ROCHEFORT

kephas

Je suis la ville R. ...

                            
Je suis la ville R. qui fait face à l'océan. J'existe par la volonté des hommes qui m'ont érigée, ainsi que par leur acharnement à me faire tenir debout. Je suis peuplée d'une centaine d'âmes, essentiellement des pêcheurs. Mon cœur bat aux allers retours de leurs embarcations.
Ça faisait trois jours qu'il logeait entre mes murs. Après la cérémonie, il était monté dans sa voiture, avec pour seule motivation, tailler la route. Il lui fallait rouler, rouler vite et loin. Sans aucun but. La nuit avait fini par le surprendre et l'arrêter, alors qu'il apercevait mes premières lumières.

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Je suis la jetée principale de la ville R. constituée d'enrochements. Je file droit vers le large, surmontant les flots de mes épaules de pierre. À quelques encâblures, je m'incline sur la gauche, enserrant le port de mon bras protecteur. Sur ma partie supérieure, au centre, une chaussée de béton, cernée par deux murets de maçonnerie permet de circuler jusqu'à mon extrémité. C'est là que se dresse le phare de la ville.
Depuis son arrivée, il déambulait sur moi, les mains dans les poches. Il avait perdu l'élan et la force d'aller plus loin. Il avait fini par repondre à Marthe, qui le harcelait de message. J'ai besoin de faire le point. Non, je ne sais pas quand je vais revenir.
Il avait raccroché avec des remords sachant qu'il n'aurait pas dû se trouver en ce lieu.

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Je suis l'Océan nourricier, l'eau primordiale celle qui relie tous les hommes. Je suis celui par qui tout est né et tout disparaîtra. Nul ne me dompte. Intrépide, je m'agite derrière la jetée du port R. Je tente à chaque nouvel assaut de la surpasser, en vain. Je ne parviens qu'à lâcher des paquets d'eau qui se brise sur son roc en gerbes d'écumes.
Il se mêlait aux flâneurs qui poursuivaient leur marche jusqu'au bout de la jetée.
Il savait ce qu'on attendait de lui, ce qu'il aurait dû être. Un père digne, un mari exemplaire, soutenant son épouse ravageait par la douleur, enfin un homme tenant bon face aux épreuves de la vie.
Il semblait à deux doigts de me rejoindre, de noyer en mon sein tout ce qui tremblait en lui.
                     
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Je suis le phare de la ville R. depuis cent quarante ans, dressé au bout de la jetée, sur un promontoire de béton. Ma colonne de pierre blanche s'élance vers le ciel où mon belvédère trône à plus de soixante dix mètres. De là-haut, on peut apprécier une vue superbe à trois cent soixante degrés sur l'océan et le Port dont je garde l'entrée.
Je l'ai vu avancer vers moi, les yeux hagard. Son esprit s'effilochait, se distillait en fine goûtellette qui s'unissait aux embruns. Marthe et sa famille devaient s'inquieter. Mais c'était pas le moment de revenir, de retrouver la voix des mots, la raison de la parole. Il était mort avec lui, mort en silence. Impossible de reprendre sa place, son rôle de père, de mari, d'homme.

On accède à mon belvédère par une lourde porte de bois, situé à mon pied. Celle-ci s'ouvre sur un colimaçon de deux cent quatre-vingt-quatorze marches qu'il faut gravir une à une avant d'atteindre mon sommet.
Il s'était mis à pleuvoir. Les badauds filaient se mettre à l'abri. Quant à lui, il était resté sous la pluie, le dos appuyé à ma porte de bois. Quand soudain, elle s'était dérobée. Il avait basculé à l'intérieur, perdant l'équilibre.
Personne ne l'avait jamais vu ressortir...

Ke. 

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