Sans ceinture

ciladun

Episode 1 : Sans ceinture


Souffrant d'un manque cruel de liberté, Armand Agarra s’extrayait de tout enfermement quotidien par divers moyens. Sa transgression préférée consistait à détacher sa ceinture de sécurité au volant de son grand Scénic rouge aux vitres teintées. Une longue expiration accompagnait son mouvement. Il se livrait à ce type d'exercice uniquement sur autoroute. Cet acte individuel, initialement militant, était devenu au fil des années un jeu collectif auquel se prêtait toute la famille, persuadée de la portée symbolique du geste. A l’insertion sur l’A666, débutaient réellement les vacances estivales. Au signal d’Armand, chaque passager ôtait son attache en silence, laissant les bruits de cliquetis pénétrés l’atmosphère tel un encens délassant. En janvier, à son initiative, les règles du jeu avaient évoluées. Ana, sa fille aînée de 15 ans, devait s’occuper de délier les positions de sa mère, Armelle, et de sa petite sœur, Zoé, 16 mois. Bien qu’Ana désapprouvait le changement non décrété par ses soins, elle accéda à la demande de son père. Chaque été, les Agarra roulaient vers leur maison secondaire de Moisy-sur-Onge, sise à 800 km de chez eux, dans l'arrière pays méditerranéen. Ce long trajet était rituellement entrecoupé de cinq pauses-repas.

Par le rétroviseur central, Armand constata que le départ au milieu de la nuit avait laissé des traces de fatigue sur le visage endormi de ses enfants. Il se tourna ensuite vers Armelle qui lui apparût également lasse. Afin de vérifier son propre état d’épuisement, il abaissa nerveusement son pare-soleil et ouvrît le cache protégeant le miroir. Comme souvent ces dernières semaines, il lui fallut quelques secondes pour se reconnaître. Il avait morflé. Ses cheveux étaient passés du brun au blanc sans passer par la case gris, ses joues creusées ressemblaient à une mauvaise carte en relief, ses boutons d’eczéma trahissaient sa lente descente spirituelle, le vide de son regard équivalait à celui d'un footballeur professionnel à qui on demanderait le pourquoi d’un possible engagement social. Il crevait de ne pouvoir être compris.

Déjà deux heures de conduite et bientôt l’autoroute qui se profile. Ana dormait profondément. Pour le petit amusement promis, Armand s’interrogea sur la nécessité de la réveiller. Elle avait l’air si détendue qu’il la laissa se reposer. A l’entrée sur l’A666, il se désarma et souffla sereinement. La vue de ces grandes lignes droites dépourvues de toute complexité donnant sur l’immensité d’un ciel ouvrant sur le jour apaisa Armand. Plus que la route, l’autoroute était propice à ses réflexions les plus intimes, à ses divagations les plus novatrices. Au-dessus du bitume, courraient bons nombres de ses rêveries disparues.

Pris dans ses pensées, Armand ne vît pas les heures défilées. Il freina brutalement pour sortir à l’aire de repos d’Eperda-sur-Teste, étape incontournable du premier déjeuner de vacances. Secouées, les passagères s’éveillèrent en sursaut, paniquées. Désabusée, l’œil béant, Ana envoya un sms à Lola, sa meilleure amie. « Comme d’hab’, à Eperda - Envie de m’envoler ». Encore déserte à 7 heures du matin, l’aire s’offrait aux Agarra. Armand n’eut aucune difficulté à se garer à la meilleure des places. Il stoppa le moteur, sortit de sa voiture et contempla les premiers rayons du soleil inondés les cheveux dorés de sa femme Armelle. Rarement, il apprécia aussi sûrement un tel tableau. Ana descendît à son tour, pieds nus, robe courte, échancrée, à rayures multicolores et lunette de soleil imitation Prada. Les charmes évidents de sa fille contentaient Armand. Zoé s’étant rendormie, il l’embrassa et la lova dans ses bras.

Ils se rendirent à la cafétéria. Tandis qu’Armand se tourna vers le self-service, il envoya sa femme et ses filles s’installer à la table de leur choix. Il confectionna un repas des plus équilibrés, prît deux plateaux, quatre verres et services de couverts. Il paya, s’attrista de l’inflation et alla s’asseoir. L’épanouissement des membres de la famille Agarra n’était qu’un lointain souvenir. Cette première journée de vacances dépareillait peu des années antérieures. Aux yeux d’Armand, le manque évident de sourire des participants apparaissait si normal, si habituel. Somme toute, un jour comme un autre dans le clan Agarra.

