Rue Pascal - Fin de l'été

Pierre De Gerville

Cette nouvelle a été écrite lors d'un voyage à Paris, entre Métro et quais de Seine. Elle met en scène l'arrivée d'un étrange voyageur dans la vie d'un jeune restaurateur.

Lorsque je le vis traverser la cour, par cette après-midi d'Août qui se prenait pour Octobre, tirant sa valise dont une roulette était grippée, avec sa veste en coton détrempée par la pluie, ses cheveux mouillés, je fus pris d'un élan de sympathie immédiate que même les événements à venir ne pourraient ternir. Il faut dire que sous l'averse, il souriait.
Il passa devant ma porte pour s'arrêter à la suivante, et sonner. Madame G., qui à cette époque louait son minuscule appartement à des gens de passage, ouvrit. Quelques minutes plus tard, elle ressortit, portant sous son bras sa pochette en carton de couleur jaune fermée par deux élastiques, et j'entendis à travers le mur mince mon nouveau voisin éphémère s'installer dans son récent chez-lui. J'en avais déjà espionné plusieurs, de ces arrivants déjà à moitié sur le départ, je n'en étais plus à mon coup d'essai. Aussi j'associais précisément à chaque bruit derrière la cloison l'action correspondante, ou du moins je l'imaginais, j'entendais le tintement de la vaisselle découverte par hasard en ouvrant un placard pour y ranger ses vêtements, le frottement de la valise traînée sur le carrelage de la cuisine puis sur le parquet de la chambre, les petits chocs des produits de toilette posés sur la faïence. C'est comme cela que j'en vins à connaître un peu mieux mon mystérieux voisin.  

