Sabordage

petisaintleu

Le SMS Markgraf en avait vu de toutes les couleurs en quatre années. Certes, il n'avait pas profité des lupanars de Valparaiso. Il n'avait pas connu les gorges profondes des Mariannes à quelques encablures de l'archipel des Bismarck. Il n'avait pas croisé les corps étranges et dérangeants des moaïs de l'île de Pâques qui semaient le trouble sur les navires après des jours de traversée. Il n'avait pas non plus fait escale aux Marquises, malgré son appellation qui aurait pu lui servir d'alibi. Son sextant n'avait pointé que les étoiles polaires de la mer du Nord.

Il n'avait fait que son travail, sans rechigner. Il était ainsi, martial. Il faut dire qu'on l'avait armé en conséquence. Fort de ses 26 000 tonnes, propulsé par ses trois turbines à vapeur Parsons, pourvu de ses dix canons jumelés de 305 mm, il était toujours prêt à en découdre, sans se soucier des mutineries, sachant louvoyer entre les écueils et les hauts-fonds qui ne manquaient jamais de se dresser sur son passage. Le seul écart qu'on eût pu lui reprocher était le langage grossier de ses hommes d'équipage. N'en déplaise aux marins d'eau douce, ils avaient toujours été fidèles à leur poste jusqu'à offrir leur vie, au nom de l'Empire.

Les officiers pouvaient lui reprocher son manque de flexibilité. Il était toujours facile de masquer leurs manquements et leurs approximations en l'accusant de tous les maux. Lui n'en avait cure. Il restait sourd à tout ce qui aurait pu le détourner de sa mission. Qu'importent les sirènes ou les léviathans, il se refusait à naviguer à vue. Il avait pour lui l'expérience qui lui permettait de compenser sa lourdeur par des nuits blanches à consulter des cartes et à établir des stratégies.

C'est ainsi qu'il fut de toutes les batailles. Enfin presque : en janvier 1915, il était arrivé trop tard au Dogger Bank pour sauver le Ier Groupe de reconnaissance de la déroute. Il lui fallut alors redoubler d'efforts pour redresser la barre d'une amirauté qui se montrait aveugle à toute forme de pragmatisme, louvoyant entre pusillanimité et concessions pour ne pas perdre la face.

Il eut son heure de gloire au Jutland, endommageant les croiseurs ennemis. Il n'en sortit pas indemne. Mais les torpilles et les obus ne parvinrent pas à venir à bout de sa carapace d'acier qu'il avait épaisse. On craignit qu'il ne coulât. C'était mal le connaître. En un rien de temps, il fut remis sur pied en cale sèche, prêt à affronter les manœuvres les plus vicieuses pour tenter de le couler. C'est donc sans état d'âme qu'il participa à l'Opération Albion dans le golfe de Riga.

Les décisions hasardeuses vinrent à bout des troupes du Kaiser. Le vainqueur exigea qu'on le désarme. Il dut se rendre à Scapa Flow. Il ne put le supporter. Il préféra fermer ses écoutilles aux injonctions qui l'eurent obligé à se soumettre au diktat des alliés. Le 21 juin 1919, à 16h45, de guerre lasse, il préféra se saborder, offrant sa carcasse aux eaux troubles des Orcades.

Son sacrifice est toujours visible de nos jours. Il n'a jamais été renfloué et on peut admirer ses flancs rouillés jusqu'à la moëlle au large des côtes écossaises. Il a beau être envahi par les algues ou être hanté par des bancs de morues en combinaison de huit millimètres qui viennent le narguer pour la primeur d'un selfie, il reste imperturbable. Il s'est enfermé dans ses souvenirs, sa tourelle hors des flots lui permettant de se tourner vers la haute mer et se remémorer qu'il fut en d'autres temps une des fiertés de la Kaiserliche marine.

Même à genoux, sa coque reposant dix mètres sous la surface, il continuera à affronter les embruns et les affronts du temps pour les siècles des siècles, au-delà des apparences trompeuses de la corrosion. Derrière son caractère peu amène, il restera fidèle malgré les dépressions et les ouragans. Jusqu'à son dernier souffle, il ne fera pas de quartier pour rester droit sur sa quille, pauvre imbécile, accroché aux valeurs qu'on lui inculqua.

Que vogue la galère.

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