses paroles n'ont aucun effet. Elle reprend en serrant plus fort la petite main :

─ Tu vivras dans cette école désormais. Tu verras, il y a en ce lieu des tas d'enfants qui deviendront tes amis. À condition cependant que tu sois plus loquace. Certains sont orphelins, comme toi.

─ Je ne suis pas orpheline.

La voix est frêle, enrouée faute d'avoir été utilisée depuis longtemps. Un rictus satisfait réchauffe le visage impassible de la directrice.

─ Je suis heureuse de pouvoir enfin t'entendre. Saurais-tu me dire ton nom ?

La petite fille retombe immédiatement dans le mutisme, effaçant le sourire de la femme, remplacé par une moue impatiente. La directrice déteste perdre son temps. Elle se penche contre l'oreille couronnée de boucles rebelles et chuchote d'un ton mielleux :

─ Je vais te dire un secret. Tu poses certainement la question : pourquoi as-tu été amené ici ? Vois-tu, cher enfant, j'ai eu vent de toi, et tu m'intrigues beaucoup. Tu sembles venue de nulle part. Un fantôme sorti des limbes. Une page blanche, que je compte bien remplir. Mais pour cela, j'ai besoin de ton aide.

De nouveau, son regard transperçant plonge dans les pensées de la fillette, qui de nouveau cligne des paupières pour chasser l'indésirable.

─ Tu prétends ne pas être orpheline. Dans ce cas, dis-moi qui sont des parents, et où ils se trouvent.

Face au mur inébranlable, la directrice sent l'irritation grimper. Elle sait néanmoins garder une parfaite maîtrise d'elle-même. Elle ne serait pas à la tête d'une école dans le cas contraire.

─ J'ai besoin que tu écrives les premiers mots de la page pour que je puisse continuer le récit.

Le visage de la petite fille se renfrogne.

─ Pourquoi suis-je ici ?

La directrice ne peut réprimer une grimace de frustration.

─ Je viens de te le dire.

─ Tu es une menteuse !

Bien que toujours éraillés, les mots sortent plus tempétueux. La directrice hausse les épaules.

─ Tous les adultes mentent afin d'obtenir ce qu'ils convoitent. Tu l'apprendras en grandissant.

─ L'enfant, c'est toi ici.

D'instinct, la femme recule légèrement. Un écho étrange dans le ton de la fillette l'a effrayé. Elle se reprend aussitôt. L'adulte, c'est elle, et elle ne va pas se laisser démonter par une gamine. Dès l'arrivée de l'enfant dans son bureau, elle a senti l'aura infime émaner d'elle. Une aura qui vient de frémir alors qu'elle parlait. La directrice exulte intérieurement. Je l'ai enfin trouvée ! Elle agrippe les épaules de la petite fille, ses doigts tordus tels des griffes s'enfonçant dans la laine rose bonbon.

─ Comme je te l'ai dit, j'ai entendu dire de nombreuses histoires sur toi. J'en ai lu bien d'autres. Des récits fantastiques. À présent, je suis convaincue de ne pas m'être trompée. Ah ! cela fait si longtemps que je te cherche. Je le sens en toi. Un pouvoir si immense qu'il pourrait dévorer la Terre entière et même les galaxies. Tu le sens toi aussi, n'est-ce pas ?

Une vague de peur traverse les traits confus de l'innocence tandis que les petits yeux noirs confirment les prétentions de la directrice.

─ Tu en as peur. Il ne faut pas. Ce pouvoir t'appartient. Il est entièrement tien. Il ne peut te consumer. Je t'apprendrai à le maîtriser. Je t'assure. Mais d'abord, il te faut le libérer.

L'enfant tente de reculer mais les griffes l'en empêchent. Alors qu'elle lutte pour s'en extraire, leurs pointes s'enfoncent plus profond dans son manteau. La température de son corps continue de grimper en flèche. Elle sent la carapace de glace autour de son cœur se creuser de fissures. Plus l'angoisse augmente, plus le feu bouillant la dévore et fait fondre le rempart gelé.

─ Tu le sens, n'est-ce pas ? Il veut sortir. Laisse-le faire. Libère-le. Laisse-le t'emplir entièrement. Puis enferme-le dans ta main.

La petite fille se débat. Les ongles déchirent la laine. Elle gémit, supplie. Les fissures s'écartent mais le rempart résiste. Un hurlement dément dévore son crâne, noie ses pensées. Elle croit tomber. Ses mains de fumée s'agrippent dans un ultime espoir. Sa voix torturée appelle quelqu'un. Personne ne lui répond. La directrice poursuit sa harangue, ignorant la détresse de l'enfant. Son regard ivre constate que l'air autour d'elles ondoie, comme lorsqu'il brûle sous un soleil ardent.

─ Chasse la peur ! Je te guiderai. Je t'aiderai à le maîtriser... Apprends-moi !

─ NON !!!

La petite fille parvient à dégager son bras droit dont elle balaye l'air incandescent. Son visage, tiraillé par la douleur, est aussi pâle que celui d'un mort, suintant. Elle suffoque. Face à sa détresse, la directrice reste impavide. Avalant l'amertume de la défaite, elle prononce des paroles faussement réconfortantes :

─ Ce n'est pas grave, dit-elle en caressant la maigre épaule frissonnante. Nous avons le temps. Habitue-toi à ce lieu. Une fois que tu te sentiras chez toi, nous réessayerons. Nous avons tout le temps. N'aie pas peur.

La petite fille aurait pu rire si elle n'était pas si fatiguée. C'est plutôt toi qui devrait avoir peur.

***

Les secondes sont comme des pierres jetées dans l'eau. Les minutes, des forteresses de solitude. Les heures passent au rythme des averses, lesquelles vont et viennent, encore et encore. Les jours s'écoulent sur le fil infini des ruisseaux de larmes, versées dans l'ombre, à l'abri des regards. Les semaines sont essaimées dans le vent, telles des pétales de fleurs. Elles se ressemblent, et elles repoussent à partir de la tige, solidement ancrée dans la terre et arrosée par le ciel. Les mois, quant à eux, forment une infinité de néants qui s'entremêlent en un univers de vide.

Les temps heureux sont passés. L'époque des rires, des pleurs de joie, des victoires célébrées et des défaites partagées, des pieds battus par le ressac écumeux, lavés du sable. Les contes de l'enfance ne sont plus, ne restent qu'une forêt de ténèbres, la peur dissimulée dans les ombres des fourrés, les chants lancinants des meutes de cauchemars.

Tic tac ! Tic tac !

Telles sont les pensées de la petite fille tandis que s'écoulent les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines et les mois, et que sa barque avance sur la Rivière du Temps, ballotée par ses flots. Privée de rames pour maîtriser ses eaux, elle contemple, les yeux hagards, le courant l'emporter. Dans un infini de néant, l'enfant erre, atome privé de son noyau, appelant dans son silence l'image d'un ami ; son visage, hélas, écrasé par la montagne de souvenirs. Perdue dans les méandres du grand fleuve, privée de rames, la petite fille ne peut que se laisser porter par le courant impérial.

Tic tac ! Tic tac !

Mouche aux ailes arrachées, elle est devenue une souris. Une petite souris qui longe les coins des murs, se glisse dans les trous, à l'abri des regards des géants froids, suivant la piste de ses sœurs. Recroquevillée dans les ombres, elle réchauffe ses nuits dans le papier rêche et jauni griffonné de mille noires aventures. Sa seule lumière est celle de la lampe qui tient en respect les ténèbres voraces. Agrippée, comme à la bordure d'un précipice, aux pages marquées de ses empreintes, elle récite encore et encore les paroles de réconfort qu'un ami lui a apprises. Alors que passé, présent et futur se confondent, son esprit étranglé par leurs fils entrelacés, les paroles un million de fois répétées la raccrochent à son identité. Terrifiée à l'idée de se perdre dans les méandres, elle se cramponne, de toutes ses forces, aux pages et aux mots. Ses sanglots retenus viennent ensuite se coller à la sphère de plomb dans son abdomen et qui fait pression sur sa poitrine. Chaque nuit, entre deux cauchemars, la petite fille entend les craquements de la chape de glace qui emprisonne son cœur. Chaque microfissuration lui provoque une horrible douleur qu'elle peine à étouffer. À force de se serrer, ses dents sont elles aussi fissurées, alors qu'à force de couler, les larmes ont tracé deux sillons blancs sur ses joues.

