Rires à Salamanque
luinel
Je planais sur le centre ville comme un archange. J'entendais les deux vieilles, c'en était un bonheur. Et patati, et patata. Elles papotaient à qui mieux mieux. Je les écoutais d'une oreille attendrie et curieuse. Amusée aussi. Elles ne me voyaient pas, je ne les dérangeais pas, alors j'en profitais.
- Il a encore déplacé le Saint-Jean. Ca m'agace. Il ne le replace jamais comme il faut.
- Il faut bien qu'il nettoie, non ?
- Oui, mais sans déplacer le Saint-Jean.
- Et comment faire pour ôter la poussière ?
- Au moins qu'il le replace correctement ! Il faut que la lumière tombe bien quand on l'allume.
- Le bon profil, tu veux dire. Tu veux que ton Saint-Jean t'affiche son bon profil…
- Je veux qu'il soit dans la lumière quand vient un visiteur. Tu vois, là, quand est venu le couple tout à l'heure, il n'était pas dans la lumière. Le rayon tombait à côté.
- Et tu ne vois pas son bon profil…
- Il est trop haut pour que je le remette en place, sinon…Avec mes pauvres jambes...
Les deux vieilles papotaient, assises côte à côte dans la salle attenante à la chapelle et qui faisait office de petit musée. 1 euro l'entrée pour voir quelques vieux tableaux, fragments de retables, ou admirer de saintes sculptures. Elles étaient bonnes sœurs, affiliées à l'ordre bénédictin mais chaque après-midi, elles se tenaient en cet endroit comme des gardiennes du trésor. Ou des caissières. Ou deux vieilles qui passaient le temps en bavardant. Qu'avaient-elles à dire, elles qui vivaient retirées du monde ? Pas grand-chose ? Oh que si. Elles bavardaient sans relâche. Petites voix atténuées pour ne pas déranger la sacralité du lieu mais langues bien pendues. Le nombre de visiteurs était faible. Les crucifixions, les piétas, les tableaux sur bois, les statues de pierre restaient dans la pénombre. Et le Saint-Jean pas à sa place. Elles n'avaient que cela à faire, parler entre elles.
- A propos du Saint-Jean et de toi, je me demande parfois si…
- Tu vas dire une bêtise, Miguela.
- Oh, ne te vexe pas.
Silence de trois secondes. Les silences ne durent jamais plus longtemps. Mais pendant trois secondes, les deux bonnes sœurs restent figées sur leur chaise de paille, semblables aux autres objets de ce lieu, ni plus animés, ni moins vivants. Des visages pétrifiés, images de saints intemporels ; des vieilles femmes ridées et immobiles, chapelet en main : quelle différence ? Tout cela est loin de tout, loin de la ville, loin du reste.
Trois secondes. Puis l'une des deux voix reprend en chuchotant.
- Moi, ce n'est pas le Saint-Jean, c'est le soleil.
- Quoi, le soleil ?
- Oui, le soleil. Quand il passe par là, tu vois ?
- Bah le soleil ça tourne. Le spot électrique, lui au moins, il ne bouge pas.
- Le soleil et sa ronde, justement, c'est cela qui me plait. Car quand arrive septembre, à cinq heures, le rayon passe juste là. Tu vois ? Juste là.
- Et alors ?
- Alors, ça fait des flaques de couleurs sur le dallage.
- Je me demande si parfois tu ne rêves pas un peu. Des rêveries bizarres qui ne plairaient pas du tout à Monsieur le Curé.
- Non, non ! Ce n'est pas vrai !
- Comme une fillette…
- Arrête de dire ça.
- Oh y a pas grand mal, finalement. Quand tu étais petite déjà, tu étais comme ça. Et juste avant tes vœux, tu te souviens de...
- Et toi, tu préfères quand il pleut ?
- Oh, la pluie, le soleil, c'est dehors. Ici, c'est autre chose.
Et puis soudain :
- A la messe, ce matin, tu as vu, l'aube du Père Rodrigo : elle était froissée. Chiffonnée même.
- Froissée ? Elle était tachée, oui !
- Tachée, tu crois ?
- J'en mettrais ma main au feu…. Je ne sais pas avec quoi, mais elle était tachée.
Elles se mettent à pouffer comme deux collégiennes dans un dortoir de pensionnaires quand la lumière est éteinte et que les jeunes filles se racontent des bêtises. Si elles me voyaient, si elles percevaient ma présence, elles se reprendraient. Se repentiraient peut-être. Stop. Retour à la solennité des lieux. Mais je suis au-dessus d'elles, il n'y a pas de visiteurs, l'obscurité enveloppe la salle et va se prolongeant jusqu'à la chapelle. Elles sont seules. Seules au milieu de ces saints, de ces crucifix, de ces objets liturgiques dont elles font presque partie. Alors elles se laissent aller gentiment au rire. Une vague qui les entraîne. Des gloussements.
- Arrête, Miguela…
- Je ne peux pas, c'est nerveux.
