Samedi à Ménilmontant

merlin

Parfois, il m’arrive de faire des rêves éveillés.
C’est grave ? Ca me prend toujours pas surprise. Je suis là, je travaille ou je parle avec quelqu’un et, d’un coup, je suis ailleurs, toujours pris dans un enjeu de vie ou de mort, qui me réclame tout entier, mobilisant l’espace d’une seconde ou deux, jusqu’à la plus petite cellule de mon corps.

Cet après-midi, nous étions chez Tatie pour prendre le café.
Elle m’a proposé de visionner ses photos de voyage sur son Mac ; j’ai dit “oui, biensûr Tatie !”, et j’ai commencé à avaler son diaporama ; mille photos sur le Vietnam, soit une heure trente de visionnage : des paysages exotiques, du vert, des arbres, une sensation de moiteur suffocante, d’odeur de terre mouillée et de cuisine, des plages incroyables aussi, et puis des enfants, très beaux, avec des regards d’une douceur rare, des regards noirs et profonds qu’ils plantaient cash dans l’objectif de l’appareil photo. Il n’y avait aucune vanité, aucune provocation ni affectation dans ces regards, ils affichaient simplement leur présence, avec une aura que je n’avais encore jamais vu.

A quel moment j’ai décroché, je serais bien incapable de le dire.
Je me souviens d’avoir levé la tête vers la fenêtre, d’avoir constaté à quel point la lumière était aveuglante dehors, je me souviens m’être demandé qu’elle heure il pouvait être, puis le paquet sombre est passé devant la fenêtre, dans le vide. Il m’a semblé le voir passer une première fois, puis une deuxième, plus lentement. Je me vois regarder par la fenêtre en contre-bas, un corps désarticulé formait un S sur le sol de la cour. J’entends encore le roulement de tambour que faisaient mes pas dans l’escalier, ma respiration haletante, une porte qui s’ouvre, la chaleur tiède de l’arrière cour et son odeur de soufflerie. Et le petit corps sur le sol. Du sang s’écoulait de son oreille, l’arrière de son crâne aux cheveux rasés très courts était tout bleu et il avait au moins doublé de volume. J’étais désorienté, incapable d’une réaction claire. Je me suis agenouillé, exactement comme on le fait pour regarder sous une voiture, et je l’ai regardé. Je reconnus un des enfants photographié par Tatie. Et il était mort. Il arborait le même regard doux, noir, et profond des photos. Je le fixais sans plus pouvoir détacher mon regard, comme si nous allions pouvoir échanger un mot, un sourire peut-être, comme s’il s’agissait simplement d’une parenthèse.

Mais son visage est demeuré impassible. Il me sembla qu’il fixait quelque chose derrière moi. Je me suis retourné. Il y avait un petit pot de fleur posé à même le sol avec un géranium anémique qui tentait de survivre au climat gris et sombre de l’arrière cour. La vision de cet enfant mort fixant une fleur en pot était effroyable et inhumaine. D’ailleurs personne ne vint à notre secours.

J’ai peut-être cligné des yeux.

A moins que Justine Hénin n’ait gagné le premier set de la finale de Roland Garros sur la télé du salon, en tout cas je me suis alors retrouvé nez à nez avec l’image de cet enfant, il me regardait de nouveau à travers l’écran de l’ordinateur, avec la forêt pleine de vies grouillantes, la montagne, énorme et impénétrable derrière lui, et ce regard doux, noir, et profond…

Il s’en passe des trucs à Ménilmontant le samedi après-midi !

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