Le soir venu, le temps changea brusquement – j'en profitai pour prendre l'air devant ma porte. La cour était une longue bande de pavés, de quelques mètres de large, avec de chaque côté, en enfilade, deux étages d'appartements. Chacun s'y était aménagé, avec l'accord tacite de ses voisins, une petite terrasse, avec  des bacs où poussaient des tomates, des courgettes, des herbes, de la verdure, on avait disposé des tables de jardin. Il y avait même un petit palmier dans un grand pot.
Je m'assis à ma table attitrée, avec un verre de blanc, une cigarette, et un bon livre. Et la porte d'à côté s'ouvrit et mon voisin apparut. Il était un peu plus jeune que je ne l'avais cru, il devait avoir vingt-cinq ans tout au plus, c'est-à-dire deux de moins que moi. Il était visiblement épuisé, mal rasé, avec un air de chien battu sorti des eaux. Il me vint un instinct protecteur, je me sentis investi de l'importance d'un frère aîné.
Il s'installa à sa table de jardin, après avoir renversé sa chaise pour évacuer l'eau qui s'y était accumulée et éliminé le reliquat avec un mouchoir en papier. Il me sourit timidement, murmura : « Bonsoir », et se mit à fixer le plan de tomates qui lui faisait face. Il n'avait ni livre ni verre ni cigarette et semblait considérer l'état déboussolé comme un passe-temps naturel. Je répondis : « Bonsoir ». Et j'attendais la suite. Comme elle tardait à venir, et que ma cigarette était terminée, je me montrai plus entreprenant : « Tu viens d'arriver ? » (A cette époque, je tutoyais tout le monde.)
Il me dévisagea. Il avait l'air surpris – mais pas par un événement en particulier, plutôt par la vie en général. Il sourit à nouveau, d'un sourire franc et honnête, sans retenue, que depuis je n'ai jamais plus observé chez un homme. Comme s'il souriait de tout son être, comme s'il oubliait tout, comme s'il se dédiait entièrement à cette tâche. Il dit : « Cette après-midi. Je suis arrivé en milieu d'après-midi. » Il ajouta : « Je viens d'Aix-en-Provence. » J'avais passé mon enfance et une partie de mon adolescence à Lambesc, à quelques kilomètres. Nous échangeâmes des souvenirs communs, avec la proximité immédiate des déracinés. Je lui dis : « Enfin toi, tu n'es là que pour quelques jours, non ? » Il eut l'air de soupeser la question et s'abîma dans la contemplation de son plan de tomates. Puis il dit :
« Dans la location, oui. Pas plus d'une semaine. Mais je veux rester à Paris. Je cherche du travail.
- Dans quoi ?
- Oh… Dans tout. Serveur ou livreur, peut-être. »
Je travaillais alors dans un restaurant minuscule, Rue Pascal. En fait, il n'y avait qu'une table devant la vitrine, table qui constituait la totalité de la terrasse, et dix couverts à l'intérieur. Le patron était aussi le cuisinier, j'étais serveur et comptable et ami, tâches desquelles je m'acquittai avec un bonheur variable. Nous avions depuis longtemps le projet de nous agrandir. L'argent commençait à rentrer dans les caisses en un filet mince mais continu. Et soudain, à quelques centaines de mètres était apparue l'Affaire, l'opportunité inespérée et inégalable : un fond de commerce à reprendre, un bar un peu miteux qui venait de fermer. Les cuisines étaient cependant propres et presque en état, on pouvait servir une bonne vingtaine de couverts à l'intérieur et il y avait à l'arrière une petite cour privative, qui pour l'instant servait de local à poubelles mais pourrait se transformer en une terrasse tout à fait coquette, avec quelques lampions. L'ancien propriétaire, qui connaissait bien mon patron, lui céderait l'établissement pour un prix raisonnable. La banque avait consenti à un prêt. Nous devions profiter de la deuxième quinzaine d'Août pour effectuer le grand chambardement. Nous nous aperçûmes vite que le temps nous manquerait, à deux, pour réaliser tous les travaux, et qu'une fois ouverts nous ne serions pas trop de trois pour opérer. Ce qu'il nous fallait, c'était un serveur un brin cuisinier et légèrement comptable, très bricoleur et qui accepte d'être peu ou pas payé durant ses premiers mois d'exercice, en attendant que les affaires décollent. Les candidats au poste furent peu nombreux. En quelques jours, nous auditionnâmes, dans l'ordre, deux Chinois et un Indien qui manifestement n'avaient pas tout compris, un babs un peu sale qui mâchouillait ses cheveux et une étudiante à la Sorbonne qui n'était venue que pour nous aboyer à la figure les droits du travailleur moderne. Après cette salve, nous n'avions plus auditionné personne.
Je jaugeai mon interlocuteur et il me parut le candidat parfait. De toute façon, je n'avais pas les moyens de décider de mes expédients : dans une semaine, il faudrait choisir entre le service, la cuisine ou les comptes. Je demandai : « Tu sais cuisiner ? » Il répondit que oui, un peu. Je lui exposai l'affaire. Le lendemain, il passa au local presque terminé pour essai. Il se montra capable de circuler entre deux tables les bras chargés d'un nombre raisonnable d'assiettes. Il comptait vite, était ordonné, déjoua en un éclair les mystérieux secrets de la caisse enregistreuse. Toute la journée, il nous aida à déballer des cartons de vaisselle, à peindre les murs, à monter et installer tables et chaises. Il souriait toujours, était d'un naturel facile, riait aux blagues pas souvent drôles que nous avions pris l'habitude d'échanger. A chaque nouvel inconvénient venant s'ajouter à la liste déjà longue des raisons pour lesquelles tout être sensé aurait dû fuir devant notre proposition, il répondait : « C'est pas un soucis. »
Le soir, nous l'avions adopté et intéressé à nos futurs bénéfices mirobolants à hauteur de cinq pour cent. A l'époque, nous étions prolixes.