Au bout d’une demi-heure de diététique, Armand convînt ses femmes de reprendre la route au plus vite. Avant d’insérer la clé de contact dans le naiman, il vît sa femme redescendre. Elle se dirigeait lentement vers la maison de la Presse, située à cent cinquante mètres environ, plein ouest. Ceci l’agaça. Elle avait régulièrement pris l’initiative de s’éloigner de la sorte sans raison apparente. Il la regarda prendre ses distances. Son indifférence commençait sérieusement à le peser. Il fît mine d’ôter sa ceinture et expira par saccade.

Les minutes et les heures passèrent. L’absence d’Armelle n’inquiétait pas Ana. Armand demeurait cloîtré sur son siège.

Dix heures trente. Non seulement Armand était en retard sur ses temps de passage annuels mais le non retour de sa femme commençait à le déstabilisait. Même si Armelle avait tendance à la distraction, elle prévenait toutefois de ses égarements, tant physiques que philosophiques, les plus longs.

Confiant Zoé à Ana, il se décida à rechercher sa trace. Il souleva ses soixante dix kilos avec difficultés. Sa force avait clairement décliné depuis quelques mois. Il s’engagea vers le marchand de magazines. Mis à part le logo visible de loin, rien ne rendait cet établissement vivant. Il se trouvait en travaux. La réouverture était prévue pour la semaine suivante. Où pouvait-elle être ? Il couvrît son anxiété naissante par une course rythmée en direction des sanitaires. Il tapa sur les trois portes fermées à clé. Craqua. S’acharna. Cria à en perdre sa voix. Aucune réponse. Où est-elle partie ? Son angoisse ne descendait plus, devenant ingérable. Il parcourût le paysage du regard, sans trouver la moindre cachette possible. Peut-être est-elle revenue vers leurs enfants ? A grandes enjambées, il retourna à son point de départ. Aucune ombre ne correspondait à celle d’Armelle. Il rejoint ses filles, fatigué et tourmenté, presque tétanisé.

Dedans, dehors, ma profondeur est la même. Je ne gère plus que ma survie intérieure.


Ana restait impassible, observant la liquéfaction de son père avec un mélange d’abattement et d’empathie. Il lui fît un signe interrogatif de la main. Elle lui répondît négativement. Elle le regarda repartir. Elle le regarda revenir. Cinq fois de suite. Un fou, se dit-elle. Ce manège dura plus de trois heures. Largement le temps pour elle de jouer, nourrir, langer et endormir sa sœur. 

Transpirant à grosses gouttes, rougi par l’effort, les mains tremblotantes, Armand se posa près d'elle sur le trottoir, lui ôtant Zoé des bras. Il tenta de calmer ses nerfs en blottissant sa fille contre lui. Elle hurla. Ses mots doux n’y faisaient rien. Elle s’époumona comme jamais elle ne l’avait fait. Il l’abandonna à sa soeur. Il tenta de se détendre et de réfléchir.

Je perds pied ? Et ma tête aussi ? Que se passe-t-il de si grave ?


  Sans avertir Ana, il s’apprêta à appeler la police pour signaler la disparition de sa femme. Il se ravisa. Depuis un an, il n’avait plus la possibilité d’échanger avec les services du Ministère de l’Intérieur. Dès qu’il se présentait au téléphone, la personne le remerciait et lui raccrochait au nez. Un numéro d’urgence, permettant de joindre le commissaire Valoir, lui avait pourtant été remis. Il en avait été dépossédé par Ana qui, seule, avait conservé le sésame. Au regard du manque de réaction de sa fille aînée face à la situation, il se devait de l’amadouer.

- Ana. Nous n’avons plus de nouvelles de ta mère depuis maintenant cinq heures. Faut qu’on signale sa disparition. File moi le numéro de Valoir, il me parlera, lui.

- Papa, tu sais très bien que ça ne servirait à rien. Attendons qu’elle revienne. Pas la peine de se mettre dans cet état. 

Exaspéré par cette remarque et la sérénité de sa fille, Armand compris qu’elle respecterait scrupuleusement les consignes de Valoir.

Ni une, ni deux, il se dirigea vers la station service où il espérait trouver une cabine téléphonique en état de fonctionnement. Par chance, une se dévoila à lui, à proximité des jeux pour enfants. Son stress retomba à un niveau acceptable. Il se sentît moins seul face au néant qui l’entourait. Le courage revenait. Il décrocha, se racla la gorge, soupira par à coups et composa le 17.

- Gendarmerie d’Etrista sur Teste, bonjour

- Bonjour Madame, je me trouve à l’aire de repos d’Eperda. Je suis sans nouvelle de ma sœur Armelle Agarra depuis près de six heures. Elle a disparu en se rendant à la Maison de la Presse en début de mâtinée. Aidez-moi 

Au moment où Armand prononça, avec son accent aristocratique, le nom de son épouse, il sentît son interlocutrice mi-troublée, mi-amusée. 

- Je vous passe l’officier de gendarmerie Béray

 Ce nom n’inspirait pas confiance à Armand, qui s’en souvenait vaguement. Les secondes lui parurent des heures.