Tic tac ! Tic tac !

Dans le dédale ténébreux auquel elle est condamnée, la petite souris pleure ses maux en silence en suivant la trace de ses sœurs, cherchant à tout prix à éviter les yeux de la vipère. Son regard jaune fendu d'un éclair noir qui transperce jusqu'aux pensées les plus enfouies. Pourtant, il lui arrive de ne pouvoir s'en écarter, et alors la petite souris a beau baisser la tête en collant aux ombres des murs, elle sent la pointe lancinante de l'épée traverser son crâne et piquer ses pensées. Elle fait tout pour les dissimuler. Malgré ses efforts, rien n'échappe à la vipère, maîtresse impitoyable du labyrinthe. Le serpent hante jusqu'à ses cauchemars. En quête de réponse, il la harcèle jour et nuit. Même lorsqu'il est physiquement absent, l'enfant sent sa présence, comme si le reptile rusé et vicieux vivait au sein même de son esprit.

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille ne peut non plus compter sur ses prétendus camarades. Ces enfants ne sont pas comme elle. Ils marchent au milieu des couloirs et non le long des murs, en bandes bruyantes. Au moindre ordre des adultes, ils se mettent en rang et se taisent. Ce sont des animaux dociles, dont les esprits ont été domestiqués. Leur volonté est celle de leur maître, et il n'en existe qu'une. « École » ils appellent cet endroit. Aux yeux de la petite fille, c'est une maison de sorcière. Son occupante attire les enfants par des sucreries. Les parents se contentent de diriger leur aveuglement ailleurs. Les couloirs labyrinthiques aspirent les rêves et les désirs. Ces enfants ne sont que des coquilles vides, privées de tout ce qui fait d'eux des êtres en devenir. Les pauvres ne se rendent même pas compte de l'atrocité de leur sort. Ils s'en délectent même.

Tic tac ! Tic tac !

Telle était l'image que se faisait d'eux la petite fille à son arrivée ici. Depuis, elle s'est rendu compte que sa propre vision avait été faussée. À présent, au lieu de s'apitoyer sur leur existence cloisonnée, elle les envie. Elle observe leurs sourires tandis qu'ils passent près d'elle sans la voir. Cette joie a beau être nourrie par le mensonge, elle-même n'en est pas un. Ces sourires ne sont pas des illusions. Ils sont réels. Les yeux de la petite fille ne peuvent mentir, car ils transpercent le voile des apparences au-delà duquel se trouve le vrai visage de l'Univers. Il en a toujours été ainsi, d'aussi loin qu'elle se souvienne. Nulle parole, nulle image ne peut la tromper. Son interprétation de la réalité peut se fourvoyer, comme cela a été le cas ici, mais le réel ne peut se dérober à elle. La petite fille souhaiterait pourtant que cela soit. Dans ses rêves éveillés, loin des cauchemars du sommeil, elle s'imagine être l'un de ces enfants. Elle se voit rire au milieu d'une des bandes qui arpentent les couloirs du labyrinthe. Ne rien ressentir sinon une plénitude pure, dénuée de la moindre corruption.

Tic tac ! Tic tac !

Un mensonge en est-il un si le sujet ignore qu'on lui ment ? Parfois, il arrive que le savoir fasse plus de mal que l'ignorance. Et la petite fille le sait mieux que quiconque. Le savoir ronge les cœurs et noie les esprits sous un océan tumultueux et ravageur. Il dépossède l'individu de son être, lui vole ses sentiments. L'unique émotion qui lui reste fidèle est la peur, ainsi que la sensation d'une tempête permanente. Son esprit lutte contre le torrent, constamment harcelé par les vagues de folie. Dans le silence rugissent les tourments, la rage irriguée par la douleur omniprésente. Un brasier enfermé dans un poing gelé, dont les doigts ne cessent de se tordre sous la pression. Leurs incessants craquements déroutent votre concentration, et dès lors vous devenez leur esclave. Le savoir infini est une chaîne aux maillons infinis. Il vous prive de votre liberté, vous empêche de rêver. Pire qu'un esclave, vous devenez un jouet entre ses froides griffes. Une éternité de souffrance solitaire. Plus d'un esprit a sombré dans la démence en luttant contre pareil torrent, tel un barrage mal conçu ou vieillissant. La vipère qui règne sur le labyrinthe des illusions qu'ils appellent « école » en est le parfait exemple. Affamé par la quête de connaissances, assoiffé de l'essence de l'Univers, à force de déchirer le voile masquant la vérité, son esprit n'a même pas compris qu'il se faisait lui aussi dévorer.

En plongeant dans les yeux jaunes menaçants tailladés de leurs éclairs noirs, la petite fille ne contemple pas seulement la folie, mais aussi un miroir, et dans le reflet, un oracle, un avenir éventuel, un embranchement dans le cours du fleuve qu'elle anticipe avec angoisse et dont la simple idée de l'emprunter la terrifie. Faute de rames, comment dérouter sa course ? Comment maîtriser le courant ?

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille souhaite appeler à l'aide, mais elle y renonce, consciente que nul ne l'écoute. Après tout, elle n'est qu'une souris. Personne ne la voit, personne ne l'entend. Elle évolue dans les tunnels ténébreux, parmi les ombres des murs. Être vue, être entendue, cela signifie être prise pour cible. Et que peut faire une petite souris sous la botte des géants. Ses cris sont imperceptibles à leurs oreilles lointaines. Que fera-t-elle le jour où la vipère reviendra pour l'engloutir ? Elle n'est qu'une petite souris. Une petite souris. Une existence qui souhaiterait parfois disparaître. Disparaître. Ne plus exister. Se fondre dans le vide infini. Ses atomes éparpillés à travers l'Univers avec ses pensées.

Tels sont les songes de la petite fille tandis qu'elle arpente seule les couloirs de l'école, qu'elle écoute les enseignements des professeurs sans y prêter attention ; tandis qu'elle se languit en épiant les sourires de ses prétendus camarades qui ne la voient même pas ; et qu'elle hurle en silence en serrant les pages maintes et maintes fois parcourues, à laquelle son esprit s'accroche désespérément pour ne pas sombrer dans la démence.

Tic tac ! Tic tac !

***

Assise dans l'herbe givrée, la petite fille s'amuse à créer des formes avec la buée émise par son souffle. Là, un bateau. Ses voiles se dissipent dans le vent d'hiver. Ici, un cheval. Ses quatre pattes en forment six qui retombent sur les genoux engourdis. L'image lui arrache un mince sourire, aussitôt effacé par un déluge de frissons. En dépit du froid carnassier, l'enfant préfère être dehors qu'errer dans les couloirs sombres ou les salles macabres de la maison de la sorcière. En plus des tremblements, son ventre gronde famine. Elle n'a pas mangé depuis le matin, et rien qu'une tartine de pain sec, sans beurre ni confiture, conservée en prévision.

La cantine est le lieu qu'elle déteste le plus dans ce palais d'hiver ténébreux qu'ils appellent « école ». Au contraire des couloirs, des salles de classe et des dortoirs où elle passe aisément inaperçue, le hall de la cantine n'offre aucune ombre dans laquelle se fondre. En ce temple de lumière, les regards d'ignorance se transforment en yeux inquisiteurs. Les murmures fusent aux oreilles de la petite fille, et viennent se mêler aux autres tourments de son esprit. Son seul souhait dans cette situation est de courir pour fuir le plus loin possible. Aussi préfère-t-elle s'évanouir d'inanition que d'affronter les médisances muettes ou chuchotées. La suffisance baignée de mépris lui coupe de toute façon l'appétit en lui nouant les entrailles. Mais, tôt ou tard, la faim vient dénouer les nœuds.

La tête se met à lui tourner. Les cercles qu'elle trace sans bouger se font de plus en plus larges. La buée dans l'air occulte bientôt l'entièreté du morne paysage. La petite fille s'effondre dans l'herbe givrée, qui prend la forme de sa maigre silhouette grelottante. Juste avant d'être avalée par les limbes, elle saisit une touffe émeraude entre ses moufles.

