Rose, Bleu, Violet

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Bienvenue à Perfect City, la ville où tout le monde est heureux. Ou tout du moins, ceux qui ne détonnent pas. Mais personne ne détonne à Perfect City. Tout le monde se ressemble à Perfect City.

Partie 1 : Les Pensionnats des Enfants 

 

Cynthia

Je suis une fille. Ce matin-là, comme tous les autres, assise à ma coiffeuse, je brosse mes longs cheveux blonds avant d'y nouer mon habituel ruban rose, ma couleur préférée. Puis, je me maquille avec soin, afin de rester jolie sans être vulgaire. J'enfile ensuite l'uniforme sur lequel a été brodé mon prénom : Cynthia. Ma jupe, rose évidemment, retombe sur mes jambes, toujours parfaitement épilées, car il faut souffrir pour être belle. Je me regarde une dernière fois dans le miroir… Parfait ! Je suis prête. J'aurais aimé jouer une dernière fois avec mes poupées, mais je dois y aller maintenant, mon cours de danse classique va commencer. J'entends déjà la cheffe de garde au corset agiter sa clochette dans les couloirs du dortoir, nous indiquant que c'est l'heure. Lorsqu'elle passe devant la porte ouverte de ma chambre et qu'elle remarque mon retard, elle insiste deux fois plus sur sa clochette, alors je termine en vitesse de préparer mes affaires. Bien sûr, avant de partir, je n'oublie pas de prendre ma feuille de vœux, je dois la donner à la maîtresse tout à l'heure. Des cinq options qui m'étaient proposées, j'ai choisi la première : femme au foyer. Je n'ai peut-être que 14 ans, mais j'attends avec impatience le jour où j'entrerai dans la ville des Adultes en tant que femme respectable, le jour où je me marierai et fonderai une famille avec celui que les Adultes auront choisi pour moi. C'est là mon unique but. Je suis une fille.  

 

Gabriel

Je suis un garçon. Ce matin-là, comme tous les autres, je sèche mes cheveux blonds, mouillés par la douche que je viens de prendre. J'enfile ensuite l'uniforme bleu, ma couleur préférée, sur lequel a été brodé mon prénom : Gabriel. Mon short, bleu évidemment, dissimule à peine la fine musculature qui a commencé à se développer ces dernières années grâce aux entraînements matinaux. Je me regarde une dernière fois dans le miroir… Parfait ! Je suis prêt. J'aurais aimé lire un dernier chapitre de L'histoire d'un héros qui sauva le peuple du Grand Fléau, la biographie du tout premier Gouverneur, mais je dois y aller maintenant, mon cours d'économie va commencer. J'entends déjà le chef de garde agiter sa clochette dans les couloirs du dortoir, nous indiquant que c'est l'heure. Bien sûr, avant de partir, je n'oublie pas de prendre ma feuille de vœux, je dois la donner au maître tout à l'heure. J'ai eu énormément de mal à choisir, il y avait tellement d'options : sportif, homme politique, scientifique, entrepreneur et j'en passe. Je n'ai que 14 ans. Pour l'instant, tout ce que je souhaite, c'est d'entrer dans la ville des Adultes en tant qu'homme respectable, me marier et entretenir la famille que je fonderai avec celle que les Adultes auront choisie pour moi grâce à l'argent que je gagnerai au travail. C'est là mon unique but. Je suis un garçon. 

 

Cynthia

Nous sommes des filles. Avec mes amies, toutes des filles, ainsi que de la cheffe de garde au corset, nous sortons de notre cours de danse classique pour nous diriger vers notre cours de bonnes manières, notre cours d'épouse parfaite. Sur le chemin, nous discutons de maquillage, de mode, de cuisine et de tant d'autres sujets que nous adorons. La salle dans laquelle se déroule ce cours est quasiment identique à la précédente : un parquet lustré et des murs couverts de miroirs. On nous tend un livre. Pas pour le lire, non. Les filles ne lisent pas, ne pensent pas, ne réfléchissent pas. Les filles ne doivent qu'obéir. D'abord aux Adultes, puis, notre majorité passée, aux hommes, surtout à notre cher et tendre époux. Mes camarades devant moi posent machinalement le livre sur leur tête. L'activité du jour : garder le dos bien droit en toutes circonstances. Je le pose aussi sur le sommet de mon crâne et commence à marcher, le dos parfaitement droit. Le contenu de ce livre ne m'intéresse pas. Ne nous intéresse pas. Nous deviendrons des épouses parfaites. Nous sommes des filles. 

 

Gabriel

Nous sommes des garçons. Avec mes amis, tous des garçons, nous ressortons de notre cours d'économie pour nous diriger vers la cour de récréation, prendre une pause. Certains jouent au basket, d'autres au football ou encore aux échecs, tandis que les plus jeunes jouent encore à imiter les Adultes. On me tend un ballon. Je dois jouer avec. Les garçons aiment le sport. Les garçons sont forts et intelligents, c'est pour ça qu'ils doivent aller à l'école : pour devenir des citoyens parfaits. Je prends le ballon et commence à jouer avec mes amis. Mais à un moment, il m'échappe des mains. Je cours le chercher et un éclat rose attire alors mon attention. Derrière un arbre, non loin du terrain de basket, il y a une poupée vêtue de rose. Je la prends. Je la regarde quelques instants, me demandant ce qu'elle peut bien faire là. Puis, craignant qu'on me surprenne avec et qu'on se gausse de moi, je la ramène à un surveillant. Ce genre de jouet pour fille n'a rien à faire ici. Les poupées ne m'intéressent pas. Ne nous intéressent pas. Nous deviendrons des citoyens parfaits. Nous sommes des garçons. 

