Same Same but Different

nahlota


Apprendre à :

-utiliser des toilettes occidentales

-changer d'avion

-baragouiner quelques rudiments d'anglais


Voilà les enseignements basiques reçus durant le stage 'd'orientation culturelle' de trois jours effectué avant leur départ. Malgré l'utilité indéniable de ces nouveaux acquis, Thaung Oo et sa famille n'étaient pas tout à fait prêts à affronter le choc de leur arrivée aux Etats-Unis…

 

Des gouttes opaques s'écrasent contre la vitre et Thaung Oo resserre instinctivement son manteau sur son corps fluet. Dans le bus qu'il prend chaque soir pour rentrer de l'usine d'emballage, il repense à ce jour, à leur arrivée, aux sensations indélébiles malgré les deux années écoulées. C'est comme s'il pouvait sentir à nouveau ce froid saisissant à la sortie de l'aéroport, la pluie glaciale leur transperçant la peau et les os, eux qui ne connaissaient que les averses de mousson jamais trop éloignées de la chaleur du soleil.

 Après le froid, c'était un sentiment de vertige qui l'avait happé face à l'immensité et la démesure, des routes d'abord, puis des bâtiments, le tout formant un enchevêtrement indéfinissable. Fort Wayne, Indiana, restait une ville à taille humaine, mais pour eux qui n'avaient connu ces vingt dernières années que les huttes en bambou d'un camp de réfugiés pour toute architecture et la canopée de la foret thaïlandaise pour tout sommet, la hauteur des tours, et la densité des immeubles les avaient laissé interdits.

 Ce voyage éprouvant s'était achevé sur une note plus chaleureuse, lorsque des familles, venues du même monde, ayant vécu ce même déracinement quelques mois ou années plut tôt, les avaient accueillis le soir de leur arrivée, pour partager avec eux un repas dont ils connaissaient mets et saveurs, retrouvant là un peu de leur monde familier dans ce grand inconnu. 


Le chant strident de sirènes de police et le reflet bleuté des gyrophares le sortent de sa rêverie. Tiens, il se passe quelque chose, un accident peut-être...


Le bruit des sirènes -ambulance, police, pompiers - n'était pas rare à Fort Wayne, mais ne représentait pas une menace pour lui. Dans son pays d'origine, pas de sirènes retentissantes pour annoncer le malheur, juste les voix criardes des soldats et leurs pas précipités à l'aube dans les hameaux, le crépitement des flammes lorsque les maisons de bois brûlaient, le sifflement des balles lorsqu'ils tuaient des innocents, comme son père assassiné sous ses yeux sans autre raison que celle de vivre, le silence pesant après l'envol précipité des oiseaux. Cela faisait si longtemps qu'il avait fui la jungle birmane et les hordes assassines de la junte militaire, mais comment oublier...


Mais il n'avait pas envie de se replonger dans ce passé douloureux, pas maintenant. Il doit être près de 17 heures, la semaine a été longue, pensa-t-il pour se changer les idées. Il avait hâte de rentrer, il irait peut-être boire le thé chez U Sein Tun, terminer la journée autour d'une partie de dames.


 Comme Thaung Oo, U Sein Tun faisait partie des quelques 75.000 refugiés birmans vivant dans des camps en Thaïlande et ayant bénéficié depuis 2005 du programme de ‘relocalisation' mis en place par les organismes internationaux en charge des réfugiés et le gouvernement américain. Environ 4000 d'entre eux avaient été envoyés à Fort Wayne, pour y commencer une nouvelle vie. Les réfugiés birmans étaient très prisés des pays d'accueil : en général discrets, consciencieux, ils travaillaient dur et cherchaient à s'intégrer, une population de migrants idéale en somme. Le chemin vers les Etats-Unis avait été long pour eux : entretiens, visites médicales, vérifications de leurs antécédents… Certaines familles étaient séparées dans le processus; certains partaient, d'autres restaient. Le déchirement contre la liberté.

 Thaung Oo, à 44 ans seulement, se sentait vieux et usé, mais sa femme et lui ne s'étaient guère posé de questions. Comme de nombreux autres réfugiés, ils avaient pensé avant tout à leurs enfants. Ils voulaient offrir un avenir à leur fille, Moe Moe Aung. Rester dans les camps en attendant de pouvoir retourner en Birmanie n'était pas une solution. 20 ans qu'ils attendaient que la paix revienne. Moe Moe Aung était née dans un camp de réfugiés, elle n'avait comme repère que cette prison à ciel ouvert, comme perspective d'avenir que d'enseigner, dans le meilleur des cas, dans la petite école du camp ou d'aider les médecins à la clinique. Les emplois étaient quasi-inexistants. Alors les jeunes se mariaient et élevaient de nombreux enfants, aussi bien que possible dans ces circonstances. La violence régnait souvent dans les camps, l'alcool et la promiscuité aidant. Thaung Oo voulait que Moe Moe Aung ait une vie. Une belle vie.

