Rome Polaroid

Miss K.

Tout a commencé sur un quai, endroit des départ et retrouvailles, des bras et des yeux qui s'accrochent et se cherchent. Des larmes. De la vie au ralenti. J'attendais sur le quai, un quai de province avec six voies. Une gare qui donnait envie d'aller vers la mer. Assise sur un banc, mes yeux ne regardaient pas grand-chose, flottaient sur les visages des voyageurs alternativement à leurs jambes, et ce sont de très jolis mollets prolongés par des talons vertigineux qui se sont soudain approchés de moi, et qui m'ont demandé d'une voix douce, en s'excusant, si j'allais à Paris. J'ai acquiescé et la voix m'a tendu une lettre,

-Vous pourriez la poster de Paris pour moi ?

J'ai pris la lettre et l'ai enfouie dans mon sac, la voix m'a remerciée, m'a souhaité bon voyage et de longs cheveux bruns se sont éloignés vers les portes coulissantes. Elle s'est retournée une fois pour me faire un petit signe de la main, puis a disparu, en tous cas de ma vue.

A Montparnasse je me suis réveillée d'un drôle de rêve, un soirée déguisée où un homme avait le même masque de moi, celui d'une peintre célèbre, j'avais l'avantage du chignon, et lui des sourcils très noirs et presque joints. J'ai titubé dans la gare et me suis assise dans un bus qui a mis un temps incroyable à partir. Les passagers se plaignaient les uns aux autres et se fondaient dans mes efforts désespérés pour reprendre le cours de mon rêve. A l'appartement, j'ai retrouvé Wun-Sen, un splendide matou roux d'origine thaïlandaise qui n'a gardé de son pays natal qu'un patronyme. Avant de me coucher dans les quatre pattes dodues de Wun-Sen, j'ai repensé à la lettre et durant un instant ai été contente qu'elle soit encore dans mon sac et pas dans une des boite à lettres froides et anonymes de la gare. Le lendemain j'ai trainé à la maison, et ne suis descendue qu'à l'épicerie du bas de l'immeuble pour acheter des fruits. Le soir, j'ai examiné l'enveloppe de long en large, du papier kraft chic. Elle était adressée à un certain Arthur B. demeurant à Rome, pas d'adresse au dos, et rien de lisible par tentative d'épuisement de l'opacité du papier. Ni la lumière naturelle ni les watts pourtant de plus en plus puissants ne parvinrent à lui arracher un mot. J'ai pensé à la vapeur, et quelque chose de mon éducation dans un petit village d'Alsace est venu faire barrière à cette idée, une barrière mouvante comme le fleuve, j'hésitais encore en allant me coucher.

C'est Wun-Sen qui a fait le sale boulot, il a grignoté, il fait ça seulement avec certains papiers. Le coin était arraché, et ses petits crocs pointus avaient laissé une trace en forme de farandole. Au matin il dormait à côté des papiers, levant la tête de temps à autre pour me regarder fouiller dans les tiroirs. Je ne pouvais pas envoyer une lettre à Rome dans un état pareil. Le souci de l'impeccable, l'Alsace toujours. Il a bien fallu l'ouvrir, la lettre, pour faire le transfert dans une autre enveloppe. D'abord j'ai fermé les yeux, et au bout d'un moment, par commodité je les ai ouverts, me flattant d'un regard vague, qui ne voyait qu'écriture et encre noire, suite de lettres auxquelles mon cerveau ne prêtait aucun sens. Je jouais avec elles, les lançait en l'air, me lovais dans leurs courbes et sautillais de l'une à l'autre comme sur des îles. Inexplicablement le jeu s'est arrêté, les lettres se sont regroupées, attirées l'une vers l'autre et des mots sont apparus. Alors oui j'ai lu, et franchi le Rhin, ou le Pô, comme on voudra. C'était une lettre plutôt courte, lyrique par instants, assez brumeuse qui évoquait un iguane, devenu aveugle à force de jeux de miroirs, et ça finissait par cette phrase « Pour moi tu es mort, et tout ce que tu écriras sera désormais posthume ». S'il était mort, pas d'urgence à poster la lettre.

J'ai attendu que les gouttes cessent de jouer leur petite musique d'automne sur mes vitres, que dehors les parapluies se referment et que les rares feuilles de arbres se redressent vers un soleil improbable. J'ai attendu quelques jours pendant lesquels je finissais une longue traduction pour interpol, des histoires de blanchiment d'argent, de drogue et de trafic de personnes, comme un script préparatoire à une grosse production hollywoodienne, sauf que c'était vrai, du moins du point de vue des enquêteurs. J'ai rendu le rapport traduit, et ai commencé à regarder où habitait le réputé décédé Arthur B. Un des plus anciens quartiers de la ville près du fleuve, des pavés, de l'ocre et du rouge sur des murs qui s'écaillent et des terrasses qui mangent les toits.

J'ai pensé qu'il y a avait là probablement des gens qui aimeraient passer quelque temps à Paris et juste pour vérifier mon hypothèse, me suis inscrite sur un site d'échanges d'appartements. Au bout de quelques heures une première proposition est arrivée. Le lendemain j'ai reçu un premier mail, d'Alessio77 me proposant son appartement près du Vatican pour un mois si ça me convenait, il voulait parler mieux le français du Paris, me disait-il, et mon petit deux pièces proche du marché d'Aligre lui plaisait. J'avais quelques doutes sur ma cohabitation possible avec le Vatican, et deux jours après une jeune femme, Giulia m'a contactée. Elle venait pour un stage de théâtre, et habitait un studio avec une petite terrasse, et en se penchant un peu, on voit la fontaine de la piazza Mattei, écrivait-elle. J'ai appelé Giulia qui m'a répondu d'une voix rauque de fumeuse, ou peut-être était-ce le théâtre. Nous avons convenu d'une date assez proche, nous étions pressées toutes les deux. Elle récupèrerait la clé chez l'épicier d'en bas, et moi au Bartaruga, le seul bar de la piazza. Je prévoyais de déposer personnellement la lettre dans la boite d'Arthur B., m'acquittant ainsi plus que scrupuleusement de la mission qui m'avait été confiée sur un quai de gare il a deux semaines de cela. Une jeune femme sans visage, du moins dans ma mémoire, ce qui revenait au même. Je n'ai prévenu personne de mon départ mis à part l'épicier. Mes bagages ont été rapidement prêts, j'ai entassé le reste dans un des placards pour faire de la place à Giulia. Préparé les affaires de Wun-Sen ses jouets, plaids, croquettes, je ne savais s'il allait apprécier la cuisine italienne.

Un matin de fin d'automne j'ai chargé la voiture dans la brume du matin, installé le chat et sa boite de transport sur la lunette arrière afin qu'il puisse jouir du paysage autoroutier, mis soigneusement la lettre dans la boite à gants, et je suis partie vers le sud, croisant probablement l'avion de Giulia, ou du moins sa trace dans l'atmosphère.

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