Dans ses songes ténébreux, une voix l'appelle au loin. Elle voudrait lui répondre mais la moindre parcelle de son corps lui fait défaut. Son esprit est comme prisonnier d'une statue froide. Il a beau se débattre, les paupières refusent de s'ouvrir, les doigts de bouger.

Des fourmis commencent à remonter le long des jambes, réveillant ses sens endormis.

La petite fille se découvre dans une chambre qui lui est inconnue. Une haute fenêtre en arcade surplombe son lit, des rideaux blancs masquant l'extérieur. Sa mince couverture la protège à peine du froid ambiant, lequel lui arrache de nouveaux frissons. Sa tête la lancine affreusement.

Une présence l'alerte. Elle se tourne pour trouver la directrice à son chevet. Déformés par les lunettes, les yeux de serpent amplifient la douleur de son crâne. Aucune n'ose rompre le silence régnant. Instinctivement, l'enfant se recroqueville. La laine rêche ne tarde pas à lui provoquer d'horribles démangeaisons. Elle finit par ne plus tenir et se met à se gratter frénétiquement malgré le regard inquisiteur de la sorcière.

─ Tu es ridicule.

Elle avait parlé avec un mépris non dissimulé, son visage figé dans une moue colérique.

─ Tu te crois unique ? J'en ai rencontré des tas comme toi. Des enfants qui pensaient que leur solitude les rendait spéciaux. Tous ils ont fini par se rendre compte de la réalité, qu'ils n'étaient rien de plus que des moutons égarés. Des brebis bêlantes. L'image même du ridicule.

Dans un souffle de lassitude, elle croise les bras sur ses genoux et chasse son masque haineux pour en enfiler un nouveau, marqué d'une désolation feinte. Les épées transperçant les pensées de l'enfant s'évanouissent. Ivre de soulagement, la petite fille ne peut s'empêcher de ressentir une profonde gratitude envers son bourreau.

─ La solitude dont tu te drapes n'est pas ce qui te rend exceptionnelle, mon enfant. Tu as un pouvoir qui sommeille en toi. Nous le sentons toutes les deux. Mais tu as peur, et cette peur t'empêche de l'exploiter. Tu dois la chasser, faire tomber le rempart qui retient ton cœur, libérer ta vraie personnalité, celle qui dominera le monde.

Le regard de la gamine balaye la pièce baignée d'une froide lumière blanche jusqu'à s'attacher à une horloge, dont le tic tac incessant éveille en elle des souvenirs enfouis. Une voix qui l'appelle dans le lointain. Ses yeux plongés dans l'abîme de son inconscient s'attardent sur les aiguilles et leur ballet parfait. Elle n'écoute plus la sorcière dont les paroles ne sont que des murmures étouffés par sa mer de pensées. Rien d'autre n'existe que les trois aiguilles et le cadran chiffré à la romaine. Une répétition reposante, qui endort les sens, efface les tourments. Un doux mensonge. Une fausse perfection masquant le chaos de l'Univers.

Le temps n'est pas un cercle, qui se répète dans une succession de battements, aux mêmes intervalles, et méticuleusement répétée à chaque cycle. Le temps est une rivière, traversée par des écueils, tantôt montante, tantôt descendante, émaillée de bifurcations. Son cours, parfois, se divise en plusieurs affluents avant de se réunir. Le courant peut être doux, faible au point d'être imperceptible, ou bien se transformer en torrent puissant capable de soulever les espaces et d'y percer des trous. Une rivière qui n'a ni début ni fin, et s'écoule dans un sens comme dans l'autre, au gré des caprices de l'Univers chaotique, dont le souffle influe sur ses courants.

Le temps n'est pas mesurable. Mais l'humain, avec sa vision limitée du monde qui l'entoure, a été contraint de le représenter de manière à le comprendre. Aucun mal ou bien dans cette façon de faire, qui répond uniquement à une raison pratique. Quand on ne voit pas la Rivière et ses courants, pourquoi s'en soucier ?

Autrefois, la petite fille pouvait suivre les différents cours du temps. À présent, elle est comme tous les autres êtres limités et ne peut avancer que dans une seule direction.

Pourtant, même l'esprit humain et son univers fini de galaxies neuronales est capable de sentir les imperfections, les changements de courant. Comme lorsque l'on s'ennuie et que les secondes deviennent des minutes, les minutes des heures. Ou au contraire, quand l'on s'amuse et que les heures passent à une vitesse folle. La lumière du matin touchait à peine le monde et voilà qu'elle a été remplacée par celle du crépuscule.

Les yeux ont beau se raccrocher à des cadrans identiques et au ballet parfait de leurs aiguilles, la vie humaine n'en est pas moins soumise aux influences du temps qui, par nature, est irrégulier, changeant, chaotique, à l'image de l'Univers qui l'influe. C'est là un des nombreux exemples du paradoxe qui unie la vision à la pensée. On sait mais on ne voit pas. On voit mais on ne sait pas.

─ Tu m'écoutes ?

Des griffes s'enfoncent subitement dans le bras de la petite fille qui lâche un gémissement dolent. Le sang se met à perler sur la peau aussi blanche que neige. De nouveau, les épées invisibles la transpercent, éveillant les lancinements et chassant souvenirs et pensées.

─ Sache que tu ne quitteras pas cette école tant que tu n'auras pas pris conscience de ce que je te dis. L'école est le temple du savoir. Et tu vas apprendre, que tu le veuilles ou non. Le savoir n'est pas optionnel. Chaque être doit remplir le maximum de ses capacités. Tu n'es pour l'instant qu'un vase vide dans le fond duquel croupit un zest d'eau. Fais fondre la glace qui t'emprisonne et remplis ce vase, enfant. C'est le prix pour la liberté. Et la liberté est ce qui anime tous les êtres assez forts pour la désirer. Mais seuls les puissants peuvent la conquérir et la conserver. Je t'offre les clefs de la puissance. À toi de t'en saisir et d'ouvrir la porte. Sinon, tu ne seras jamais libre.

Ce discours résume tout de la vision qu'entretient cette femme du monde qui l'entoure. Un constat cruellement simple, et cruellement réel. Les lèvres de la petite fille, par réflexe, se tendent en un infime rictus moqueur, que la sorcière ne peut voir alors qu'elle lui tourne le dos pour se retirer. En dépit de la situation, un amusement passager domine l'esprit prisonnier.

Si cruellement simple. Comme si l'Univers avait été fabriqué par un enfant.

***

Tic tac !

Et s'écoulent les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines et les mois. La petite souris continue son ballet, entre ombres et lumière. Tandis qu'elle s'ennuie, elle a le temps de penser. Des vagues battues et rebattues jusqu'à ne plus laisser qu'un tas d'écume. Des nuits perdues à ressasser.

La petite fille émerge des tunnels, guidée par la fin grondante de son ventre. Malgré l'angoisse, elle entre dans la lumière. L'avale le vacarme grouillant des enfants que la faim n'empêche pas de bavarder. Des chaos variés émergent des bandes distinctes. Chacune occupe sa table habituelle. Celles vident attendent d'être remplies. Les exclus sont assis aux extrémités. Tête plongeante sur leur plateau repas, ils grignotent leur pain comme des animaux aux aguets autour d'un point d'eau. La petite fille ne peut s'empêcher de ressentir du mépris envers eux, quand bien même elle a parfaitement conscience d'offrir une vision aussi pathétique.

Oppressée par la file, elle s'efforce de se rétracter le plus possible. La lumière lui brûle la peau. À l'instant où elle sort des cuisines avec son plateau les regards inquisiteurs s'accrochent à elle. La sensation que des doigts griffus déchirent sa robe, s'emmêlent dans ses cheveux. Impossible de s'adapter aux frissons que cela provoque. La gamine avance regard baissé, se dirigeant via le sol et sa mosaïque en damier noir et blanc. Elle trouve une place au bout d'une table bénéficiant d'un minuscule coin d'ombre. Les épaules voûtées, elle se penche sur son assiette. Le mépris des exclus l'étreint désormais. Elle sait être aussi lâche qu'eux. La sorcière a raison.

