Rupture d'Annévrisme
walkman
Arrivés au bord d'une digression sur des questions philosophiques et étymologiques concernant ces schémas qui nous emmerdaient tant, Abel a lâché un "bref" qui nous a maintenus sur la terre ferme. Concentrés sur notre objectif à court terme. Surtout que nos deux bières arrivaient dangereusement à leur épuisement et qu'il commençait tôt le lendemain. Impossible de savoir laquelle de ces deux perspectives le décourageait le plus.
En ce dimanche soir, le match et tous ses débriefs étaient terminés, et les mêmes news déroulaient en boucle sur la chaîne d'infos et les présentateurs, rendus muets par la simple pression de la télécommande, se succédaient dans le même ordre depuis une bonne heure. Même toutes les publicités qui découpaient ces interventions étaient passées plusieurs fois chacune. On avait atteint le fond de quelque chose ; le bout d'un rouleau de désolation, mais, tout de même, on en était fiers. On ne savait juste pas ce qui la cristallisait. Pourtant, notre attention était encore très en dessous de notre état normal.
"Je me lève dans quatre heures, a-t-il informé."
Sans doute pour éviter de me proposer d'ouvrir deux blondes, d'en allumer une troisième et de me rappeler au devoir de mettre un terme à la relation que j'entretenais encore avec la quatrième. Qui devait avoir découvert le stade après l'impatience. Et j'en devinai les tifos géants.
Alors l'excitation du devoir de dissertation avait soudainement disparu pour me recontextualiser dans ma réalité consternante. Mais en rémission.
"Putain, j'ai la trouille, confessai-je en allumant la troisième blonde au grand damne d'Abel."
Jetant son bras par dessus sa tête, à l'aveugle, il attrapa la poignée en PVC et entrouvrit la fenêtre. Ensuite il me rassura. Si j'allais être un connard, ce ne serait que temporaire. Je n'avais qu'à rester calme lorsqu'Anne s'emporterait. Je n'avais qu'à m'excuser platement, rabâcher, rabâcher, écouter, m'excuser, et ce jusqu'à l'aube. Cette perspective enterra définitivement mes deux couilles dans mon bas ventre. J'aurais voulu être du genre à la larguer par SMS, mail ou sur son répondeur - quoiqu'il aurait fallu prendre le risque qu'elle décroche.
"Ouais, sauf qu'elle racontera tout en détails à toutes ses copines et que si ELLES te trouvent minable, aucune chance que tu te les tapes plus tard."
Un rapide passage de revue mentale du visage desdites filles, me voilà convaincu. Abel savait marquer les points importants sur mon plan, comme Google Maps. Un vrai clutch player. J'oubliai tout de suite la rupture numérique, en jetant un coup d'oeil désolé à l'écran de veille - mais du jour même - de mon téléphone.
Seize appels, dont trois de ma mère. Vingt-quatre sms, dont trois de ma mère. Six messages sur mon répondeur, dont trois de ma mère. Je venais de réaliser que je devrais rompre aussi avec Anne auprès de ma génitrice. Deuxième ascenseur émotionnel. Obligé d'avouer à Abel que j'étais bien mieux, enfourné dans l'anonyme de la station-service.
"D'ailleurs, elle était comment ? s'intéressa-t-il.
- Vraiment très bonne.
- A quel point ?
- Elle avait la tête de Lipoutou, le pokémon."
Dubitatif, assoiffé de connaissances, ému par une nostalgie, il alla rafraîchir sa mémoire sur Google Images, et m'offrit en retour une grimace.
"Alors imagine comment elle était bien foutue pour que je passe à l'acte."
BIM, fin de grimace. Il visualisa immédiatement et dégaina un hochement de tête approbateur.
Crash de la cigarette dans le cendrier, tintements des bouteilles vides promenées vers la poubelle, bise à gauche, bise à droite. Bye, bye Clichy/Levallois. Tchou tchou. Bonjour mes clichés des Vallées.
Au moment de la clé dans la serrure, j'ai inspiré à fond. Je n'avais jamais rien gagné avec de l'apnée, mais ça valait peut-être le coup d'essayer. Une fois la porte ouverte, je me suis senti comme Pandore, et j'en ai pris plein la gueule. Je vous épargne le passage sur les "Putain, mais t'étais où !? T'as vu l'heure qu'il est ?" ainsi que mes balbutiements et mes tétanies, parce que c'est chiant à écrire. J'attendis la fin de l'orage pour déplier mon plan de largage, tout le contraire d'un parapluie. Et j'ai augmenté les doses, grossi les traits, donc elle devint plus vindicative, laissant monter en elle tout ce que l'Ordre Jedi avait banni par jurisprudence. Plus elle était violente, plus c'était facile à faire. Je lâchais mes phrases par rafales de trois. "Oui, je suis désolé. Non, tu n'y es pour rien. Oui, j'f'rai ma valise ce soir." Elle y mettait du sien pour me tailler en pièce. Puis opta pour la violence physique quand, spontanément, je lui dis : "si ça te rassure, je pensais à toi." Des pleurs de rage, des larmes de désespoir, me voilà chassé de tous ces placards et puis, finalement, bouquet final, elle me claqua au nez la porte de l'appartement avec des adieux. Aïe. J'aurais volontiers sonné pour lui dire combien j'étais désolé, mais elle n'en avait probablement rien à faire, et ça ne recollerait pas le puzzle éclaté qu'elle avait pour coeur.
Curieux, notre voisin de pallier - Ex, lui aussi, dorénavant - entrouvrit sa porte quand ont cessé les gueulements. Penaud, étrangement plus que moi, il tâta son pantalon pour feindre de chercher les clefs de sa boîte aux lettres, et les trouva qui plus est. Il fit mine de ne pas apercevoir mon linge sans valise étalé par terre, froissé comme sur l'étalage du marché. Je restai sans bouger jusqu'à ce qu'il remonte. Là, forcément, il a fait une mimique compatissante et je le voyais hésité à poser la question conne qui lui chatouillait la glotte.
"Elle vient de se rendre compte que je n'étais pas circoncis, anticipai-je....parce que ça ne se voit pas en érection., dus-je préciser pour tenter de le dérider."
Mais ça ne l'a pas fait rire. Trop premier degré, le garçon, ou bien dans la peau d'Anne. Alors il rentra chez lui en me laissant, moi et mon sourire de gland, en plan.
Je pris mon téléphone pour appeler Abel, lui dire que ça n'avait pas pris une semaine et que je n'avais pas de literie pour dormir, et que donc, son opulence dans ce domaine, pourrait m'être utile. Et ça s'est fait. Adieu mes clichés des Vallées, re Clichy/Levallois. Deux blondes neuves décapsulées, une blonde fumeuse et une brume chassée par la fenêtre ouverte.
"Comment tu te sens ? s'enquit-il.
- Sans kiki. Mais tout à fait prêt pour la loi d'Ho[m]me."
Et voilà comment nous l'avons finie :
"Il me reste deux heures avant d'aller bosser."
Le chrono lancé, la partie commençait.
Je l'ai trouvé drôle ce texte ! ;) et j'aime bien le style. Merci pour le sourire ; )
· Il y a plus de 8 ans ·carouille