COMA

milomi

Rappelle-toi.

Il est six heures trente du matin. La sonnerie du réveil, perçante à souhait, fait trembler les murs du petit 14m² de Viktor. Parvenant difficilement à ouvrir les yeux, il stoppe le cri strident par un violent coup de couette en direction de la table de chevet. Il prend son courage à deux mains et se lève, en maugréant, comme chaque jour.

Viktor O'Dwyen a trente-deux ans. Né de l'union d'une maman russe et d'un papa irlandais, il vit aujourd'hui dans la ville de tous les fantasmes. New-York City, Etat de New-York, Etats Unis d'Amérique. C'est une histoire un peu compliquée, où se mêlent émigration politique, amours, trahisons, opportunités, visas, argent, rancœurs, passions, et autres scénarios dignes des plus grands films hollywoodiens. Viktor vit désormais seul, dans un studio où la cuisine, le living-room, la salle à manger et le bureau ne font qu'un et où la salle de bain se résume à un lavabo en céramique grisâtre, en plein centre du Queens, 68th Avenue. Viktor est pigiste pour quelques revues locales. Ses grands rêves de journaliste politique reconnu se sont effacés au fil des hivers. Lui qui avait tant aspiré à une grande vie où il aurait côtoyé les politiciens les plus célèbres d'Amérique lors de fêtes opulentes et cossues, et surtout les engageantes femmes de députés peu inspirées par l'alliance ornant leur annulaire gauche… Il en est bien loin aujourd'hui. La dure réalité du rêve américain l'érafle un peu plus chaque jour. Ses espoirs s'envolent avec le temps qui passe. Mais il sait que rien n'est pire que le regret. S'habituer à la vie qu'il mène est la meilleure des choses à faire pour ne pas sombrer dans la dépression, la mélancolie, l'ennui, le spleen, ou tout autre forme de déprime, tellement à la mode en ce moment chez les New-Yorkais qui se respectent. Nous sommes en 1998. Et Viktor O'Dwyen s'est enfin accoutumé à la vie qui s'est imposée à lui.

Mais ce matin rien n'est comme d'habitude. Quelque chose a changé. L'atmosphère est différente. Et quand Viktor ouvre l'unique fenêtre de son appartement pour faire entrer un peu d'air, l'odeur de la rue semble ne plus être la même non plus. Même les rares personnes qui flânent déjà à cette heure, les façades des habitations et des échoppes, les bruits et la lumière, sont dissemblables. Pourtant, Viktor ne saurait pas dire pourquoi.

Le goût des œufs brouillés et du café noisette, la couleur et la matière de ses vêtements, l'allure de ses chaussures, les odeurs de l'ascenseur, l'attitude des passants qu'ils croisent, les parfums et les arômes s'échappant des épiceries et des restaurants, l'apparence des vitrines des magasins, le design des voitures, l'uniforme du facteur. Tout lui paraît singulier, inhabituel, tout en restant similaire et conforme à ce qu'il connaît. Impossible d'expliquer ce qui ne tourne pas rond. Les gens ne sont pas devenus verts ni bleus, ils ont toujours deux yeux, deux bras et deux jambes, le facteur continue de distribuer le courrier, les voitures ne se sont pas transformées en carrosses citrouilles. Toutefois, ce n'est pas la même chose. Qu'est-ce qui a bien pu changer, alors? Cette impression qui le hante n'est ni agréable, ni effrayante. Elle est plutôt étonnante, inexplicable. Seule la météo est restée la même. Les épais nuages du mois de septembre sont bien là, privant la ville des derniers rayons de soleil estivaux.

Viktor sort du métro. Il flâne, et observe attentivement.

Il manque quelque chose. Il manque quelque chose dans le ciel de Manhattan.

