sans lieu

drimakos

Nous sommes les sans lieu, les premiers témoins d’un avenir de glace, et nous marchons sans fin vers d’hostiles contrées. Nul ne nous connaît vraiment, et nul ne nous juge. Mais de chacun de nos pas suinte le poids d’une faute dont nous nous savons coupables, et dont nous ignorons tout. Condamnés à l’exil sur une terre sans nom, nous fuyons sans repos vers un rêve mal éteint, dont la lumière nous hante et nous tient éveillés. Nous sommes les sans lieu, et rien ni personne ne saura nous sauver.

__________________________________________________________________MARIAGE

L’histoire a commencé depuis longtemps déjà quand elle lève enfin la tête :

sous son front sont en train de naître les larmes qui vont en changer la fin.

Son teint est blême, d’une pâleur angélique, prêt à plonger en lui-même.

La robe blanche tire sur ses épaules et gêne son envol.

Les spectateurs sont là, ils guettent.

Alors

 la bouche belle leur dessine un triste « non ».

Elle le murmure sans un souffle, une seule fois, et la lumière s’éteint.

Il n’y aura pas eu d’orage,

juste le souffle lent d’un mot qui tombe, et suffit à tout faire vaciller.

Comme d'habitude les hommes vont se révolter,

contre le sort,

contre ses racines fécondes de rancoeur qui les enlacent chaque jour davantage,

trop à l'ombre.

Les morts ne reviennent pas, le temps ne s'arrête pas,

et sous les lustres d'apparat la mariée commence à rire.

La noce est consumée:

sous la lune, les seuls loups qui rient se sentent tout d'un coup pousser des ailes.

La robe blanche a maintenant disparu derrière les vertes prairies,

le soleil haut déjà sonde l'ombre des éléments d'un paysage fossilisé,

à l'intérieur duquel se débattent les pauvres âmes des encore là.

                                                  Là.

ici                              et                                  déjà                                 là.

Tenus à l'écart de leur présent même.

Le temps ne s'arrête pas, mais la vie a définitivement cessé de suivre son cours.

Un village s'allonge le long des carrés colorés de cultures. Rien y vibre que le flux lent des animaux fatigués qui l'habitent. La route s'étire sans fin, dans un long sanglot hérité de lointaines souffrances, et sur lequel vient immanquablement buter l'orgueil des quelques malheureux qui tentent de s'en éloigner. Le village est nu, le monde est désert; les seuls acteurs qui retiennent encore le peu d'attention qui subsiste n'ont même pas conscience exacte de leur existence. La vie continue, seulement parce que le jeu n'a pas de fin autre que lui-même. Personne ne voit plus, les horizons ont chu, et sous le soleil couchant les comédiens répètent inlassablement leurs rôles. Leur nombre est variable, fluctuant, passager. La foule fait parfois paraître le troupeau entité lourde et immuable, mais le plus souvent seuls quelques râles s'échappent de ces gorges d'artifices nouées. Comme en ce jour de mariage qui nous intéressa un temps, avant que la belle ne se décide à choisir le devenir des sans lieu, des égarés volontaires, des seules chairs encore libres dans l'ordre nouveau du monde humain.

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Leur nombre à eux est encore plus difficile à donner, ou peut-être devrait-on dire "à rendre", tant leurs silences n'appartiennent qu'à eux-mêmes. Les sans lieu n'existent pour ainsi dire pas. Tout au plus coexistent-ils, dans un  microcosme sorti de la réalité, mu par une énergie foireuse, malade, et dont l'agonie n'a plus d'âge. Face au désert, forger le vide. Travailler l'absence quand le devenir n'a plus de sens. Les sans lieu sont partout mais personne ne les voit. Ils occupent un espace qui ne se définit pas: ils respirent les restes, comme l'air emprisonné entre les pierres scellées d'un mur qui n'en finit pas de se construire. En tout lieu les règles ont désormais disparu, et les frontières que s'acharnent encore quelques erres à créer ne servent plus qu'à redimensionner les faux patrons de leurs mesquins costumes. Alors certains ont quitté la colonne immobile des appelés à l'abandon, se sont mis en route sans en rien dire, et sans en rien savoir ont créé les conditions préalables à l'émergence d'une voix neuve. Cette voix-là, personne ne l'entend, mais depuis toujours elle résonne parmi les hommes, et leurs seules oreilles ne suffisent pas pour la saisir. Elle est autant une sourde odeur qu'un puissant songe, un appel inutile et persistant à l'altérité. Elle ne s'écoute pas, ne se perçoit pas, mais se crée parfois dans un souffle froid circulant difficilement au vide du crâne. Certains s'en trouvent alors changés, lentement transformés en résidus fuyants d'ombres oubliées au soleil, en guenilles opaques révélant la déchéance par la disparition. Mais bien souvent cette voix ne possède que les simples attributs d'un courant d'air, apparaissant disparaissant plus vite que ne le ferait une caresse apeurée sur les cerveaux des amants tristes, et n'apportant rien qu'un silence plus pesant encore.

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