 

Cynthia

Je suis comme les autres filles. J'aime le rose, j'aime cuisiner, j'aime la danse classique, j'aime les poupées, et mon rêve est bien de devenir femme au foyer. Oui, je suis bien comme les autres filles. Le cours de bonnes manières commence. C'est toujours le même cours, dans la même salle. D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi nous devons nous déplacer, puisque les salles sont identiques. On nous tend un livre. Encore. Comme toutes les autres fois, mes camarades devant moi le posent sur leur tête. Je m'apprête à le faire également mais je le place mal et il tombe aussitôt. Ouvert, il atterrit, pages face au sol, sur le parquet laqué. Mais, tandis que je le ramasse sous les regards perçants de mes camarades et de la maîtresse, j'ai soudainement l'irrésistible envie d'en connaître le contenu. Avant même que je ne m'en rende compte, mes yeux commencent à scruter cette succession de lettres noires imprimées sur le papier. Je ne sais pas lire, pourtant... Ce livre m'a l'air diablement intéressant... Ce qui ne fait qu'augmenter mon désir de le déchiffrer. Mais reprenant finalement mes esprits, je referme brusquement le livre. Les filles ne lisent pas. Trop tard. Le regard, autrefois si tendre et chaleureux de la maîtresse est à présent aussi froid que de la glace. Il me fait peur. Elle sort un étrange objet noir de sa poche et y murmure quelques mots. Puis, elle m'attrape violemment le poignet et me tire hors de la salle tandis qu'une terreur sans nom emplit mon cœur. Suis-je vraiment comme les autres filles ? 

 

Gabriel
Je suis comme les autres garçons. J'aime le bleu, je suis doué à l'école, je suis fort, j'aime le basket et la boxe, et mon rêve est d'obtenir un bon travail qui puisse me permettre de subvenir aux besoins de ma famille. Oui, je suis bien comme les autres garçons. Nous sortons dans la cour. Il s'y passe toujours la même chose. Les garçons jouent au basket, au foot, aux échecs. On me tend un ballon. Encore. Je le prends et commence à jouer avec mes amis. Mais comme la dernière fois, il m'échappe à un moment des mains. Lorsque je cours le chercher, un éclat rose attire à nouveau mon attention. Derrière un arbre, non loin du terrain de basket, il y la même poupée que l'autre jour. Je la prends. Je la regarde quelques instants, me demandant pourquoi diable elle est encore là. Mais, tandis que je m'apprête à la rendre au surveillant, je remarque cette fois-ci que ses cheveux sont sales, et j'ai soudainement l'irrésistible envie d'arranger ça. Avant même que je ne m'en rende compte, je suis déjà en train la laver soigneusement aux toilettes. Mais, reprenant mes esprits, je lâche brusquement la poupée. Ce genre de jouet pour fille n'a rien à faire ici. Trop tard. Mes camarades sont derrière moi, un sourire moqueur collé au visage. Le surveillant les suit, son regard est aussi froid que de la glace. Il sort un étrange objet noir de sa poche et y murmure quelques mots. Puis, mes camarades commencent à me frapper, riant et me traitant de fillette tandis qu'une terreur sans nom emplit mon cœur. Suis-je vraiment comme les autres garçons ?
 

Cynthia

Je ne suis plus une fille. Les filles aiment le rose. Les filles aiment la dansent classique. Les filles rêvent de se marier et de fonder une famille. Les filles ne lisent pas. Les filles ne réfléchissent pas. Les filles ne doivent qu'obéir. D'abord aux Adultes, puis aux hommes, surtout à leur mari. Mais j'ai désobéi. J'ai cédé à ma curiosité. Pire encore, j'ai voulu lire. Cela voudrait-il dire que je ne suis pas une fille ? Je n'aurais jamais dû faire ça. Pourquoi ai-je ouvert ce livre ? J'aurais le dû poser sur ma tête, comme tous les autres. Que vont penser mes parents de moi, maintenant ? Je ne les connais pas – nous n'avons le droit de rencontrer nos parents que le jour de notre mariage – mais je suis sûre et certaine qu'ils seront tous les deux très déçus de moi. Les pauvres... Devoir donner naissance à l'erreur que je suis... Parce que je suppose que c'est ce que je suis à présent. Une erreur. J'ai perdu mon statut de « fille » lorsque j'ai tenté de lire ce satané livre. Je suis maintenant enfermée dans une pièce sombre, dans un endroit inconnu. Elle est complètement vide. Je n'ai eu le droit à aucun lit, aucune couverture. J'ai froid. J'ai faim. J'ai soif. Mais je fais à peine attention à cela. En cet instant, une unique pensée tourne en boucle dans mon esprit. Je ne suis plus une fille. 