C'est en arrivant au siège d'un des journaux pour lesquels il travaille que Viktor peut enfin mettre des mots sur l'indescriptible différence ambiante qu'il ressent depuis ce matin. Viktor n'en croit pas ses yeux. Les ordinateurs imposants qui encombraient les bureaux des secrétaires ont disparu. Remplacés par des appareils beaucoup plus fins, au clavier incorporé, sans unité centrale. Et toutes ces personnes qui se déplacent, sans un regard, un sourire ou un bonjour, en se bousculant même parfois, les yeux rivés sur un appareil rectangulaire à l'écran lumineux qu'elles tiennent fermement de leur main droite. Ça ressemblerait presque à un téléphone mobile... Version miniature et sans clapet. Il se passe quelque chose de très étrange. Viktor ne reconnaît personne. Même pas la standardiste. C'est sûrement une nouvelle. Il décide tout de même de s'adresser à elle dans l'espoir qu'elle puisse répondre à ses interrogations.

« Bonjour Madame. »

« Bonjour Monsieur. En quoi puis-je vous être utile? »

Viktor est pantois. Il ne répond pas. Il ne sait pas par où commencer. La standardiste semble s'impatienter. Elle a d'autres chats à fouetter ce matin.

 « Pourrais-je savoir qui vous êtes, Monsieur ? », finit-elle par demander après deux longues minutes de silence.

« Je m'appelle Viktor O'Dwyen. Je suis pigiste dans ce journal. »

« O'Dwyen? Ça ne me dit rien. »

« Vous non plus, vous ne me dîtes rien. Pourrais-je parler à Hoftmann ? »

La standardiste fixe Viktor O'Dwyen d'un regard incrédule. Qui est donc cet énergumène qui demande à voir l'ancien rédacteur en chef, mort il y a quinze ans lors d'un accident de voiture? Le drame avait pourtant fait la une de toutes les éditions locales pendant presque une semaine. Aucun des passagers n'avait survécu, sauf un qui depuis était dans le coma.

« Patrice Hoftmann ne travaille plus ici, je suis navrée. »

« Bien sûr que si !», rétorque-t-il d'une voix tremblante et agressive à la fois.

En moins d'une minute, Viktor se fait mettre à la porte par deux hommes machines. Ses soixante-cinq kilos tout mouillé pour à peine un mètre quatre-vingt n'ont rien pu faire. Au même moment, une jeune femme sort de l'immeuble. Voyant qu'elle aussi tient un supposé mini téléphone mobile dans sa main droite, Viktor s'empresse de l'aborder. En pointant l'appareil rectangulaire du doigt, il lui demande poliment de lui expliquer ce que c'est. Au vu de son air ébahi, il insiste en spécifiant que sa question est très sérieuse.

 « Vous venez d'une autre planète ou quoi? C'est un Iphone 5. »

« Est-ce que c'est un téléphone mobile? » Viktor se sent stupide.

« Euh... oui. Un Smartphone quoi. »

Viktor fixe des yeux le trottoir d'en face. Il est immobile. Seules ses mains tremblent. Des gouttes de sueur glissent le long de ses tempes, malgré l'air frais du début de matinée. Sa réaction inquiète la jeune femme qui juge bon d'expliciter ses dires. Elle continue en parlant plus lentement, d'une voix douce et apaisante.

« Un Smartphone. Pour communiquer et surfer de n'importe où. Pour télécharger des applis mobiles… Mais vous savez ça fait déjà plusieurs années que ça existe! »

« Je n'ai jamais vu une chose pareille. »           

« Il faudrait peut-être vous renseigner... Pour l'Iphone 5, je vous l'accorde. Il est sorti en septembre 2012. Mais vous avez certainement dû voir les modèles précédents... »

La phrase prononcée par la jeune femme fait l'effet d'une bombe dans l'esprit de Viktor. Elle retentit sans s'arrêter et semble lui briser les tympans. Il a l'impression de devenir fou. 2012. 2012. C'est quoi ce cirque? Combien de temps avait-il dormi?

« 2012? Vous êtes sûre? »

« Oui. 2012. Il y a un problème, Monsieur? »

« C'est impossible. Nous sommes en 1998. Le dix septembre 1998. »

« Vous voulez dire le dix septembre 2013? »

« 2013? »

« Tout va bien ? Vous voulez voir un médecin ?»

« Je… Je ne sais pas. Je ne sais pas où aller. Je ne me sens pas bien. »

« Il y a un cabinet médical pas très loin d'ici. Mais ça va être difficile, je crois que tout le centre ville est bloqué à cause des commémorations de demain, au Ground Zero. »

« Attendez, attendez…Ground quoi ? »

Signaler ce texte