Sainte Marie’s not dead
Antoine Berthe
Sainte Marie’s not dead
Nos ancêtres les hommes préhistoriques ne connaissaient pas leur bonheur.
Certes, la chasse aux buffles et autres ours des cavernes devait comporter des risques mais, une fois la chasse terminée, ils ne devaient pas endurer la queue aux caisses.
Chaque samedi, pour l’homme du XXIème siècle, civilisé jusqu’au bout des ongles, le cauchemar recommence. Il ne lui suffit pas en effet de traquer sa pitance dans les rayons de l’hypermarché pour pouvoir ensuite la consommer. Non, il doit encore endurer le supplice de la file d’attente. Une dizaines de caddies dégueulant de victuailles entassés devant lui alors qu’il n’a qu’un petit panier contenant des petits pois et de la vodka, il doit prendre son mal en patience, les oreilles agressées par le crachotement des offres spéciales du rayon poissonnerie.
Lorsqu’en plus des marmots geignards quémandent en hurlant des friandises à leurs parents blasés, sourds à leurs suppliques tant ils sont perdus dans leurs réflexions sur la contraception, le citoyen ordinaire sent des envies de meurtre lui remonter des tripes.
Je ne pouvais plus supporter cette épreuve sans pour autant entrevoir de solutions pour l’éviter. Je travaillais beaucoup. Le matin, lorsque je partais au bureau, les magasins n’étaient pas encore ouverts et quand j’en revenais le soir, ils étaient déjà fermés. Epuisé, je dormais une bonne partie de mon samedi et j’étais dès lors condamné à affronter la cohue de l’heure de pointe pour avoir une chance de ravitailler mon frigo.
Un samedi de novembre sinistre et pluvieux, plus déprimé que jamais, alors que j’étais à deux doigts de chercher l’étalage kalachnikovs pour régler de manière expéditive la question, un miracle s’est produit. Cherchant une échappatoire pour atteindre le rayon boulles quies tout en évitant une famille braillarde qui squattait toute la largeur du stand chocolat, j’ai emprunté le rayon des couches et des petits pots pour bébé. Je n’étais pas coutumier de l’endroit et n’avait rien à y faire de sorte que j’accélérai le pas pour gagner au plus vite ma destination et pouvoir regagner enfin mon logis douillet et m’enfiler toute la vodka nécessaire pour me remettre des mes émotions.
C’est elle qui m’a interpellé pour que je m’arrête.
Le ventre gonflé comme un ballon de baudruche, l’air las mais le trait délicat, la femme enceinte peinait à attraper un article de puériculture qu’un magasinier facétieux ou sadique avait placé très en hauteur. J’ai stoppé ma progression et je lui récupéré le bien convoité. Elle en a soupiré d’aise avant de me remercier.
« Ca fait dix minutes que toute le monde me passe devant en faisant semblant de ne pas me voir. Vous êtes le seul à m’avoir écouté. C’est vraiment gentil.
- Mais c’est tout à fait normal, Madame.
- Mademoiselle, s’il vous plaît.
- Mademoiselle, si vous préférez … je ne voulais pas me montre désobligeant mais comme euh …
- Comme je suis enceinte, je suis forcément devenu une dame » a-t-elle terminé pour moi avec un air malicieux.
« Ben …
- Ne vous inquiétez pas, je vous taquine, vous ne pouviez pas savoir que même enceinte, j’étais resté une demoiselle parce qu’il est parti ».
La conversation prenait un tour gênant. J’avais non seulement été bloqué dans mon sprint pour sortir au plus vite de l’enfer mais de plus, je me retrouvais en bute aux confidences d’une inconnue. Elle a perçu mon trouble et m’a fait un grand sourire pour le dissiper en me présentant ses excuses. Elle était fatiguée et un peu seule, m’a-t-elle expliqué, et mon comportement si différent de celui des autres clients l’avaient amené à s’épancher. Elle voulait se faire pardonner.
« Il n’y a pas de quoi … mademoiselle » ai-je répondu.
Elle a insisté et m’a offert le plus cadeau que l’on pouvait me faire : elle m’a fait passer avec elle à la caisse prioritaire "femme enceinte". Un peu désarçonné mais heureux comme un pape, j’ai pu grâce à elle doubler l’intégralité de mes tortionnaires habituels. En quelques minutes et avec de surcroit les félicitations de l’hôtesse de caisse, je quittais la grande surface les bras lestés de mes sacs de course. Comme j’avais gagné un temps considérable, j’ai pu prendre le loisir d’offrir un rafraichissement à la demoiselle enceinte qui semblait en avoir bien besoin. Nous avons passé ensemble un délicieux moment au café du coin à disserter sans fin sur les tracas des courses du samedi et l’enfer que représentaient les autres.
Dans les semaines qui ont suivi, ma vie a été bouleversée. J’ai revu à plusieurs reprises la demoiselle. Les rencontres étaient l’occasion de parties de coupe file jouissives suivies de papotages sans importance devant une boisson. Elle était seule dans la vie malgré son état et ma présence prévenante semblait lui procurer beaucoup de satisfaction. Mes collègues m’ont fait remarquer mon changement d’humeur et même ma transformation physique. Plus reposé et donc moins stressé, j’avais dorénavant le cheveu brillant et le teint éclatant. Tous me demandaient mon secret. D’aucun se moquait gentiment, prétendant que j’étais amoureux. Ma productivité s’est accrue et j’ai même décroché une prime.
La vie était belle mais bien sur rien n’est éternel.
La demoiselle a accouché un samedi.
Je n’ai pas pu l’accompagner à la clinique où elle a dû se rendre en autobus.
J’étais bien trop occupé à chercher dans la cohue des rayonnages une nouvelle femme enceinte !
Belle chute - un pied de nez aux clichés et autres convenues.
· Il y a plus de 14 ans ·Sylvain C.