 

Gabriel

Je ne suis plus un garçon. Les garçons aiment le bleu. Les garçons aiment le sport. Les garçons rêvent de travailler et d'entretenir leur famille. Les garçons n'aiment pas le rose. Les garçons n'aiment pas les poupées. Mais je me suis intéressé à cette poupée. Pire encore, j'ai voulu m'en occuper. Cela voudrait-il dire que je ne suis pas un garçon ? Je n'aurais jamais dû faire ça. Pourquoi ai-je voulu laver cette poupée ? J'aurais dû la rapporter au surveillant, comme l'auraient fait les autres. Que vont penser mes parents maintenant ? Je ne les connais pas – nous n'avons le droit de rencontrer nos parents que le jour de notre mariage – mais je suis sûr et certain qu'ils seront tous les deux très déçus de moi. Les pauvres... Devoir donner naissance à l'erreur que je suis... Parce ce que je suppose que c'est ce que je suis à présent. Une erreur. J'ai perdu mon statut de « garçon » lorsque je me suis occupé de cette satanée poupée. Je suis maintenant enfermé dans une pièce sombre, dans un endroit inconnu. Elle est complètement vide. Je n'ai eu le droit à aucun lit, aucune couverture. J'ai froid. J'ai faim. J'ai soif. J'ai mal partout à cause de mes – anciens – camarades. Mais je fais à peine attention à tout cela. En cet instant, une unique pensée tourne en boucle dans mon esprit. Je ne suis plus un garçon. 

 

Cynthia

Il n'est ni un garçon... Ni une fille... Depuis combien de temps suis-je là ? Je ne sais pas. J'ai arrêté de me le demander depuis longtemps. Un jour, la porte s'ouvre. Un homme, c'est la première fois que j'en vois un, se tient dans l'encadrement de la porte. Il est baraqué et tient un objet d'allure menaçante. Je ne sais pas ce que c'est, mais un simple coup d'œil à cette chose suffit à me faire frissonner. Il m'empoigne violemment le bras et, sans un mot, m'emmène de force dans une autre pièce après avoir passé d'innombrables systèmes de sécurité. Au moment où il referme la porte de ce nouvel endroit, alors que je me croyais de nouveau seule, s'ouvre une seconde porte en face de celle que je viens de franchir. Un garçon de mon âge est jeté sans ménagement dans la pièce. Ses habits sont poussiéreux, tout comme les miens, il est couvert de bleus et a du mal à se relever. Il a l'air en piteux état. Il a l'air affaibli. Pourtant c'est un garçon... C'est alors que je comprends. Il est comme moi. Il est une erreur. Il n'est ni un garçon... Ni une fille... 

 

Gabriel

Elle n'est ni une fille... Ni un garçon... Depuis combien de temps suis-je là ? Je ne sais pas. J'ai arrêté de me le demander depuis longtemps. Un jour, la porte s'ouvre. Un homme se tient dans l'encadrement de la porte. Il a une tâche de naissance en dessous de l'œil. Il est baraqué et tient une lourde arme à feu. Je n'en ai vu que dans des livres, mais un coup d'œil suffit à me faire frissonner. Il m'empoigne violemment le bras et, sans un mot, m'emmène de force dans une autre pièce après avoir passé d'innombrables systèmes de sécurité. Il me jette avec tant de violence que je m'écroule au sol. Mon corps est si douloureux et affaibli que j'ai du mal à me relever. On me tend alors une main. Une fille, c'est la première fois que j'en vois une, me regarde d'un air inquiet. Ses habits sont poussiéreux, tout comme les miens, et ses cheveux sont complètement emmêlés. Elle n'a pas pris soin de son apparence. Pourtant c'est une fille... C'est alors que je comprends. Elle est comme moi. Elle est une erreur. Elle n'est ni une fille... Ni un garçon... 

 

Partie 2 : La Décharge

 

Cynthia

Nous étions roses. Nous étions des filles. Cette nouvelle pièce est aussi sombre et froide que la précédente mais... Sans que je ne sache pourquoi, la présence de Gabriel parvient à me calmer. Étrange, je viens juste de le rencontrer. Peut-être est-ce parce que je ne suis plus seule à présent. Discuter est notre seule occupation. Il me parle de sa vie au Pensionnat Est des garçons, de ses camarades, des cours qu'il suivait. Je sais que c'est mal, mais ce dernier sujet m'intéresse tout particulièrement. Il le remarque et, sachant que je ne sais pas lire, propose même de m'apprendre. Il est gentil. Mais je refuse sa proposition. Je ne ferai pas la même erreur deux fois. Plus jamais je ne lirai. Au bout d'un moment, une alarme assourdissante retentit et le mur en face duquel nous nous étions assis semble se soulever. Une porte ? Nous ne l'avions pas remarquée. Le soleil m'éblouit tandis qu'une odeur pestilentielle, accentuée par la chaleur de l'été, assaille mes narines. Une fois que mes yeux se sont habitués à la lumière, je découvre une immense Décharge. Devant nous, se dressent d'énormes monticules de déchets en tous genres : meubles, vêtements, électroménager, nourriture... Tenant fermement la main de Gabriel, je sors de la pièce. Le sol est poussiéreux. C'est alors que je remarque ces jeunes. Filles comme garçons, à peine plus âgés que nous, ils sont avachis contre les murs. Ils fixent le vide sans rien dire. Ils ont l'air... Brisés. L'un d'eux, voyant la porte ouverte, se précipite à l'intérieur de la pièce les yeux remplis d'espoir... Avant de s'étaler lourdement au sol presque aussitôt. Tout cela s'est déroulé très rapidement. Mais je l'ai vu... Le laser qui lui a pris la vie. Un filet de sang s'écoule lentement de sa tête. C'est la dernière chose que je vois avant que la porte ne se referme. C'est alors que je comprends. Cette Décharge... Ces enfants amorphes affalés au milieu des ordures... Ces filles et moi... Nous sommes pareilles. Nous étions roses. Nous étions des filles. À présent, nous ne sommes que des déchets aux yeux de Perfect City. 