- Si le Père Rodrigo…
L'évocation du Père Rodrigo les calme. Alors elles ré-embrayent sur d'autres sujets, comme si le choix des thèmes de leurs échanges était interminable, comme si elles pouvaient parler à l'infini et commenter leur vie. Leur conversation est un monde dans toute sa variété.
Puis arrivent trois visiteurs. Elles les accueillent gentiment, allume la lumière et, contre une pièce chacun, leur donne un feuillet explicatif des œuvres exposées. L'une des deux s'est levée à cette fin, l'autre est restée assise, jambes lourdes, probablement enveloppées de bas à varices. Une canne est posée contre le dossier de son siège. Les visiteurs les remercient et entament le cercle de visite. La plus active des deux vieilles se rassoit près de sa compagne et les deux pipelettes reprennent leur conversation.
- Ne t'inquiète pas, je peux bien me lever.
- Merci Miguela. Tu as de la chance de rester aussi agile.
- C'est le Bon Dieu, tu sais, qui en décide. Pas la chance.
- Quand j'étais plus jeune, je gambadais…
...
- Eh bien moi,…
Leur chuchotement incessant se perd dans l'espace. Il se noie dans ce temps immobile qui les enveloppe. Je les regarde. Rien ne bouge. Rien n'est lourd autour d'elles, tout est de grâce, mi réel mi fantasmé. C'est un reflet d'éternité. Seules leurs paroles vont et viennent comme un léger bruissement.
***
A l'extérieur, ça va être la fête. Tout est en train de se mettre en place, à cette heure-là. Et ça se passe dans la rue comme jadis au Moyen Age. On installe des échoppes de fortune, des bancs, des tables, on se rassemble et on boit, on casse une croûte, on parle, on rit. Tout cela dans une ambiance ré-haussée de musique actuelle que diffusent des amplis grésillant. Oui c'est la fête qui recommence chaque soir depuis plusieurs jours et ça envahit tout le centre ville. On est censé honorer je ne sais quelle sainte patronne. C'est surtout l'occasion pour tous les jeunes de la ville, ces étudiants de Salamanque, de s'extérioriser. Septembre c'est encore l'été.
Elles sont arrivées toutes deux par une ruelle. Ce sont deux meufs, comme ils disent, deux copines, deux petites nénettes anodines. De celles qu'on appelle des pouff' (abréviation du joli terme distingué de pouffiasse) à voir leur allure calquée sur je ne sais quelle star de la téléréalité. Elles ont tout l'attirail nécessaire, plus vraies que nature avec leurs longs cheveux tirés en arrière, leur maquillage surchargé, leur piercing, leur legging bariolé qui leur moule le fessier, leur haut rose-fluo plein de falbalas. Et à la main leur inévitable i-phone. Gentilles au demeurant. Pas idiotes probablement, pas connes. Démerdes en tout cas dans ce monde de brutes. Peut-être même jolies à l'état naturel. Fraîches en tout cas. Juvéniles. Mais, bêbêtes. Se donnant des airs. L'une d'elles a plus de formes que l'autre, elle en joue, l'autre l'imite et toutes deux se dandinent. Elles doivent bien mâchouiller un chewing-gum, je suppose, ou sucer avec des airs faussement naïfs une sucette ronde, aussi ronde que la forme de leurs lèvres qui englobent goulûment le bonbon et sa tige. Elles rigolent pour un rien, parlent fort, n'ont guère de langage châtié. Des mômes, quoi. Des mômes qui jouent un rôle sans savoir vraiment que ça sonne faux.
Je ne sais comment dans l'ambiance bruyante qui commençait à dominer, j'ai entendu leurs paroles. Je suis toujours là quand il ne le faut pas, peut-être.
- Bah c'est l'angoisse !
- T'inquiète, chouchou. Tu t'y connais en débrouille.
- Mais cette fois, c'est genre grave, si tu vois.
- T'y vas à donfe et pas de souci, tu passes.
- C'est pas une question de donfe, c'est une question de fonds.
- Allez viens, oublie tout ça : on va s'marrer dans la teuf, genre biture assurée.
- Tonio et sa bande, y viennent ?
- Chais pas. L'a pas répondu au texto.
- Renvoie-z'y un.
- Sinon, on va trouver d'autres potes. T'inquiète, j'te dis.
Insouciantes ? Peut-être me disais-je mais pas tant que leur allure fofolle et leur ton dégagé pourraient le faire croire. Elles ne sont pas de simples marionnettes. Pas de simples papillons. Il y a le monde actuel qui les prend dans ses griffes, la vie avec ses incertitudes. Du coup, j'ai continué de les suivre. C'était juste dans la rue qui longe la chapelle bénédictine et son petit musée. D'où j'étais je pouvais voir les deux. L'intérieur, l'extérieur.
Les deux nénettes approchaient du premier stand. On y installait les sandwichs, les assiettes de chorizo, de jamon, que sais-je. Le haut parleur diffusait un air inhabituel, bien différent des morceaux composés de manière industrielle avec des basses qui cognent et des paroles scandées en boucle. J'ai identifié rapidement. C'était Hurricane chanté par Dylan. Ca remuait. Elles se sont mises à gigoter en rythme, elles avaient le tempo mine de rien. Il y avait une spontanéité qui les rendait touchantes.