- Officier Béray, j’écoute

- Bonjour, François-Xavier De Litte, je me trouve sur l’aire de repos d’Eperda. Ma sœur, Armelle Agarra a disparu à huit heures ce matin en se rendant à la Maison de la Presse. J’ai ratissé tout le secteur sans trouver la moindre piste. Je suis très inquiet.

Un ange passe.

- Monsieur Agarra ? , interrogea l’officier Bertrand Béray

- Oui … enfin, non, je suis François-Xavier De Litte, vous ai-je dit, corrigea instantanément Armand, culpabilisant de son incapacité à mentir.

- Armand Agarra. Il y avait longtemps que vous ne nous aviez pas appelé. Je croyais que vous aviez finalement réussi, au moins partiellement, à vous remettre de l’accident de votre épouse l’été dernier. Et que vous aviez fini d’errer dans le coin, dit sèchement Béray

Ces mots engendrèrent un long silence. 

- Pas possible. Armelle n’est pas décédée. Elle était encore avec nous ce matin, à nos côtés. Demandez à mes filles !

 Armand tenta de convaincre, de se convaincre.

- Bien, Agarra, je l’ai déjà fait trente fois, je ne vais pas encore devoir vous relater les éléments constitutifs de l’enquête : le décès de votre femme a été prouvé, le dossier est clos…

Mystérieusement, le cerveau d’Armand se reconnecta. Des souvenirs jaillirent. Les choses devinrent plus claires. 

- Hors la découverte du corps, coupa Armand.

- Bon, vous m’obligez à vous rafraîchir la mémoire, soupira Béray. Après le choc contre la barrière de sécurité, la voiture de votre frère a enchaîné cinq tonneaux la déportant dans le champ bordant l’autoroute. Elle a ensuite pris feu. Votre cadet a réussi à s’extraire avant l’incendie, sa ceinture n’étant pas attachée. Votre femme n’a pu se libérer. Sous les yeux d’Adam Agarra, les flammes l’ont emportée. Les traces laissées et analysées par la police scientifique ne font aucun doute. Elle n’est malheureusement plus de ce monde.

Avant d’émettre un doute sur la version de son interlocuteur qui lui semblait faible au regard du rapport de sa famille avec la ceinture de sécurité sur autoroute, Armand ne pût reprendre la conversation, le gendarme la refusant.  

- Monsieur Agarra. Sur ce, d’autres obligations m’attendent. Passez une bonne journée. N’hésitez pas à joindre le commissaire Valoir au cas où.

Armand Agarra tînt le combiné plusieurs minutes dans sa main. Figé dans son corps, figé dans son esprit. De nombreuses images lui revinrent en mémoire. Mais sa conscience semblait lui faire défaut. Sa vérité ne correspondait pas à la réalité. Cet état ne lui disait pas rien. Il avait déjà connu ce type de détachement dans sa jeunesse.

Ai-je raison ? Ai-je tort ? Dois-je faire confiance à mes sens ?


En amenant Zoé vers l’espace dédié aux petits, Ana avait pu suivre les réactions de son père de loin. Sa prostration finale ne lui indiquait rien de bon. Elle se dirigea vers lui et lui tendît sa trousse à pharmacie. Armand fronça les sourcils et avala trois comprimés de Valium. Il rejoint l’aire de jeux pour enfants. Il s’endormît au milieu des jouets en bois. Ana et Zoé s’assoupirent, chacune, au creux de ses épaules.

Dix neuf heures trente. Armand se redressa. Il apprivoisa le calme de son cerveau. Une certitude le dévorait encore. Une intuition. Il s’enquit de la présence de ses filles à ses côtés, laissant Ana s'occuper de Zoé. Il sortît, guettant tout indice lui permettant de raviver son espoir. Il se rapprocha de sa voiture et définît la méthodologie de recherche à appliquer. Partir du souvenir de sa trajectoire et mettre ses pas dans les siens. Après chaque avancée, il analysa l’environnement, scrutant chaque détail. Lentement mais sûrement, il s’approchait de la maison de la presse, dernier lieu attestant, selon lui, la présence d'Armelle. A vingt heures trente, il se retrouva devant la porte fermée du bâtiment en travaux. Tout devait se jouer ici, se dit-il. Il contourna le bâtiment. L’issue de secours était également close. Il fît un autre tour, pris du recul. Se questionna sur ce toit plat où trônait étonnement une grande cheminée. Probablement, une ancienne enseigne de restauration. Dépourvu, il se mît brusquement à grimper la gouttière. Lorsqu’un homme à salopette blanche d’ouvrier-peintre l'apostropha, il manqua de tomber.

- Qu’est ce que vous faites là ? s’écria Eric Brignand.