Non loin, la bande occupant le milieu de la table l'observe du coin de l'œil en émettant des ricanements. La petite fille sent les regards de la table voisine caresser son dos, entretenant les frissons incessants qui la parcourent toute entière. La peur. La peur et la honte. Tout son univers se résume à ça. Et puis après vient la colère. La rancœur. La haine. Une rage démente qui menace de faire s'effondrer le rempart, un brasier capable de faire fondre la carapace de glace autour de son cœur, qu'elle peine à contenir sous le poids de la culpabilité.

─ Hey ! Pssst ! l'appelle l'une des filles de la bande d'à côté. Hey, toi !

La petite fille sent l'ombre infime se dissiper et la lumière intense dévorer sa nudité. Elle tourne la tête, écœurée.

─ Comment tu t'appelles ?

Elle réfléchit en faisant mine d'hésiter, puis se souvient des récits mythologiques, l'unique cours qu'elle apprécie écouter.

─ Némé, invente-t-elle.

Les enfants lâchent tous ensemble un pouffement suivi d'un rire gras à peine retenu. Une vague bouillonnante fouraille les entrailles de la petite fille qui sent la nausée monter.

─ C'est quoi ce nom bizarre ? reprend l'autre fille, le fou rire passé. Tu sors d'où ?

─ De nulle part, se contente de dire l'enfant terrifiée en se détournant, tête plongeante sur son repas qui refroidit.

Un tiraillement sur sa manche la fait pivoter.

─ Hey ! Tu veux venir avec nous ? Faut pas rester toute seule dans son coin.

La gamine doute. Elle connaît le sort qui l'attend. Celui réservé à la brebis assez bête pour s'engouffrer dans la tanière du loup. Pourtant, elle se décale en emmenant son plateau pour venir s'asseoir juste à la droite de sa cruelle bienfaitrice.

─ Némé de nulle part, donc, la présente cette dernière en lui donnant un coup de coude faussement amical. Depuis quand t'es ici ? On te remarque à peine au fond de la classe. Sinon, on te voit de temps en temps déambuler dans les couloirs ou la cantine. T'es comme un fantôme, ma parole.

Les autres membres de la bande sont déjà passés à un autre sujet. Néanmoins, dans leur discussion, à laquelle la petite fille n'a pas sa part, leurs yeux curieux continuent de la lorgner. Son interlocutrice seule lui adresse la parole.

─ T'es pas très bavarde dis donc. Ça te dirait pas de me répondre ? C'est pas très poli d'ignorer les gens.

La fillette a la sensation d'avoir à faire à une version plus jeune de la directrice.

─ Ta gueule ! lâche-t-elle dans une plainte incontrôlée. Pourquoi vous ne me laissez pas tranquille ?

Elle sent les larmes monter, flouter sa vue. Les autres ont aussitôt interrompu leur conversation pour la foudroyer de leur jugement outré. Il en est de même pour les tables voisines. La petite souris sent tous ces regards la toucher. Elle se sent nue au milieu de cette fosse de prédateurs.

La fausse bienveillance s'efface d'un coup du visage de l'autre fille, remplacée par une gueule de hyène. Elle attrape ses boucles dorées et la fait basculer en arrière. La pauvre enfant s'effondre au pied du banc. Son bourreau la soulève brutalement, toujours par les cheveux, lui arrachant un cri. La petite souris a l'impression d'être une chose entre ses doigts. Elle tente de se défaire de l'étreinte douloureuse mais ses doigts tremblants n'ont pas assez de force. Ses ongles griffent sans entamer la peau. Elle est si faible.

Si j'étais plus forte, songe-t-elle, je serais en mesure de m'extirper des mâchoires. Non seulement je n'aurais plus à subir cette douleur, mais aussi, je n'aurais plus jamais peur. Au contraire, ce sont tous ces monstres cachés derrière ces visages juvéniles qui auraient peur.

La petite fille les voit tels qu'ils sont. Des êtres humains, imparfaits et cruels, comme le temps qui les anime, et à l'image de l'Univers qui anime le temps. Seuls les forts vivent pour être libres ! Les paroles de la sorcière résonnent dans le méandre de pensées contraires. Entre les griffes de sa tortionnaire, la petite fille ne sait plus réfléchir.

En larmes, elle relâche tous ses efforts, se laissant balloter telle une marionnette. Voyant que son jouet ne réagit plus, l'autre fille l'abandonne. Elle se détourne aussitôt et recommence à discuter avec ses amis, comme si de rien n'était. On croirait que la poignée de minutes écoulées a été effacée. Le jugement outré des regards a disparu tandis que ceux-ci suivent le chemin de la petite fille qui tente en vain de retenir ses sanglots. Ne demeure que l'incompréhension face à une chose bizarre qui ne devrait pas être. Même les exclus affichent cet exact regard.

Chacun doit jouer son rôle. Lorsque le masque tombe, un torrent nous submerge. La suffisance et la morale prédominent dans le monde dit « civilisé ». Leurs fils de fausse sagesse tissent un voile de mensonges dérobant aux êtres limités la réalité chaotique de l'Univers. Voilà l'unique et amère vérité. Une simplicité cousue par les mains d'un enfant.

Telles sont les pensées de la petite fille tandis qu'elle court en gémissant, le plus loin possible de la lumière, pour se plonger dans les ombres. La directrice a raison. La liberté nécessite la puissance. Je dois être forte pour être libre. Une nouvelle fissure dans la chape de glace fait vibrer son être.

À l'entrée de son trou, la petite souris s'arrête. Elle peut enfin réfléchir. Ses réflexions passées reviennent à la surface en un défilé de bribes résumées qu'elle organise successivement. Finalement, une image nette se forme dans son esprit. Le brouillard de doutes se dissipe. Elle sait ce qu'elle doit faire. Tournant le dos aux tunnels sombres, qui jusqu'ici lui apportaient paix et abri, et à ses sœurs de l'ombre, elle marche d'un pas sûr vers le bureau de la directrice. Le moment est venu, se dit-elle.

La barque a traversé le torrent. Le saphir semé à l'aube des eaux et emporté dans le courant de la Rivière brille désormais sous la surface. La petite fille n'a plus qu'à tendre la main pour saisir la précieuse roche.

Dans le lointain, une voix languissante gémit tandis que son cœur se serre.

***

La sorcière se trouve seule dans son antre. La petite fille ferme la porte derrière elle. La douleur subite dans son crâne, elle l'agrippe puis la dévore. La directrice ne se rend compte de rien. Elle se dirige ensuite d'un pas mesuré près du bureau.

─ As-tu pris une décision, enfant ? interroge la cruelle reine en se levant délicatement de son trône.

L'enfant la regarde marcher avec lenteur, au rythme des aiguilles de l'horloge. Tic tac ! La silhouette effilée s'arrête devant un globe terrestre.

─ Oui. J'accepte ton offre. Apprends-moi.

─ Je le ferai. Mais d'abord tu dois briser le barrage qui retient tes eaux. Je t'enseignerai ensuite à les canaliser, et en échange, tu me révéleras tout le savoir que tu recèles. C'est ainsi que les puissants traitent entre eux.

Tout en parlant, ses doigts se mettent à jouer avec la sphère, s'amusant à la faire tourner sur son axe, dans un sens puis dans l'autre.

─ Comme ils ne peuvent se détruire, les dieux n'ont d'autre choix que de coopérer. Ceux qui sont écrasés n'étaient que des enveloppes dissimulant des âmes mortelles.

La petite fille avale un sourire à cette assertion. Délaissant le globe, le serpent sinue jusqu'à l'enfant, qu'il domine de toute sa hauteur scrutatrice. La gamine retient un autre rictus. Elle perçoit l'exultation déborder du déguisement de froide assurance. Plus de sorcière, de monstre ou de vipère. La femme ne lui est jamais apparue aussi humaine qu'en cet instant.

Elle pourrait en rester là, mais l'enfant, passée de souris à chat, souhaite jouer un peu avec elle.

─ J'ajouterai ma propre condition, si vous le voulez bien ?

Une lueur de peur se dessine sur la figure taillée de suffisance, aussitôt balayée par la colère, à son tour noyée sous une sérénité feinte.