- Tu connais ? Moi pas.
- Pas plus. C'est un peu ringard, non ?
- J'trouve pas. J'la kiffe cette musique.
- Genre Beatles, non ?
- Demande au type.
- T'es ouf ou quoi, j'vais pas passer pour une pouf'
Décidément l'une des deux avait le sens de la rime. Mais sur cette réplique pleine d'humilité, elles se sont mises à rire, à pouffer si j'ose dire. Elles riaient sans vraiment de raison, elles riaient parce que la vie les prenait dans sa vague et que cette fois, elle était bon-enfant. Oublié leur rôle de star à la petite semaine. Elles étaient deux copines complices dans une acrobatie nerveuse. Elles riaient.
Et c'est ça qui a établi le pont. C'est ce rire, ces deux rires, ou, pour mieux dire, ces quatre rires, qui m'ont fait agir.
- Ah mate un peu : c'est Tonio qui m'appelle.
- Faudra que je lui dise de ne pas déplacer le Saint-Jean.
- Ils viendront plus tard, lui et ses potes.
- La chasuble, faudra lui en parler. Il ne peut pas rester comme ça.
- Ca me fait braire, faut que je le voie.
- Surtout quand le soleil passe au moment des Vêpres. La tache se remarquerait.
- T'inquiète, je te dis. C'est pour la tune que ça va pas ?
- Tu ne vas pas accuser le soleil tout de même.
- Oh toi et ton soleil !
- Oui, c'est pour la tune. J'suis raide.
J'entendais tout, je les voyais les deux petites vieilles, les deux petites poufs. Charmantes les unes et les autres. Futiles mais préoccupées par leurs petits problèmes. Les soucis du jour sont toujours légitimes, ils arrivent et s'imposent. Le Saint-Jean de l'une, le manque de tunes de l'autre. La tache de Monsieur le Curé, la rencontre de nouveaux copains.
Et je me suis dit : « si je les intervertissais ? »
Il suffisait que sous le coup d'une soudaine lubie les deux jeunes filles entrent dans la chapelle. C'était facile à faire. Elles n'avaient pas encore retrouvé leurs potes, elles étaient parmi les premières arrivées, la soirée ne faisait que débuter. Sous le coup d'une brutale pulsion de fantaisie, peut-être mues aussi par un réflexe plus grave, une envie plus profonde, les voilà qui se dirigent vers l'entrée gothique de la chapelle bénédictine. C'est juste en face du stand qui diffuse Hurricane et étale sa charcuterie. Elles n'en ont rien à foutre, comme elles diraient face à l'étonnement que susciterait leur idée, au paradoxe flagrant qu'exprime leur comportement. Alors elles y vont. Elles osent. Entrées dans la pénombre, elles sont accueillies par les deux vieilles bonnes sœurs.
Sourires. Gêne. Regards. Surprise aussi peut-être de la part des bonnes sœurs. Etonnement de la part des fillettes. Ressemblance. Reconnaissance. Deux paires de femmes face à face. Deux mondes, celui de la claustration, celui de la rue.
Suis-je un bon ou un mauvais génie ? D'une pichenette j'ai procédé à l'inversion. Tchic ! L'âme des deux vieilles dans le corps des deux jeunes, l'esprit des deux jeunes dans l'enveloppe des deux vieilles.
Changement de contexte, oui pour chacune d'elles. Mais quoi d'autre ? De la sécurité pour celles qui sont un peu paumées dans ce monde anarchique. Du soleil et de la lumière pour celles qui ne sortaient pas de l'entre-soi avec Saint-Jean et le Père Rodrigo. De toutes les manières, des copines prises par la vie et qui pour se distraire, commenter et se rassurer, papotent à l'infini. Papotent et rigolent. A s'en étourdir.
Miguela et sa partenaire se sont approchées du stand où s'étalait la charcuterie. Hurricane leur battait les oreilles. Le vendeur a sorti une plaisanterie : normal il voyait deux gamines. En un instant, elles se sont senties un peu saoules. Pompettes, en quelque sorte, avant même d'avoir bu. Elles ne comprenaient pas ce qui se passait. Le soleil se répandait en tâches éblouissantes, il y avait du bruit, de l'air, de l'espace. Ce n'était pas désagréable.
Quant aux deux autres, elles se sont assises dans la pénombre à l'entrée de la vieille salle gothique. Parlaient-elles encore de Tonio et de sa bande de potes ? Peut-être pour le fun. Mais ici, pas de pression, pas d'inquiétude du lendemain. Tout était calme, silencieux, rassurant. Rien ne bougeait. Elles en rêvaient peut-être depuis longtemps.
Dehors, dedans, elles ont continué de papoter. A l'infini.
C'est une lecture très agréable, merci! J'aime beaucoup la première partie où il est question des deux vieilles dans la chapelle et le musée.
· Il y a presque 5 ans ·aile68