Gabriel

Nous étions bleus. Nous étions des garçons. Cette nouvelle pièce est aussi sombre et froide que la précédente mais... Sans que je sache pourquoi, la présence de Cynthia parvient à me calmer. J'en oublierais presque mes blessures. Étrange, je viens juste de la rencontrer. Peut-être est-ce parce que je ne suis plus seul à présent. Discuter est notre seule occupation. Elle me parle de sa vie au Pensionnat Sud des filles, de ses camarades, de ses cours de danse, de cuisine et d'esthétique. Je sais que c'est mal, mais ce dernier sujet m'intéresse tout particulièrement. Elle ne doit pas le savoir. Et il en va de même pour la raison de ma présence ici. Alors je me tais. Je ne ferai pas la même erreur deux fois. Plus jamais je ne faiblirai. Au bout d'un moment, une alarme assourdissante retentit et le mur en face duquel nous nous étions assis semble se soulever. Une porte ? Nous ne l'avions pas remarquée. Le soleil m'éblouit tandis qu'une odeur pestilentielle aussitôt mes narines. Une fois que mes yeux se sont habitués à la lumière, je découvre une immense Décharge. Devant nous, se dressent d'énormes monticules de déchets en tout genre : meubles, vêtements, électroménager, nourriture... Tenant fermement ma main, Cynthia sort de la pièce et je la suis. C'est alors que je remarque ces jeunes. Filles comme garçons, à peine plus âgés que nous, ils sont avachis contre les murs. Ils fixent le vide sans rien dire. Ils ont l'air... Brisés. L'un d'eux, en voyant la porte ouverte, se précipite, semblable à ces bêtes affamées des documentaires animaliers, à l'intérieur de la pièce... Avant de s'étaler lourdement au sol presque aussitôt. Tout cela s'est déroulé très rapidement. Mais je l'ai vu... Le laser qui lui a pris la vie. Un filet de sang s'écoule lentement de sa tête. C'est la dernière chose que je vois avant que la porte ne se referme. C'est alors que je comprends. Cette Décharge... Ces enfants amorphes affalés au milieu des ordures... Ces garçons... Nous sommes pareils. Nous étions bleus. Nous étions des garçons. Nous avons brisé les règles. Nous sommes maintenant des déchets. 

 

Cynthia

Bouche bée, je fixe quelques instants la porte qui vient de se fermer. Je suis tellement choquée par ce qui vient de se passer que je reste pétrifiée. Des bruits de pas me font sortir de ma torpeur. Une femme, une adulte, s'approche de nous. Elle porte un pantalon. Sans un mot ni un regard pour nous, elle s'agenouille devant la porte derrière laquelle le corps du garçon a disparu, joint les mains en prière et ferme les yeux un instant avant de se relever. Puis, elle porte finalement son attention sur nous et nous fait signe de la suivre. J'aide Gabriel à se relever, le choc l'avait fait tomber au sol, puis nous la suivons entre les collines de déchets. Sur le chemin, nous passons à côté d'une vieille voiture. Un homme en bleu de travail est en train d'en arracher la portière. Il se retourne pour nous saluer. C'est une femme. Allongée sur le capot de cette même voiture se trouve une petite fille, ses jambes se balancent gaiement dans le vide tandis qu'elle lit un livre. Je l'envie. Elle aussi me fait un petit coucou de la main, auquel je réponds machinalement. Elle ne doit pas avoir plus de dix ans. Plus nous avançons, plus cet empilement d'ordures s'agence en d'étranges constructions, assemblages de plaques de ferrailles rouillées et autres matériaux. On dirait des maisons. À l'intérieur de l'une d'elles, je vois deux femmes s'embrasser passionnément. Je les fixe un instant mais mon attention est aussitôt détournée par un bruit sourd. 

 

Gabriel

Je fixe le sol, bouche bée. J'ai été tellement choqué par ce qui vient de se passer que mes jambes ont perdu toute force et je me suis écroulé au sol. Des bruits de pas me font sortir de ma torpeur. Une femme, une adulte, s'approche de nous. Ses cheveux sont courts. Sans un mot ni un regard pour nous, elle s'agenouille devant la porte derrière laquelle le corps du garçon a disparu, joint les mains en prière et ferme les yeux un instant avant de se relever. Puis, elle porte finalement son attention sur nous et nous fait signe de la suivre. Cynthia m'aide à me relever, me soutient, et nous la suivons entre les collines de déchets. Je m'appuie beaucoup sur Cynthia, mon corps me fait tant souffrir qu'il m'est même difficile de tenir debout, alors marcher... Sur le chemin, nous croisons un groupe de cinq hommes. Quatre d'entre eux sont en train d'étendre le linge, le dernier s'affaire à repriser une tenue d'ouvrier. Ce jeune homme, en voyant mon état, lâche son ouvrage pour aider Cynthia à me soutenir. Plus nous avançons, plus cet empilement d'ordures s'agence en d'étranges constructions, assemblages de plaques de ferrailles rouillées et autres matériaux. On dirait des maisons. Dans un coin, je remarque trois cabines de toilettes. Sur celle du milieu a été peint un simple cercle tandis que sur les deux autres se trouvent les traditionnels symboles de l'homme et de la femme. Un petit garçon sort de cette dernière cabine. Je le fixe un instant mais mon attention est aussitôt détournée par un bruit sourd. 
 

