Saignante parce que dure à cuire

Thierry Kagan

Tout autour de moi, c'était… c'était vraiment la fête !

 

Des divorces avec pertes et fracas.

Pertes, surtout. Bien douloureuses.

 

Des gosses qui ne causent plus à leurs parents.

Dans le meilleur des cas, après 18h.

Dans le plus du pire, après 18 ans et définitivement.

 

Des maladies. En plus d'être terriblement graves, pas drôles.

Du tout.

 

Du licenciement pour insuffisance, alors que les compteurs d'objectifs explosent.

 

Et… un petit accident mortel, de vélo dernier cri contre une voiture de pauvre.

 

Je pourrais continuer.

 

 

 

Et puis… et puis y avait moi.

Moi…

Qui passais entre les gouttes.

Qui ne marchais jamais dedans.

Qui avais tous les feux rouges à pied et les verts en roulant.

Qui plaisais et gagnais tant, sans péril ni effort.

Et donc, comme pour le reste, sans gloire.

 

Quand on vit tous les jours dans la récompense indue et permanente, plus rien n'a de relief, je vous le garantis.

Un jour, ce voyage en avion.

Côté hublot, deux adolescentes qui parlent, l'une surtout, donnant quelques verbes et compléments entre mille « genre », « du coup », « ché », « grave »,« trop », « en mode », « wesh ».

Tout le vol durant.

Et d'entendre, s'étant réservé pour la descente, un « maintenant, tu fermes ta gueule, connasse » du siège devant, choquant bruyamment les mégères alentours

Ça m'a donné l'idée : exaspérer… inspirer l'opprobe… et l'antipathie.

C'était décidé : pour m'animer, il me fallait heurter.

 

Je n'ai pas cherché loin.

En bas de chez moi.

Parfois, au-dessus.

Et aussi, juste devant.

A tous moments de la journée : la… gardienne.

 

Femme discrète, mais… !

Après quelques années d'ancienneté en l'immeuble, par ses regards, ses silences, ses façons d'être et de n'être pas, elle avait comme pris le pouvoir en la demeure.

Ça filait droit. Elle était crainte plutôt que respectée.

Moi, j'étais toujours poli avec elle, caressant son chien comme mon regard sur elle dans le sens du poil, respectueux de ses consignes de tri, de porte cochère, d'ascenseur, de bruit et d'odeurs.

 

Alors ?

Alors, j'ai continué d'être ainsi.

En plus de m'immiscer dans son quotidien.

 

L'escalier, la cave, la chaufferie, le local à balais et produits et tout le toutim.

Trop de monde dans l'immeuble, elle ne pouvait savoir d'où venaient les mauvaises blagues, répétitives et usantes.

 

Un jour, elle s'y est mise, elle aussi.

Ses coups montés et ses pièges, c'était du pénible pire que le mien.

Les plus douloureux ?

Le poivre dans l'air, juste avant mon passage, les aiguilles microscopiques de figues de Barbarie dans un courrier anonyme et puis… et puis, un jour, la lame de cutter sur le bord du battant de la boîte aux lettres.

J'ai pesté. Elle est sortie de sa loge.

On ne s'est que souri, cordialement, car l'aveu ou la compréhension verbalisée aurait signé l'infériorité de l'un ou de l'autre.

Elle s'est occupé de moi. Elle m'a pansé.

Et elle a nettoyé le sol, faisant couler dans le seau

de longs essorages de mon sang mêlé d'eau,

avec un regard en coin

qui, étrangement, ne me disait que du bien.

 

Silencieusement, au fond de moi, je savais que j'avais trouvé la voie.

J'étais prêt.

Et comme dirait l'autre, quand l'élève est prêt, le maître arrive.

Son caractère trempé, tenace, audacieux, qui défie, qui challenge, je ne pouvais lui en être que reconnaissant.

 

Et puis là.

Et puis là, des années plus tard…

 

Elle est toujours dans l'immeuble.

Mais ni en-dessous, ni au-dessus, ni devant chez moi.

Elle est dedans.

Avec les enfants.

À nous deux.

 

C'est sympa quand on prépare ensemble, sur la table du salon, les bombes à eau, les flans, les oeufs et les munitions pour les lances pierres.

 

Un jour, c'est tout notre savoir-faire que nous transmettrons aux garçons.


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