─ Je t'écoute enfant, l'invite-t-elle en joignant ses mains dans un geste théâtral.

─ Pourrait-on arrêter de servir du poisson pané à la cantine ? Je déteste ça.

Cette fois, la directrice ne peut maîtriser aisément son exaspération face à la moquerie éhontée.

─ Pour qui te prends-tu ?! Tu t'imagines que c'est un jeu ?

─ C'est exactement ce que c'est, répond sans s'émouvoir l'élève en levant un doigt à la manière d'une professeure. Puis elle cite l'un de ses cours : Les dieux s'amusent pour remplir l'éternité à laquelle ils sont condamnés.

La grimace affichée par la directrice, qui la veille aurait terrifié l'enfant, lui apparaît à l'instant risible.

─ Donne-moi ce que je veux et tu pourras décider toi-même du menu de la cantine, et de qui aura le droit de manger ou non, finit-elle par sortir, dents serrées, décidée à ne pas perdre la face devant une gamine.

Sans autres exigences puériles, la petite fille s'assied accroupie sur le tapis, lissant sa robe d'un geste volontairement maniéré, avant de se placer en posture méditative à la manière des prêtres brahmanes et de clore les paupières.

L'idiote ! songe-t-elle entre deux battements. Tic tac ! Les mortels qui se prennent pour des dieux sont les plus faibles de tous. Ils ne savent même pas ressentir la peur lorsque la situation l'exige, dénués de l'instinct de survie pourtant partagé par tous les êtres vivants, y compris les plus infimes.

La voix lointaine dérange la concentration de l'enfant qui la chasse.

Les battements du cœur emprisonné dans son cocon de glace se mettent à ralentir, puis le myocarde s'arrête, avant de se réanimer. Sauf qu'au lieu de renvoyer le sang, le muscle se contente de l'aspirer. Le cœur se met à gonfler, et en grossissant fait pression sur la carapace de glace, que le sang bouillonnant commence à faire fondre. Des larmes s'écoulent le long des artères rétractées. Le cœur continue d'enfler. L'organe fait maintenant deux fois sa taille originale. De nouvelles fissures émergent au travers de la glace suintante, plus larges que les anciennes. Elles se transforment en gouffres béants. Entre les entailles se révèle un monstre pourpre, qui encore et encore s'élargit, poussant les poumons et les côtes pour se faire une place. Les derniers filaments givrés ne tardent pas à céder. Le choc est brutal. Une décharge d'énergie accompagne le sang qui se répand de nouveau dans tout le corps. Les globules sont comme des comètes.

La directrice constate avec horreur que la petite fille s'embrase. Une étoile émerge du brasier et consume le tapis, le bureau et les vêtements de la sorcière, qui hurle de peur et de douleur. Son ultime cri est dévoré par les flammes.

Quelques secondes plus tard – une éternité ailleurs – l'école toute entière est soufflée dans une explosion titanesque. Le labyrinthe disparu. Ses dédales vampiriques consumés en libérant les âmes qu'elles emprisonnaient. Des centaines de vies annihilées en un instant – une lente agonie de leur point de vue. La déflagration avale les sanglots et les gémissements telle une langue de feu. Une ombre s'élève du puits calciné, acclamée par une pluie de cendres. Elle voile le soleil. Les nuages se chargent de poussières – autrefois humains, plantes et bâtiments – et se teintent en noir. Elle forme une silhouette féminine, sculptée dans la fumée. Sous ses pieds, la cité toute entière tremble. Le bassin fluvial dans le giron duquel elle repose se retrouve expulsé hors de l'espace et du temps.

Des abîmes apparaissent subitement pour engloutir les routes, les voitures et les maisons avec leurs occupants hagards. Un rugissement aberrant soulève des nuées de terre qui, après être restées suspendues plusieurs secondes en l'air, retombent sur les toits par-dessus les cendres.

Le cri est si puissant qu'il brise toutes les vitres, même les vaisselles dans les placards et les verres de lunettes. Des milliers de tympans se percent lorsqu'il retentit. L'appel libère une ire que seul l'Univers peut contenir.

Accompagnant les cendres, une pluie noire se met à tomber. Les murs, les pavés et les jardins se peignent de ténèbres. Un torrent de boue noire se déverse dans les rues, entre dans les maisons et gobe les sinistrés trop lents à la détente. Les plus malins se hissent sur les toits... pour se retrouver à la merci du soleil rouge-violet dont les rayons, perçant le manteau de nuit, viennent consumer la peau à la façon d'un acide. Les blessures projettent une épaisse vapeur à l'odeur de chair calcinée. Les damnés respirent leur propre corps au crématoire, parfaitement conscients de leur environnement et disposant de la totalité de leurs sens. Alors ils hurlent, et leurs cris se noient dans un océan de néant. Personne ne les entend, à l'exception de la divinité dont l'ombre engloutit la cité et la maintient en dehors de la Rivière du Temps, au milieu du Désert de Désolation, où les infections chaotiques de l'Univers s'amassent et, tels des créatures rendues folles par la faim, dévorent la réalité elle-même.

Maints noms lui ont été donnés par les civilisations depuis l'Aube du Temps. Les Grecs anciens l'appelaient Némésis, la messagère de la colère divine et porteuse du châtiment céleste, dont le courroux s'abat sur les mortels corrompus par l'hubris, la démesure. Une vision parmi un millier d'autres de la tragédie.

Le silence retombe bientôt sur la cité putréfiée. La Reine de Destruction piétine ses ruines en essayant de se repérer. Ses yeux qui voient au-delà ne perçoivent pas les atomes qu'elle piétine et que son espèce appelle « humanité ». Elle aperçoit enfin le scintillement des eaux de la Rivière et s'empresse de s'y diriger. En quelques foulées, la cité autrefois glorieuse n'est plus qu'un nuage de poussières, aussitôt dispersé par le souffle de l'Univers.

La déesse, l'esprit torturé par les illusions du chaos, marche dans le désert en prenant soin d'éviter les collines, qui sont en réalité des colonies de chenilles. Gorgés des déchets produits par l'Univers, mélange d'atomes errants d'étoiles mortes et de restes dispersés d'êtres vivants, les insectes les plus massifs peuvent avaler un immeuble, mais ne dépassent pas les doigts de pied de la Reine de Destruction, dont la tête domine le sommet du plus imposant des nids. Les couleurs et les formes changent au gré des vagues d'altération.

Au terme de ses efforts titubants, la divinité ressuscitée pose les pieds sur la berge de la Rivière. Ses yeux d'ombre, luisants de larmes blanches, contemplent les eaux bleues et vertes qui décrivent une boucle. Ses longues jambes ténébreuses s'y enfoncent. La surface ne dépasse par ses genoux au plus profond du lit, traversé d'un courant calme, dont le chant berce les oreilles de la déesse. La volupté lui fait fermer les paupières, taillées dans le charbon. Les rouvrant, elle aperçoit un scintillement sous les vaguelettes azur aux reflets jade. Elle se penche et, d'un simple regard, suspend le courant sur une surface circulaire assez large pour y plonger sa main. Une pierre de saphir brute repose sur le tapis de sédiments. La Maîtresse du Temps étend son bras pour saisir la roche bleu nuit.

En se courbant plus avant, son pied glisse sur le dépôt d'alluvions, fruit du va-et-vient infini du courant. Les eaux miroitantes avalent la divinité et le cri déchirant qu'elle pousse en sombrant. Un puissant torrent jaillit au détour de la boucle. Ses griffes arrachent la robe de ténèbres. La Reine de Destruction se fond dans la Rivière tandis qu'émerge une petite fille. Ballotée par les eaux folles, l'enfant se débat pour garder la tête à la surface, les bras et les jambes frétillants comme les nageoires d'un poisson à l'air libre. Un air que ses poumons cherchent désespérément à aspirer. Une inspiration sur deux, l'écume entre dans sa gorge et bouche sa trachée. Elle suffoque.

Le flot tumultueux la propulse contre les rochers qui entaillent sa peau nue. Le sang se dissout dans la Rivière comme les atomes dans l'Univers. Sous ses pieds défilent les carcasses fossilisées des chenilles égarées de leur nid.