Cynthia

S'étend alors sous mes yeux une grande place ronde, au sol recouvert de parquet. Autour de cette place, un groupe d'hommes et de femmes s'amusent à frapper et à refermer le couvercle d'une dizaine de poubelles. Rapidement, d'autres les rejoignent et se mettent à tambouriner, tordre et secouer divers déchets, casseroles, fûts en métal, boîtes en carton, plaques de ferraille, créant ainsi une multitude de sons nouveaux pour mes oreilles. Les poubelles produisent un son grave, sourd, creux, contrastant avec le bruit aigu et dissonant des casseroles. On pourrait croire au premier abord que de tout cela résulterait une cacophonie discordante mais la mélodie créée est étonnamment entraînante. C'est complètement différent de la musique classique que l'on nous faisait écouter en boucle au Pensionnat des Filles. Mais ça ne me déplaît pas. Peu à peu, le centre de la place se remplit. Les gens frappent leur corps, claquent des doigts, battent le sol de leurs pieds, chantent à tue-tête, en rythme avec la musique. On dirait presque qu'ils dansent. Mais cela n'a rien à voir ni avec la danse de salon, ni avec la danse classique. Ces dernières me paraissent bien ternes et monotones par rapport à ce qui se déroule sous mes yeux. Ils n'ont pas de maîtresse pour les guider et pourtant ils n'ont aucun mal à se synchroniser. Ils se comprennent. Ils sont à leur place, parmi leurs semblables. Ils s'amusent. Ils sont heureux. Ils sont libres. 

 

Gabriel

L'ambiance devient de plus en plus animée au fil de la musique. La place est à présent bondée. C'est à se demander comment ces gens font pour ne pas se bousculer. Cynthia n'a pas quitté ce rassemblement des yeux depuis que nous sommes arrivés, comme plongée dans une sorte de transe. Et moi je la fixe. Je fixe son regard empli d'un mélange d'admiration et d'envie. Elle veut les rejoindre, ça se voit, mais n'ose sûrement pas. Est-ce par peur de faire tache ou par retenue envers ma faiblesse physique ? À moins que ce ne soit pour une autre raison que j'ignore ? Je n'ai pas le temps de trouver de réponse à ma question que la musique prend fin, sans pour autant que l'ambiance ne se calme. La femme qui nous a accompagnés jusqu'ici traverse alors la place. Elle s'approche d'une grande palissade en bois au pied de laquelle se trouvent plusieurs bocaux en verre, remplis d'un liquide que je ne parviens pas à distinguer de là où je me trouve. La foule se fait alors silencieuse. Un silence si brusque et soudain qu'il me fait sursauter. Tous les regards sont rivés sur elle. Elle prend l'un des bocaux et l'approche de la torche qui brule non loin de la palissade. La mèche dépassant du couvercle prend feu et la femme repose ce que je devine maintenant être une lampe à huile. Comme lorsque nous l'avons vu pour la première fois, elle joint les mains en prière et ferme les yeux. Les autres suivent son mouvement. Ils pleurent les morts. Cela dure un instant puis la musique reprend, et les gens se remettent à danser. Comme s'il ne s'était rien passé. 

 

2 ans plus tard, au cœur de la Décharge 


Cynthia

 Il y a foule. C'est rare de voir autant de monde réuni autre part que sur la place principale, mais les extractions sont toujours dangereuses alors beaucoup se mobilisent pour les faciliter et limiter les dégâts. Les extracteurs vérifient une dernière fois si la chaîne est bien accrochée. Les mineurs - dont je fais partie - contrôlent les parois du tunnel, solidifiées afin de réduire au maximum les effondrements. Venus prêter main forte aux extracteurs, les costauds s'échauffent, prêts à tirer. Les médecins sont sur le qui-vive, prêts pour soigner les éventuels blessés. Et les protecteurs - que Gabriel a rejoints peu de temps après notre arrivé à la Décharge - s'efforcent de calmer les enfants, surexcités par ce qu'ils s'apprêtent à voir. Tout cela sous les yeux attentifs des meneurs qui s'appliquent à gérer tout ce petit monde pour prévenir le moindre accroc. Lorsque tout est fin prêt, les meneurs lancent le signal. Les extracteurs, aidés des costauds, se mettent à tirer de toute leurs forces la chaîne pour extraire l'objet coincé au milieu de la colline de déchet tandis que mes camarades mineurs et moi faisons attention aux débuts d'éboulement. C'est une opération longue, fastidieuse et délicate, mais elle finit par porter ses fruits. Bientôt, nous apercevons le coffre que j'ai découvert quelques semaines auparavant et quand enfin nous parvenons à le sortir de la colline, une exclamation de joie et de soulagement parcourent la foule. J'ai déjà hâte de fêter cette découverte ce soir sur la place principale avec Gabriel et les autres. 
 