- Et vous donc ? De quel droit commencez vous le travail si tard ? répondît intelligemment Armand

- Monsieur, je suis le futur gérant de la franchise… Et je dois finir les peintures avant lundi matin… Ironisa-t-il. Et vous alors, que faites vous ici?

- Mes enfants ont malheureusement perdu leur ballon. Il doit avoir atterri sur votre toit. J’essayais d’aller le récupérer, mentît Armand.

- Ok, bougez pas. Je vais chercher une échelle. Ce sera plus facile.

Armand se ravît de son effet. Un signe du destin. Après avoir fait le gué quelques instants, Armand complimenta Eric Brignand sur la nature des travaux entrepris, bien qu’il n’en apercevait qu’une très faible partie. Visiblement touché par ces quelques mots de sympathie, il l’invita à jeter un oeil. Le lieu sentait très fort, une odeur de peinture fraîche à s’écoeurer. Le libraire lui expliqua que l’établissement avait été laissé dans un état proche de l’insalubrité. Les sols avaient dû être entièrement refaits, les plafonds renforcés, l’électricité et la plomberie mises aux normes. Le plus pénible avait été d’enlever les diverses traces présentes sur les murs. Quatre couches avaient été passées, sans compter les heures de décollage et de ponçage. Un seul pan de mur, dans la réserve, avait  résisté à son obstination. Une inscription noire et sèche persistait encore, couvrant plus d’un quart de la cloison. Ce soir, Eric était venu la supprimer définitivement. L'empreinte murale interpellla Armand. Eric l’emmena la découvrir. A l’ouverture de la porte, le cœur d’Armand vibra. L’évidence se dévoila. Il était dorénavant sûr de son fait.

A table, le soleil couchant éblouissait les membres de la famille Agarra. Ana observa longuement son père. Ses attitudes douces et tendres ne laissaient présager rien de bon. Ce soir, elle évita de le questionner. Elle en saurait plus demain.

Minuit. Armand ramena ses enfants à la voiture. Endormies, il les couvrît d’une serviette de plage. Il s’assît et inclina son siège vers l’arrière. Après avoir avaler trois cachets, Armand repensa à cette épigraphe insensée, affichée de manière indécente : « SANS CEINTURE ». Il ferma les yeux. Se sentant épié, il les rouvrît. Tourna sa tête à droite. Aperçut Armelle lui sourire. Le lui rendît. Il s’assoupît.

2 – Aire n°2 : A nouveau, Armand voit apparaître Armelle. Une autre inscription est dévoilée « Eloignement ». Il tente de trouver une piste dans la vie passée de sa femme. Personne ne croit à cette histoire.

3 – Aire n°3 : Même méthode. Armand trouve un troisième indice « Héritage ». Une disparition organisée pour dissimuler une somme d’argent ? Les liens qui l’unissaient à sa femme semblaient si forts. 

4 – Aire n°3 : Ana apprend à son père l’infidélité de sa mère avec Adam, son oncle, suicidé depuis. Zoé est la fille de ce couple illégitime. Armand, entretenant également une double vie, affine sa première analyse : une mort déguisée au bénéfice de son frère. Son intuition première le porte pourtant vers une autre explication, non consciente.

5 – Aire n°4 : Lieu le plus proche de l’accident. Toujours grâce à Armelle, Armand et Ana voient se dessiner, sur le sol, les contours d’une photo de famille, avec un de ses membres partiellement caché. Armand confie à sa fille son histoire personnelle inconnue : sa période schizophrénique. Le doute s’insinue dans l’esprit d’Ana. Son père veut chercher la photo originale.

6 – Moisy : Ana appelle le commissaire Valoir, psychiatre de son père en fait. Elle lui expose ses peurs. Plus qu’intrigué par ce patient et cette situation peu communs, celui-ci les rejoint. Tous fouillent la maison. Valoir met la main sur une lettre à destination de Marion.

7 – Moisy : Testament d’Armelle. Sa dernière volonté porte sur la transmission de ce courrier à sa sœur biologique et illégitime. Armand comprend que sa femme est réellement décédée. Il est dorénavant un messager.

8 – Aire n°5 : Aire indiquée dans le testament où s’arrêtaient chaque été les Agarra. Marion travaille à la Maison de la Presse. Les demi-sœurs se croisaient chaque été. Marion est interpellée autant par la lettre que par le visage d’Armand. Coup de foudre.      

9 – Moisy : Marion connaît peu cette maison. Elle dévoile son enfance fragilisée et secrète. Armand et Marion se rapprochent. La vision d’Armelle disparaît. Marion l’a remplacé. Ana est déboussolée.

10 – A666 : Les protagonistes remontent en direction du nord. A quelques mètres de la dernière sortie d’autoroute, Armand voit son frère Adam, décédé, qui l’appelle au loin...

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