D'instinct, ses bras s'étirent pour agripper une grosse pierre taillée en forme de champignon. L'écume qui l'auréole brouille sa vision. Ses doigts glissent sur la surface trempée. Le torrent l'emporte de nouveau.

Un tsunami d'images déferle dans sa mémoire. Des souvenirs par millions émiettés dans le courant depuis l'Aube du Temps. Elle les avale par gorgées. Son esprit s'est retranché derrière ses ultimes défenses, une citadelle contenant son identité. Qu'elle cède et son existence sera emportée pour être dissoute. Elle ne sera plus qu'une âme égarée, perdue dans un flot infini de résidus d'êtres, et n'ayant conservé que les seules sensations de peur et de douleur.

Tandis que la petite fille dirige ses maigres forces restantes dans ses efforts pour se maintenir à la surface, elle sent la muraille d'acier de la citadelle craqueler. Des fissures de rouille apparaissent. Les souvenirs s'y engouffrent, creusant davantage la brèche.

L'enfant terrorisée appelle à l'aide dans un espoir qu'elle sait vain. Sous peu, elle ne sera plus qu'un nuage d'atomes dispersés dans le vent, destinés à nourrir les colonies de larves du Désert Chaotique.

Ses larmes sont avalées par le torrent.

***

Debout sur un talus de terre jonché d'herbe sauvage, un jeune garçon contemple, l'air rêveur, la Rivière du Temps s'écouler. Il chante d'une voix si faible que son chant ressemble à un murmure, les paroles étouffées par le vent froid qui harcèle le talus et trace des tourbillons dans les champs en jachère. La terre noire, gorgée d'humidité, s'accroche aux semelles du garçon.

Entre ses doigts, l'adolescent caresse une feuille de hêtre. Il la dresse en direction du pâle soleil dont elle filtre les rayons. Les yeux rêveurs observent la palme translucide laissant apparaître les veinules par lesquelles transite la chlorophylle nourricière. Le jeune garçon se met à imaginer un cerveau et son réseau neuronal qui le parcourt. Il se figure la feuille lui hurler dans sa langue de plante de la redéposer parmi ses sœurs qui recouvrent le verger. Au lieu de lui obéir, le garçon se met à la tourner comme une toupie. La vitesse de rotation créé un jeu de lumière. L'adolescent continue jusqu'à ce qu'une masse de nuages gris voilent l'astre blanchâtre.

Sans la moindre émotion, il relâche la pauvre feuille, qui vient glisser sur le flanc meuble du talus pour s'arrêter parmi une colonie de glands. Le jeune garçon courbe l'échine comme si sa tête était trop lourde pour ses frêles vertèbres. Vêtu d'un manteau en laine bleu et de bottes, il recommence à faire les cent pas sur la ligne de l'amas terreux qui sépare le verger du champ voisin, zigzaguant entre les jeunes arbres, à l'aspect fragile et dont la taille ne dépasse pas les buissons de ronces entrelacés parmi les barbelés. Ils paraissent d'autant plus ridicules aux pieds des immenses chênes dont les larges racines servent de charpente au remblai.

Encore et encore, le jeune garçon accomplit ses allers-retours, visage rivé au sol, bras ballants, tel un robot dépourvu de mission. Entre ses lèvres gercées par le froid il murmure des paroles inaudibles, y compris pour lui-même, comme un mantra pour apaiser son esprit. Encore et encore. Il a parfois l'impression que son existence toute entière n'a été consacrée qu'à cette errance aberrante.

Deux silhouettes s'avancent entre les arbres nus du verger. Une femme et un homme. La dame d'un certain âge – pour ne pas dire vieille – porte un somptueux manteau liseré de fourrure aux manches larges également fourrées, des gants et des bottes à talons aiguilles en cuir rouge, et un chapeau de la même fourrure que son manteau. Les mains jointes comme pour une prière, elle avance en prenant soin d'éviter les feuilles mortes pour ne pas salir ses belles bottes. Son visage taillé tout en pointe affiche un air contrarié. L'homme à ses côtés arbore l'uniforme de majordome avec son costume noir et blanc en queue de pie identifiable entre mille, étiré par sa forte corpulence. Sa grosse tête sculptée comme une boule de bowling est couronnée d'un chapeau haut de forme. Il tient en l'air une ombrelle qui protège sa maîtresse des gouttes tombant des branches.

Le jeune garçon glisse sur la terre molle. Ses pieds craquent sur le tapis de glands.

─ Cher petit, parle la noble dame d'une voix de crécelle. Cela fait des semaines que vous quittez chaque matin la maison pour revenir tard le soir, à passer vos journées sur ce talus à ne rien faire. Vous allez attraper une pneumonie à ce stade.

Son ton d'inquiétude sonne avec une incroyable fausseté. Le jeune garçon, regard rivé au sol, observe du coin de l'œil les indésirables.

─ Votre belle-mère vous parle, mon garçon, intervient le majordome aux cordes de baryton. Ayez l'obligeance de la regarder en face.

L'adolescent obéit et découvre la moue de mépris que celle qui se fait appeler « sa belle-mère » ne cherche pas à dissimuler. Il n'en ressent pourtant aucune peine. Il la hait plus encore qu'elle ne le méprise, tandis que les « cher petit » et « mon garçon » l'irritent autant qu'ils l'amusent.

La vieille femme, sous ses fourrures, pousse un soupir las.

─ J'ai fait serment de veiller sur vous, vous protéger et assurer votre bonne éducation. Et qu'obtiens-je en retour de ma bonté ? Rien que l'ignorance.

Sa voix de crécelle se fait plus virulente à mesure qu'elle libère sa véritable nature.

─ Ingrat que vous êtes. Vous me faîtes honte. Un bon à rien inutile. Un simple d'esprit, voilà de quoi j'ai hérité mon bon Félix, conclue-t-elle à l'intention du domestique qui acquiesce d'un air suffisant.

Face à tant d'ignominie, le jeune garçon demeure impassible, les bras ballants, le regard noyé dans les rêves. Les gouttes d'eau qui tombent de la voute formée par les hauts chênes surplombant le remblai s'écoulent au travers de sa tignasse sur son front pour se loger dans ses cils. On dirait qu'il pleure mais il n'en est rien. Tout ce qu'il ressent est une puissante exaspération nourrie par un profond mépris. Sous son apparence de noble dame au nom glorieux, maîtresse en son manoir et ses domaines, celle qui prétend être sa belle-mère n'est qu'une harpie au déguisement de mégère. Quant au majordome, sous son masque de suffisance, il n'est qu'un laquais, un esclave heureux car dénué de volonté propre. Rien de plus qu'un lâche trop effrayé à l'idée de prendre sa vie en main. Lâcheté qu'il dissimule sous la dévotion pitoyable.

Le jeune garçon estime qu'ils ne méritent pas de goûter sa haine. Voilà pourquoi il entretient l'indifférence lorsqu'ils daignent venir vers lui, à chaque fois pour le rabrouer. Il n'a que faire des mots qui sortent de leurs bouches abjectes. Ils ne sont que bruits détestables à ses oreilles. Ils brouillent ses pensées, l'empêchent de réfléchir.

─ Oh ! et puis faîtes comme bon vous semble. Je me lave de votre bien-être. Dormez donc dans ce champ si cela vous sied.

Tandis qu'ils se retournent avec dédain, le jeune garçon les observe, songeant à la vacuité de leurs existences. Bientôt, ils seront morts, leurs corps dissous en milliards d'atomes disséminés par le souffle de l'Univers. Poussières infimes avalées par les amas d'étoiles mortes, puis dévorées par les chenilles du Désert Chaotique. Leurs souvenirs oubliés à l'instant de leur ultime soupir, car entretenus par d'autres blobs d'atomes en décomposition. Et il en viendra d'autres, que le torrent à leur tour consumera.

Silencieux, le jeune garçon s'exaspère. À chaque fois qu'il est interrompu dans ses recherches, qu'il quitte des yeux – ne serait-ce que l'espace d'un battement – le cours de la Rivière, celle-ci se voile à son regard et il doit accomplir un effort surhumain pour la maintenir dans la bulle qu'il nourrit de son énergie. La mélopée l'aide à se concentrer. Son esprit tout entier est dirigé vers une seule image, celle d'une petite fille perdue dans le flux temporel. Le froid engourdit ses membres, la pluie alourdit ses vêtements, ses bottes dérapent sur la boue traîtresse, mais rien ne peut interrompre sa quête. Remontant le courant ou bien le descendant, empruntant les torrents, louvoyant d'un affluent à un autre, il dissémine dans les eaux hasardeuses un appel contenu dans des saphirs bruts. L'écho de ces pierres résonne à travers le tissu du temps, de son aube à son crépuscule.