Gabriel

De retour sur la place principale, nous attendons, nerveux, l'ouverture du coffre. Ce n'est pas la première fois que j'assiste à un tel évènement. L'ambiance est toujours comme ça. Les extractions sont des opérations particulièrement difficiles, alors en comparaison de tous les efforts mis à disposition, le contenu est bien souvent décevant. Surtout lorsqu'il y a des blessés... Ou des morts. La tension est particulièrement élevée aujourd'hui. Récemment, une mineure a découvert un coffre rempli d'objets d'un autre temps. D'un temps meilleur. D'un temps où tout le monde était libre, en dépit du sexe, du genre, ou de la sexualité. Mais c'est à peu près tout ce que nous savons de cette époque. Nous attendons beaucoup de ce nouveau coffre. Car après une telle découverte, notre curiosité pour ce monde révolu n'a cessé de croître. Cynthia espère tomber sur des livres. Elle s'est découvert une véritable passion pour la lecture depuis qu'on lui a appris à lire, mais la plupart des livres que l'on trouve ici ne sont que propagandes de Perfect City et elle doit donc se contenter des manuels de cours des Pensionnats des Garçons. C'est d'ailleurs elle la plus stressée de tous. C'est elle qui a découvert ce coffre, c'est donc à elle de l'ouvrir. Elle essaie de le cacher, mais sa raideur la trahit. La doyenne, une jeune rousse d'une trentaine d'année, lui tend une énorme pince coupante. Pince à la main, Cynthia s'approche lentement du coffre, pour en faire sauter le cadenas, mais elle n'a pas le temps de le toucher qu'une sirène assourdissante retentit. Une sirène que nous connaissons tous. Elle signale l'arrivée de deux nouveaux membres dans notre communauté. Feront-ils partis de ces jeunes arrivant sans plus de réactions ni d'envies et dont on ne peut plus rien tirer ? S'agira-t-il de Brisés ? 


Cynthia

 La doyenne demande à Gabriel d'accueillir les nouveaux et me fait signe de reprendre où j'en étais. Je tente donc de couper le cadenas, mais même si je suis bien plus forte que le jour de mon arrivée ici, ma musculature n'est pas aussi développée que la plupart des autres membres, alors je dois m'y prendre à plusieurs reprises avant qu'il ne cède finalement. Fébrile, je soulève lentement le couvercle du coffre et... En découvrant ce qu'il se trouve sous mes yeux, je pousse un cri de joie. Des livres, des photos, des vêtements, un sac rempli d'une monnaie qui n'existe plus, des lettres, vestiges d'une vie passée. Il y a même une vieille poupée de chiffon pour laquelle les enfants se battront sûrement. Je ne suis pas la seule à me réjouir. L'idée d'en découvrir plus sur cette ancienne civilisation nous exalte tous. Mais l'heure n'est pas aux découvertes. À présent, place à la fête ! Comme tous les soirs, hommes et femmes se mettent à frapper sur tout ce qui leur tombe sous la main, produisant cette mélodie propre à la Décharge qui m'a transportée dès mon premier jour ici. Mais alors que les premières personnes commencent à se rassembler sur la place pour danser, la musique s'arrête, les conversations cessent d'un coup, et un lourd silence emplit l'assemblée. Il est différent de celui solennel des deuils. Gabriel est de retour. Et il n'est pas seul. Derrière lui se trouvent deux personnes. Deux Adultes. Un garde... Et une surveillante. 


Gabriel

Comme me l'a demandé la doyenne, je pars à la rencontre des nouveaux. Je préfère me dépêcher, inquiet que l'on doive allumer une nouvelle lampe. Jamais je ne me serais attendu à ça. Deux Adultes passent la porte. Cela n'est jamais arrivé auparavant. Les Adultes ne sont pas jetés comme les enfants. En tout cas pas à la Décharge. Ça ne présage rien de bon. Il y a une femme et un homme. La femme, une surveillante en chef des Pensionnats des Filles au vu de son brassard, porte un corset, véritable instrument de torture selon les filles d'ici, et tient une énorme valise. À en juger par son uniforme, l'homme est un garde, et il m'est étrangement familier. Il a une tâche de naissance sous l'œil. Leurs tenues soignées et leurs airs propres ne me rassurent pas. Que sont-ils venus faire là ? La porte derrière eux est restée grande ouverte. Elle aurait dû se refermer depuis longtemps. En me voyant, la femme me demande de les conduire aux autres. J'aurais aimé consulter la doyenne avant d'agir, mais je n'ai aucun moyen de la contacter. Bien que réticent, je décide de leur obéir. Ils ne sont que deux. Nous sommes des centaines. Et cet endroit est notre territoire. Ils ne pourront rien nous faire. Ils ne cachent pas leurs intentions bien longtemps. Car dès notre arrivée à la place principale, la femme, un grand sourire aux lèvres, propose : « Voulez-vous rejoindre la Révolution ? » 


Partie 3 : La Révolution 

 