Le surlendemain, il étrenna notre batterie de cuisine remise à neuf. Le patron voulait voir s'il était capable de prêter la main aux cuisines – je considérais quant à moi un plat comme une chose à déguster et en aucun cas à réaliser et me tenais éloigné des fourneaux. Mon nouveau voisin choisit quelques légumes, des blancs de poulet, des épices, et se mit à tailler dans tout ça avec une dextérité surprenante. Il mit à feu doux un grand wok. Quelques minutes plus tard, nous étions les premiers clients de notre restaurant. Ce fut délicieux. Nous échangions des regards en coin, le patron et moi, nous nous sentions comme deux producteurs de disques venant de découvrir un prodige dans les couloirs du métro.
Ce soir-là, nous rentrâmes dans nos appartements jumeaux, blottis au fond de la cour. Je me dis que c'était étrange, que mon voisin parlait volontiers et m'avait posé beaucoup de questions sur moi-même, mais que je ne savais presque rien de lui. Le lendemain, je l'accompagnai dans ses visites d'appartements. Je me portai même caution : j'en avais les moyens théoriques, je ne payais pas de loyer, j'habitais le deux-pièces de ma grand-mère partie un an plus haut en maison de retraite. Nous trouvâmes une chambre de bonne tout à fait insalubre à un prix tout à fait exorbitant. Mon protégé s'en montra ravi. Vers vingt et une heures, nous nous installâmes à notre table préférée de notre bar favori et tous les trois nous fîmes des plans sur la comète. Nous ne rentrâmes que vers deux ou trois heures, après avoir fini la soirée dans le local encore inanimé du restaurant futur. J'étais ivre. Il me regarda, me fit la bise à la provençale, et dit : « Merci pour tout ». Il rentra chez lui. Je ne le revis jamais.

Les jours suivants, je le cherchai partout – il demeura introuvable. Je questionnai Madame G. lorsqu'elle passa devant chez moi : il avait quitté son logement à la date prévue, avait laissé les lieux plus propres, selon elle, qu'à son arrivée. Il ne lui avait rien dit me concernant. Le propriétaire du logement qu'il devait louer n'avait lui non plus reçu aucune nouvelle, et surtout aucun dossier rempli ni aucun chèque, et il me sermonna vertement. Nous commençâmes sans serveur, travaillâmes jour et nuit avant finalement d'embaucher quelqu'un. Malgré des premiers mois difficiles, le restaurant trouva assez vite sa clientèle. Mais il nous restait, dans un coin de la tête, notre disparu. Entrer son patronyme dans un moteur de recherche ne donnait rien : il était bien trop commun. Il me vint une idée. Je fis le siège de Madame G., qui finit par exhumer la note de son ancien pensionnaire, sur laquelle figurait un nom, différent de celui sous lequel je le connaissais, ainsi qu'une adresse mail.

Je finis par lui écrire. Il me répondit qu'il était désolé. Il venait de terminer ses études, il était entré dans l'administration, et, à vingt-cinq ans, il avait vu sa vie tracée devant lui, sans une courbe,  jusqu'à la mort. Alors quand il m'avait rencontré, il avait voulu goûter à une autre existence, même pour quelques jours. J'étais triste et vexé : je ne le recontactai pas.

Je n'ai compris ce sentiment que bien des années plus tard, lorsque j'ai revendu mes parts du restaurant, que je suis devenu critique culinaire, que l'argent venait sans peine. Je me suis dit alors que j'aurais payé n'importe quoi pour vivre ne serait-ce qu'une heure de la vie d'un autre homme.

  • C'est beau, et c'est fluide. Les phrases courtes pour les ressentis de ton narrateur les rendent très clairs, face aux descriptions qui laissent le temps et sont poétiques. Des gens qu'on croisent un instant et dont on imagine une part de la vie :)

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Pierre Magne Comandu

    • Merci beaucoup... Les phrases courtes, c'est d'avoir beaucoup lu Hemingway, j'ai aimé cela dans son style et j'essaye de m'en inspirer.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Photoid

      Pierre De Gerville

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