Le jeune garçon attend. Il attend depuis dix mille ans. Il attend depuis une heure. Il attend une réponse.

Alors qu'il emprunte une sempiternelle boucle, enjambant au passage une pierre moussue couverte d'écume, son cœur se met à palpiter. Une détonation étouffée, suivie d'une onde de choc, assez puissante pour faire vibrer le tissu même de l'Univers et interrompre son souffle un instant infinitésimal. Puis un hurlement déchire ses tympans et résonne dans son crâne, arrêtant net ses pensées. La bulle de suspension vacille. Il parvient à la maintenir au prix de lourds efforts douloureux. En sueur, suffocant, il se redresse et concentre toute son attention sur l'un des cailloux semés durant ses recherches.

Il découvre alors la divinité obscure, sculptée dans la fumée noire, marcher dans le Désert de Désolation. Sous l'effet d'une onde électrique, son dos se redresse instantanément. Ses yeux suivent la silhouette aux courbes familières. Les longs cheveux filés d'ombres flottant dans les vents chaotiques. Le garçon voit la déesse oubliée s'enfoncer dans les eaux de la rivière. Il l'observe se pencher pour ramasser sa balise, scintillante sous la surface. Puis il pousse un cri d'effroi lorsqu'elle trébuche et sombre sous les flots de souvenirs.

Sans même reprendre sa respiration, le voilà qui se précipite telle une fusée à travers le désert, louvoyant entre les illusions du chaos et les nids de chenilles voraces. En quelques enjambées, il a rejoint la berge de la Rivière. Sur la plage de limon jaune-brun, le jeune garçon déchausse ses bottes et entre dans les eaux calmes ; ou plutôt, il marche à leur surface. Ses yeux scrutent les environs, son esprit cependant encombré par le flot tempétueux de mémoires invasives.

Il s'entoure alors d'une bulle isolante dans laquelle, nourri par l'air pur de ses seules pensées, il se trouve à l'abri des méandres de souvenirs qui ne manqueraient pas de le rendre fou. Protégé par son cocon transparent, l'adolescent se met à descendre le courant. Ses pensées isolées, il ne peut se fier qu'à ses yeux, qui ne cessent de parcourir le moindre sillon d'écume, la plus infime vaguelette. Aucun besoin pour lui de se diriger, il connaît par cœur chaque segment de la Rivière à force de la parcourir de sa source à son embouchure.

Au terme de la boucle, il tombe sur les rapides. Les eaux démentes sillonnent entre les pierres grises couronnées d'écume blanche. Le bruit assourdissant est ponctué des échos – joyeux, tristes, colériques, suppliants ou chantants – des milliards de souvenirs enfouis sous la surface. À partir des fils de ses pensées, comme pour la bulle d'isolement, le jeune garçon tisse une paire de skis. Après les avoir enfilés, il commence à glisser sur le torrent. Sous l'effet de son cœur battant, sa poitrine se soulève à toute allure, ses côtes broyées par l'angoisse. Il hurle pour étouffer le vacarme.

─ Où es-tu ?! Réponds-moi ! Je t'en prie !

Bientôt ses cris se muent en prières pour lui-même.

─ Où es-tu ? Fais-moi un signe. S'il te plaît... Quelqu'un... Peut-être... Dis quelque chose... Montre-toi... Pas encore, pas encore. Je... S'il te paît. Dis quelque chose.

Tic tac ! Tic tac !

***

La petite fille ne sait même plus si elle respire encore. Ses bras ballottent au gré des vagues folles, les os brisés sur les pierres. Tel un bois mort, son corps flotte sur l'écume. La plus infime étincelle d'énergie l'a abandonné. Aussi se laisse-t-elle aller, trop faible pour penser. Les échos de souvenirs sont devenus une partie d'elle. L'enceinte de la citadelle démolie vidée, son identité avalée par la vague, dissoute dans ses eaux, vaporisée dans l'air chaud du désert. Elle ne sait plus qui elle est. Mais l'a-t-elle jamais su ?

La douleur et la peur, ses éternels compagnons. Les seuls qui lui sont fidèles. Tous les autres l'ont abandonnée. Elle-même s'est abandonnée. La déesse n'est plus. Celle que l'on appelle Kali ou Némésis a été emportée. La petite fille n'est plus qu'ombre fondue dans un infini néant, sa conscience effacée. Ne reste qu'un instinct primaire, noyé d'effroi et de solitude. Une souffrance incommensurable et éternelle. Mais peut-être l'a-t-elle méritée ?

─ Je t'interdis de penser ça !

Tic tac !

Les voix sont chassées par un souffle puissant. Si puissant qu'il déroute le cours de la Rivière et le temps lui-même se disloque avant de se reformer en un nœud croisé.

Soudain, le jeune garçon l'aperçoit, pâle silhouette battue par le torrent, fondue dans l'écume bouillonnante. Une mince fumée blanche s'en échappe. Il accélère encore, se servant de la vélocité du courant. Arrivé près de l'ombre blafarde immobile, il tend le bras. Sa main frôle les doigts froids mais ne parvient pas à s'assurer une prise. Une pierre les sépare, l'obligeant à s'écarter pour ne pas la heurter. Son cœur bat plus vite que les pulsions du courant dément.

Seconde tentative. Cette fois, ses phalanges agrippent les cheveux. Un obstacle invisible le fait sursauter. Il manque de plonger mais se rattrape au dernier moment. Un goût ferreux sur la langue, il regarde ses doigts et découvre la mèche qu'ils emprisonnent. Poussant un gémissement furibond, il s'élance de nouveau. La vision du corps qui s'enfonce le fait redoubler d'acharnement.

Autour de lui, l'Univers n'est plus qu'un entrelacs de fils rouges, bleus et jaunes. L'écume blanche s'est peinte en noire. L'eau azurine : un mélange translucide.

Ses yeux sont rivés sur la silhouette qui ne cesse de rapetisser, grignotée par les bulles de chaos. Dans un ultime effort, le jeune garçon plonge en avant. Il atterrit sur le maigre buste de la petite fille. L'écume noire commence à le consumer. Il sent l'acide déchirer ses vêtements comme une infinité de dents minuscules. Il hurle, et son cri fait à nouveau trembler le tissu de l'Univers. Une onde se propage à la surface de la tapisserie. Le jeune garçon s'en sert pour les éjecter tous les deux hors de l'eau. Puis le souffle universel les propulse sur la berge.

Ses doigts tremblants caressent le limon jaune-brun. Il constate qu'il a cessé de voir la nature primaire de l'être. Le Désert de Désolation s'étend partout avec ses colonies d'insectes titanesques. Sous l'effet des vagues chaotiques, les couleurs changent à chaque battement de paupières.

Le jeune garçon observe la petite fille dans ses bras. Il pose ses doigts sur sa gorge. Aucune respiration. Conservant son calme, il joint ses lèvres aux siennes et insuffle son énergie en elle. Son corps maigre et froid se met à tressauter. La petite fille suffoque, puis une marée de souvenirs s'écoule de sa bouche et de son nez avant d'être avalés par le limon. Le frère rassure sa sœur, sa main caressant avec tendresse le dos parcouru de tremblements.

─ Tout va bien à présent. Tu es chez toi, susurre-t-il à son oreille d'une voix qui trahit la peur l'ayant étreint quelques instants plus tôt.

La gamine dresse son regard vers le visage du garçon. Ses yeux sont encore voilés par les dents de l'écume. Peu à peu, la brume se dissipe. Elle le voit enfin tout entier. Une nouvelle vague l'immerge. Un profond soulagement qui étreint tout son corps. Ses bras serrent le cou du garçon qui répond par le même engouement. Par ce lien étroit, leurs énergies transitent entre eux, via des faisceaux de lumière.