Cynthia

Je reconnais immédiatement la femme. Sylvie. La cheffe de garde de mon ancien Pensionnat. Une des plus strictes de l'établissement. Toujours parfaite, toujours vêtue du corset qu'elle ne quittait jamais - même pour dormir disait-on - jamais un pli sur sa robe, jamais un écart, elle était le modèle de beaucoup de filles à l'époque. Et voilà qu'elle nous propose de rejoindre la Révolution ? Personne ici n'a jamais songé à une idée aussi folle. Ou si c'était le cas, il le gardait pour lui, certainement convaincu que c'était infaisable. Cela n'a jamais été mon cas. La vie est difficile ici. On n'a pas toujours assez d'eau ou de nourriture pour tout le monde et on côtoie la mort tous les jours. Ici, malgré les efforts constants des médecins, une simple blessure peut signer notre fin. Mais j'aime cet endroit. Cette Décharge, les amis que je m'y suis faits, la liberté que j'y ai acquise, je les aime plus que tout au monde. C'est pourquoi cette idée de changement, cette idée de Révolution, n'a jamais, pas une seule fois, traversé mon esprit. Mais leur présence ici a réveillé des souvenirs en moi. Ceux de ces enfants, les Brisés, qui ont été abandonnés. Par Perfect City... Et par nous. En rejoignant la Révolution... Je pourrais peut-être les aider... C'est peut-être un piège mais... S'il n'y a ne serait-ce qu'une infime chance qu'on puisse les sortir de leur état apathique... Alors je préfère prendre le risque.  
 

Gabriel

L'ambiance est lourde. Très lourde. Je ne suis pas le seul à me méfier d'eux. Une simple réplique ne suffira pas à effacer ce que les Adultes nous ont faits. Certains, en voyant ces derniers arriver, se sont empressés d'attraper le premier objet à disposition afin de se défendre en cas d'urgence. D'autres, dont les protecteurs, se sont immédiatement dressés en rempart pour protéger les enfants de la Décharge. Cynthia, quant à elle, fixe silencieusement la femme. Est-ce qu'elle la connaît ? La femme parcourt la foule des yeux et soupire. De toute évidence, elle a compris que nous n'allons pas lui accorder notre confiance d'un claquement de doigt. Elle saisit une torche et la jette dans un fut d'essence à moitié rempli sous le regard ébahi de mes camarades. L'homme à côté d'elle lui tend un couteau, ce qui a pour effet de nous mettre encore plus sur nos gardes. Mais au lieu de le diriger vers nous, elle s'en sert pour couper les lacets de son corset qui tombe au sol, soulevant au passage un nuage de poussière. La femme retire ensuite son brassard, ramasse son corset, et les jette dans le feu. Ce geste donne confiance à Cynthia et à quelques autres qui s'avancent. Ils ont décidé de les croire. Ils ont décidé de rejoindre la Révolution. Je jette un coup d'œil à Cynthia. Elle est déterminée. Ça se voit. Rien ne pourra la faire revenir sur sa décision. Je la reconnais bien là. Elle a ce même regard que deux ans plus tôt, peu de temps après notre arrivée à la Décharge. Ce regard ferme, motivé, qui m'a tant captivé à l'époque. Décidé, je fais, moi aussi, un pas en avant. 
 

Cynthia

Comme c'est étrange. Me voilà de nouveau vêtue de mon uniforme rose, un nœud rose dans les cheveux, suivant des cours de cuisine dans une salle rose. Quand Sylvie m'a dit que je devrais retourner dans un Pensionnat des Filles, je me voyais déjà étouffer. J'avais peur de ne pas réussir à me réintégrer dans cette société parfaite, peur qu'on me découvre et qu'on me réserve un sort pire que la Décharge. Je me suis inquiétée pour rien. Dès que j'ai remis un pied dans Perfect City, tout m'est revenu d'un coup. Je suis redevenue calme, discrète et docile. Même s'il ne s'agit là que d'une façade. Car ils ne savent pas que derrière leur dos, de plus en plus de jeunes filles rejoignent la Révolution. Certaines sont choquées au point de s'évanouir en apprenant ce qu'il se passe derrière les murs de la ville, d'autres, plus méfiantes, ont du mal à me croire, mais ce qui me réjouit le plus... Ce sont les yeux emplis d'admiration et d'envie que certaines dirigent vers moi. Je me reconnais un peu en ces dernières. Elles me rappellent celle que j'étais deux ans plus tôt, quand j'ai découvert la Décharge. Cet endroit me manque. Chaque nuit, je repense aux fêtes du soir, à la musique et aux danses endiablées, aux amis que je me suis fait là-bas, à Gabriel... J'espère qu'il s'en sort de son côté. 

 

Gabriel

Je respire profondément. Un fois... Deux fois... Trois fois... C'est rituel nécessaire à mon intégration dans ce nouveau Pensionnat des Garçons. Car chaque matin, la peur de retrouver ces garçons que Perfect City a formaté me cloue sur place. Ce rituel est le seul moyen que j'ai trouvé pour calmer ma terreur. J'ai beau savoir qu'il ne m'arrivera rien tant que je jouerai le jeu, le souvenir de mon dernier jour au Pensionnat des Garçons avant mon arrivée à la Décharge est encore bien frais dans mon esprit. Certains jours, j'en viens même à regretter ma décision. Mais je tiens bon. Je sais que Cynthia donne tout de son côté. Je dois en faire de même. Heureusement, je ne suis pas seul. Il y a d'autres garçons de la Décharge avec moi et je sais que certains Révolutionnaires ont rejoint les rangs des surveillants, même si je ne les ai pas tous identifiés. Ces présences et leur soutient silencieux me rassurent et me poussent à accomplir ma mission. Tous les jours, je travaille à rallier de nouveaux garçons à la Révolution. C'est un processus long et difficile. Selon un surveillant allié, c'est dû au fait que les garçons ont plus de droits que les filles, alors ils n'ont pas de raison de se rebeller. Pourtant cela n'empêche pas nos rangs de gonfler de jour en jour. C'est la preuve que, petit à petit, nous parvenons à changer les mentalités. Et je ne peux que me réjouir de cette nouvelle. 