 

Tout n'était pas facile ici non plus. Il fallait apprendre tellement de choses. Mais au moins, ils étaient libres d'aller et de venir, on les laissait vivre en paix. Ils pouvaient enfin envisager un futur. Il y avait bien déjà eu quelques soucis avec des ‘locaux' comme cette fois où le gérant de la laverie automatique en avait refusé l'entrée aux Birmans ‘pour cause de propreté'. Cela avait causé une incompréhension totale et un sacré raffut au sein de la communauté birmane, pour laquelle l'hygiène était primordiale. Certains d'entre eux avaient pris leur courage à deux mains et s'étaient expliqués avec le gérant : ce dernier ne voulait tout simplement plus avoir à nettoyer les traces rouges laissées devant le magasin par les femmes, les plus âgées en général, qui chiquaient des feuilles de bétel à longueur de journées. Elles avaient tellement l'habitude de cracher à même le sol de terre battue du camp le liquide produit par le bétel, qu'elles recouvraient les rues de Fort Wayne de tâches rouge sang, laissant présager la présence d'un serial killer dans les parages. Le malentendu avait vite été dissipé et elles avaient pu réintégrer la laverie. Les Birmans de Fort Wayne n'aimaient pas faire de vagues, ils voulaient juste mener leur vie tranquillement.

 Moe Moe Aung avait appris l'anglais très rapidement, son père était si fier. Les rôles étaient inversés depuis qu'ils vivaient aux Etats-Unis : c'était souvent Moe Moe Aung, du haut de ses 15 ans, qui devait prendre en main les affaires de la famille. Régler les factures, traduire les propos de la propriétaire, des services sociaux. Des disputes éclataient parfois, comme dans d'autres familles : les plus âgés sentaient bien que la nouvelle génération leur reprochait d'être à la traîne, de ne pas s'adapter à ce nouveau monde assez rapidement. Mais Moe Moe Aung semblait heureuse. Bien sûr certaines de ses amies, installées dans d'autres pays ou restées en Thaïlande, lui manquaient parfois, mais elle oubliait, elle oublierait. Ici, elle vivait en sécurité et jamais Thaung Oo ne pourrait regretter leur décision d'avoir quitté le camp de réfugiés.

 

Alors que le bus ralentit, Thaung Oo s'aperçoit que les vagues illuminées des gyrophares ont doublé, de nombreuses voitures de police sont rassemblées. Un cordon de sécurité a été mis en place et un attroupement de badauds s'est formé, retenu par des agents en uniforme. Le bus s'immobilise quelques instants, avant d'être dévié par la police. Les passagers mus par la curiosité tentent de saisir la situation à travers les vitres embuées. Une voix retentit près du chauffeur ‘Oh my God ! There's been a shooting in Fort Wayne, they just announced it on the radio!' L'anglais de Thaung Oo est loin d'être parfait, tout juste peut-il communiquer avec ses collègues, mais il comprend l'essentiel, quelqu'un a tiré sur des innocents. Il soupire, triste. Oui, longue journée, vraiment.

 

D'un seul coup, son cœur s'arrête de battre, avant de reprendre la cadence, rapidement, lourdement, douloureusement. Là, un peu plus loin sur le talus, dans le périmètre de sécurité, il vient de reconnaître Teh Ka Oo et Mubi, les deux amies de Moe Moe Aung, serrées dans les bras l'une de l'autre. Il veut détourner le regard mais n'en fait rien, paralysé par l'effroi ; il sent la nausée monter, incontrôlable, le battement du sang qui reflue et bourdonne dans ses oreilles.

Il a vu.

Vu le sac de Moe Moe Aung, ce sac en tissu traditionnel birman si facilement reconnaissable, à même le sol, maculé de sang.

Tout près d'un corps recouvert d'un drap blanc.

Et cette chaussure… Il ferme les yeux pour ne pas hurler.


Thaung Oo apprendra quelques minutes plus tard ce qu'il sait déjà. Moe Moe Aung, venue aux Etats-Unis avec ses parents pour fuir la folie meurtrière de la junte militaire birmane, vient de succomber sous les balles d'un déséquilibré. Au pays de la liberté.

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