─ Comment est-ce possible ? prononce la petite fille d'une voix faible. Je me suis sentie disparaître.

─ Je t'ai ramenée grâce aux précieux souvenirs que j'ai conservés de toi, lui explique le jeune garçon.

─ Je me souviens maintenant.

L'enfant éclate en sanglots.

─ Pardon ! Pardon de t'avoir oublié !

─ Tu t'es retrouvée perdue dans un monde inconnu. Aucun de nous ne savait à quoi s'attendre.

Pour la rassurer, ses doigts caressent les cheveux foncés par l'eau et salis de limon.

─ J'ai eu tellement peur ! J'étais toute seule. Je t'entendais mais je ne savais pas où te chercher.

─ Je suis désolé d'avoir mis tant de temps.

La sœur desserre son étreinte pour constater le visage larmoyant de son frère. Elle le rassure en posant sa paume froide sur sa joue chaude et humide.

─ Voyons. Le temps est aléatoire, lui remémore-t-elle sous un doux sourire, le premier qu'elle affiche et qu'il contemple depuis une aube lointaine.

***

L'enfant blond est accroupi dans l'herbe jeune, sous un astre blanc figé dans son aube, au milieu d'un ciel cyan vierge de nuages. Il n'a que faire de ce qui se passe autour de lui, concentré qu'il est sur le petit cratère de terre où se tortillent les chenilles. Pas plus grosses que son petit doigt, elles arborent un beau vert émeraude et d'infimes poils blancs. Une éternité que le garçon est penché sur son œuvre, et il pourrait y passer une éternité supplémentaire. Mais les autres l'attendent.

Il se relève en sautillant sur ses petites jambes. D'aucun jugerait qu'il n'a pas plus de cinq ans. Traversant le verger aux arbres nourrissons, l'enfant accourt jusqu'à la cabane qui s'élève près du talus dominé par les puissants chênes. Une bicoque tordue et penchée, percée de nombreux trous entre ses planches sauvagement assemblées. À se demander comment elle tient debout. Le garçon pousse la porte dans un grincement strident. Le voici qui entre dans une vaste salle. Le long du mur du fond, des rangées de moniteurs et, sous les bureaux, des box de données grondants et clignotants. Les deux murs annexes sont recouverts d'étagères noyées sous les documents papiers, desquels ne transparaît pas le moindre soupçon d'organisation. Au centre de la pièce, d'autres gamins discutent, les regards balayant une imposante table sur laquelle est agencée une maquette.

Le garçon blond s'approche et contemple l'entièreté des mondes parcourus par la Rivière du Temps, ligne bleue sinuante au milieu des forêts et des déserts, sous les océans et les montagnes.

─ Tu es en retard, l'interpelle un de ses frères avec autorité. Encore à t'amuser avec tes insectes.

Les cheveux blonds gigotent tandis qu'il hausse les épaules.

─ Toi seul estime que c'est une perte de temps. À mes yeux, c'est le cœur même de notre projet.

Aucun d'eux ne parle à la façon d'un enfant, bien qu'ils en aient l'apparence et le timbre fluet.

─ C'est bon ! intervient leur sœur à la tresse brune posée par-dessus son épaule. On ne va pas se battre pour des futilités. Il y a plus urgent à traiter.

Les deux frères dirigent ensemble un regard noir vers la jeune fille qui les ignore.

D'autres voix commencent à s'élever parmi la fratrie. Le ton ambiant monte, échauffe les esprits ambitieux et ne tarde pas à faire bouillir l'atmosphère. Plus l'aurore se rapproche, plus les égos se confrontent. Chaque frère et sœur entretient sa propre vision de l'univers qu'ils veulent tisser. Une fois le courant de la Rivière lancé, il ne sera plus question de retour en arrière. Les ingénieurs n'auront plus le contrôle de la machine. Chacun présent dans le Hall des Rêves en a parfaitement conscience, et aucun des membres de la fratrie n'est prêt à faire de concession.

Au terme de cette ultime réunion, il est décidé que chaque enfant pourra façonner son propre monde. Et chaque monde sera relié par le filament de la Rivière du Temps. Les frères et sœurs, en dépit de leur dispute, garderont un lien, bien qu'aucun n'en ait cure.

À l'exception de deux d'entre eux qui se tiennent à l'écart des autres. Les mains jointes, blanches à force de se serrer, ils observent silencieux la tempête creuser un gouffre entre chacune des réalités qu'ils ont passé un millier d'éternités à rêver et un autre millier à façonner. Sur ordinateur ou à la main, seul ou à plusieurs. L'œuvre de toutes les vies encore à naître. Une œuvre partagée et accomplie autour d'un but commun : celui d'inventer et de créer. Le propre de tout enfant projeté dans un monde dont il ignore tout, et qu'en réponse il cherche à tailler à son image.

Au cœur du tourbillon, les deux âmes solitaires, trahies par leur peine, s'avancent enfin dans le cercle fraternel et parlent d'une seule voix, tremblante de peur et de chagrin. Ils parlent pour l'union, refusant d'être séparés pour une vaine querelle nourrie par l'ambition égoïste et non plus partagée. Ils ne sont cependant que deux face à la multitude, et leurs paroles finissent dévorées par le monstre oubli. Alors ils reculent dans l'ombre et retombent dans le silence.

À l'Aube du Temps, alors que la fratrie éclatée s'éparpille dans ses différentes œuvres-mondes, tels les atomes dans le souffle de l'Univers, deux enfants sont les derniers à partir. Ils sont les seuls à avoir façonné un monde qui leur est propre. Le désespoir les étreint, un abîme si profond qu'il paraît dénué de fin.

Leurs frères et sœurs ont été clairs. Alors que chacun règnera sur son espace à la façon qu'il entend, les solitaires ne peuvent tolérer une quelconque union qui les rendrait vulnérables. Seule, la puissance des dieux dépasse l'entendement. Mais elle n'est qu'une feuille dans le vent lorsque deux pouvoirs divins s'allient. Gouvernés par la peur, les esprits fraternels ont contraint leurs frère et sœur à s'abandonner. La bataille a duré un troisième millier d'éternité. À son terme, la dualité a finalement cédé.

Le frère a néanmoins réussi à négocier pour lui le rôle de veiller sur la Rivière du Temps. Il en sera son gardien. Alors qu'il était contre, il fera en sorte que la fratrie demeure divisée, de sorte qu'aucun enfant ne prenne le pas sur les autres et n'envahisse leurs royaumes. Et afin qu'il n'abuse de son pouvoir pour les duper, ses pairs lui ont imposé leurs propres gardiens pour le surveiller. Ainsi fut scellé le dernier acte avant l'aube.

Voyant son frère pleurer, la sœur en larmes lui dépose un baiser réconfortant sur la joue, puis chuchote avec tendresse à son oreille, lui promettant de ne jamais l'oublier. Puis elle s'en va. Les bras de son frère tentent de la retenir mais ses jambes refusent de lui obéir. Il reste seul au milieu du verger aux arbres nourrissons, avec pour unique compagnon le silence. La cabane autrefois animée est à présent murée dans le mutisme. Les moniteurs ne ronronnent plus, et la poussière commence déjà à tapisser la table de la maquette et les étagères de dessins.

C'est en murmurant le chant de leur enfance que le dernier frère contemple l'aube se lever, le soleil entamer sa course dans un ciel où naissent les premiers nuages, desquels s'échappe la première pluie, dont l'eau nourrit les premiers bourgeons. Le souffle de l'Univers fait voler l'herbe qui se couvre de rosée. La Rivière du Temps s'est mise en branle, et porté par le courant, le limon commence déjà à s'accumuler sur ses berges, destiné à former le Désert Chaotique.

Seul, un jeune garçon contemple l'Univers, les pensées rêveuses tournées vers une petite fille.

  • C'est une poésie sombre et de soleil entremêlés CDC Perso , J'adorerait lire une suite, c'est si bien écrit et rythmé , bravo ;0)

    · Il y a presque 4 ans ·
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    flodeau

    • Un grand merci :) Etant une nouvelle, pas de suite prévue pour le moment, mais qui sait...

      · Il y a presque 4 ans ·
      Esbwpc8xkamyy8g

      Julien Barré

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