 

Cynthia

C'est le grand jour. Ce soir, je participerai à la Cérémonie Annuelle de Passage à l'Adulte. Ce soir, je rentrerai dans la Ville des Adultes en tant que femme respectable. Ce soir, j'épouserai l'homme respectable que les Adultes auront choisi pour moi et avec lequel je pourrai fonder une famille. Ce soir, je réaliserai enfin mon rêve de femme. C'est vraiment le plus beau jour de ma vie ! C'est sûrement l'idée que doit se faire le Gouvernement de notre état d'esprit actuel, à moi et aux autres filles de mon Pensionnat. Mais il se trompe lourdement. C'est effectivement le plus beau jour de notre vie, mais ce n'est pas du tout pour la raison qu'ils s'imaginent. Car ce soir, nous atteindrons le point culminant de la Révolution. Le travail de longue haleine des Révolutionnaires touche à sa fin. Ce soir, nos alliés Adultes attaqueront l'immense Tour du Pouvoir qui siège au centre de Perfect City. Ce soir, les filles comme les garçons se rebelleront contre ce système totalitaire. Ce soir, nous nous battrons, tous ensemble, pour les droits que le Gouvernement nous a arraché. Ce soir, nous écraserons son désir de tout contrôler. Ce soir, je dirai enfin adieu à cet horrible uniforme d'un rose criard. J'entends Sylvie agiter sa clochette dans les couloirs. Lorsqu'elle passe devant la porte ouverte de ma chambre, nous échangeons un sourire complice. C'est l'heure de la Révolution. 
 

Gabriel

Nous avons réussi ! Le plan des Révolutionnaires a été un véritable succès ! Nous nous sommes rebellés, et le Gouvernement n'a rien pu faire. Nous étions trop nombreux. Notre volonté de changer les choses a surpassé son obsession pour la « perfection ». Je sais que nous n'avons pas terminé notre lutte. Au contraire, ce n'est que le début. La chute de Perfect City n'est que le premier pas vers la liberté. Nous avons encore beaucoup de travail, à commencer par les Brisés. Nous pourrons enfin leur offrir des soins appropriés et un véritable accompagnement. Nous attendons tous avec impatience leur rétablissement. Selon certains Adultes, il est également primordial de réinstaurer un tout nouveau Gouvernement afin de maintenir la stabilité de la population. Beaucoup songent à élire les chefs des Révolutionnaires, Sylvie et son mari Willem, le garde à la tâche de naissance, et je suis de cet avis. Sans ces deux Adultes, cette Révolution n'aurait certainement jamais eu lieu. Nous devons aussi nous débarrasser de ces fichus murs. Et ce ne sera pas une mince affaire. Ils sont si grands et si épais qu'il nous faudra des semaines, peut-être même des mois, pour en venir à bout. Cynthia trépigne d'impatience à l'idée de découvrir le monde extérieur. Elle s'imagine déjà voyager, explorer cet univers qui nous est inconnu, découvrir de nouvelles cultures, rencontrer des gens... Je la suivrai certainement. Ces deux années de séparation ont suffi à me faire comprendre que je ne pouvais pas me passer d'elle. À présent perchés sur l'ancienne Tour du Pouvoir, je regarde le coucher du soleil en compagnie de Cynthia. Nous faisons alors la découverte d'une nouvelle couleur. Une couleur que l'ancien Gouvernement nous avait caché jusque-là. Un mélange de rose et de bleu. Nous l'avons nommée Violet. 

 

Nous sommes violets. 

« Je m'appelle Cynthia. J'ai 18 ans. » 

« Je m'appelle Gabriel. J'ai 18 ans. » 

Peu importe ce que nous aimons. Peu importe ce que nous détestons. Peu importe nos passions, nos amis, nos envies, nos rêves. Nous ne sommes pas des garçons. Nous ne sommes pas des filles. Nous sommes des humains. Et nous avons le droit de vivre, peu importe nos différences. Nous avons le droit d'exister, peu importe nos différences. 

« J'ai le droit d'apprendre. J'ai le droit de lire. » 

« J'ai le droit d'aimer prendre soin des autres. J'ai le droit de montrer mes émotions. » 

Nous avons détruit cette société qui nous emprisonnait. Nous avons détruit Perfect City. Nous vivrons désormais ensemble, peu importe ce que nous sommes. Peu importe qui nous sommes. Nous ne sommes pas roses. Nous ne sommes pas bleus. Nous sommes un mélange des deux. Nous sommes Violets. 

  • Superbe, j'ai adoré !!
    Le temps que vous décrivez n'est pas si éloigné que cela. En effet, il y a encore cinquante, soixante ans, nous étions conditionnées, nous les filles, à nous marier. Devenir une bonne épouse, bonne ménagère, c'était ce que beaucoup autour de nous nous soufflait. Et attention, nous avions tout juste le droit de flirter, surtout pas plus ! Celle qui était plus "délurée était traitée de tous les noms. Peut-être pas en ville mais dans un village, oui !
    Et puis, comme dans vitre texte, toutes les autres contraintes.

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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      · Il y a plus de 4 ans ·
      Louve blanche

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