Sapere Aude !

blanzat

Mars 2019, après quelques semaines de présence sur les réseaux sociaux, j'ai décidé de quitter ces plateformes. Au nom de mon intégrité et de mon indépendance d'esprit.

Hier soir, j'ai passé un long moment sur les pages d'hommes politiques, plongé dans les commentaires, réponses, ping-pong brutal des pro et des anti. Je me sens mal aujourd'hui, je me suis pris au jeu du tac au tac, alors que je pensais pouvoir m'en préserver.

Mon erreur, comme celle de tous les intervenants, est de foncer dans les débats imposés. Il en est ainsi des symboles de la République, du voile, du récit national, du foot, des Gilets Jaunes, de tous ces gros titres sur lesquels chacun doit se faire son opinion en peu de temps et se positionner : pour ou contre ? Avec cette difficulté d'être en contradiction à mesure que les sujets se multiplient en niches artificielles. On trouvera ainsi des écolos-nationalistes, des libéraux-vegan, que sais-je, une arborescence de sous-genres, et au bout du compte l'impérieuse nécessité du pour ou contre. Cette complexité des opinions rencontre la simplification forcée du binaire : droite ou gauche ? Macron lui-même n'y a pas échappé, champion du ni-ni mais stratège du oui-non : ni droite ni gauche (finalement plutôt de droite, la finance n'est pas de gauche) comme mantra, trans-partisan comme se rêvent tous les politiques depuis De Gaulle (qui était de droite), mais avec cette course à la bipolarisation politique qui consiste à se faire passer pour seul rempart face à l'extrême droite. Échec de la manœuvre, l'extrême droite est bien installée, et joue avec plaisir le jeu du grand méchant loup, et permet le maintien des élites au pouvoir.

Mon erreur, comme celle de tous les gens qui mettent un doigt dans l'engrenage de l'opinion, est de devoir simplifier sa pensée, jusqu'à en faire une opinion : qu'importe ce que tu penses, tant que tu votes. Les commentaires, les analyses de tous bords ne visent qu'à cela : ranger dans des catégories appréhensibles les différents courants, avec une grande prédilection pour le parfum de nouveauté. L'erreur est de toujours manquer la cible : ce qui pose vraiment question.

Sur celle de l'opinion, je tente de simplifier mon propos : la tendance que j'ai décrite plus haut est celle d'une fragmentation des voix, d'un champ politique de plus en plus complexe et confus, qui semble ne pouvoir être résolu que par une simplification extrême elle aussi, celle d'adhérer ou non à notre société. Ma position est bien plus simple, je refuse de jouer la complexité qui ne peut se solder que par une réponse binaire, pour cela je reviens toujours aux fondements d'une situation, en me demandant, comme les stoïciens : « de quoi au juste est-il question ? »

Ce que j'ai à dire n'est nouveau en rien, nous n'avons pas besoin d'inventer de nouveaux concepts, de nouvelles idées, nous avons tout en main, dans notre passé philosophique français. Je regrette amèrement ce renoncement de TOUS pour la pensée, l'incapacité du plus grand nombre à penser par lui-même. Il est plus facile de se ranger derrière une vague notion de Nation, de race, au final c'est toujours cette injonction stupide à choisir son camp.

Avant d'être censuré par le député SORRE, je rebondissais sur des échanges sur l'enseignement des symboles de la République. Je me suis permis de convoquer KANT, figure de mes jeunes années, notamment dans « Qu'est-ce que les Lumières ? » Ce que l'école de la République abandonne, c'est cet élan du savoir, se libérer en pensant par soi-même. Apprendre par cœur des hymnes guerriers, apprendre à répondre automatiquement à des signes, est-ce une émancipation des individus ? C'est la raison pour laquelle je rappelais ce basculement décrit par Kant avec la philosophie des Lumières : comment l'homme quitte la minorité (au sens d'âge légal) pour entrer dans la majorité, celle d'un âge responsable, autonome, capable de penser par lui-même. L'erreur politique, juridique, scientifique, de notre âge moderne, est de favoriser une régression de la pensée, par une confiscation de la parole, par des raccourcis de langage, par le remplacement des arguments par des opinions.

KANT nous a laissé un outil fondamental : la critique, ou l'examen des conditions de réalisation d'un domaine de connaissance. À la manière d'un Socrate, il questionne un mot, une idée, un domaine, de telle sorte qu'il peut le circonscrire avec acuité, sans confondre la discipline et son objet.

Je veux combattre ici une idée reçue : la philosophie n'est pas le langage d'une élite, elle est l'instrument qui préserve de l'asservissement, de la régression, elle est ouverte à chacun. Y renoncer c'est abdiquer, car c'est bien une question de pouvoir. Emmanuel MACRON met en pratique une pensée de ce renoncement, dont il se sert, il est héritier de ces jeux de pouvoirs qui courent depuis plus de deux siècles. J'en appelle ici à Michel FOUCAULT, qui a identifié ces rapports de savoir et de pouvoir, comment la société s'organise de telle façon qu'une histoire du puissant recouvre celle de l'impuissant. Il l'a décrit dans l'Histoire de la Folie à l'Âge Classique : la parole du fou confisquée, c'est la Raison qui veut se suffire à elle-même (que Kant me pardonne), une Raison au sens de Logos, d'Ordre qui rationalise, canalise, simplifie : il y la normalité et les anormaux. Le chapitre des corps dociles, dans Surveiller et Punir, va plus loin dans la description de cette organisation, que j'ai décrite il y a dix ans comme trouvant son expression la plus moderne dans la logistique. FOUCAULT dénonçait déjà le risque d'une réduction des sujets d'études à des appréhensions binaires. Pour ceux qui cherchent des héros nationaux, tournez-vous vers Michel FOUCAULT, de renommée mondiale (les Américains le connaissent peut-être même mieux que nous), qui n'a fait le jeu d'aucun parti, champion d'aucun système tout en étant scrutateur, archiviste, archéologue de l'histoire de notre société, de ses idées, de ses pouvoirs.

Sa lecture du monde d'après guerre est intacte : au jeu transcendantal, le pouvoir-savoir est gagnant, assis sur un monde qu'il s'est forgé. C'est un fait, l'histoire cède le pas au récit national, je ne veux pas céder, mais vous appeler à penser par vous-mêmes, ce n'est pas un truc d'intello, ce n'est pas un luxe des élites, c'est une tradition française de révolte en forme de pied de nez.

À Rousseau, à Reclus, à Foucault, à Camus, à Barthes, à Levi-Strauss, à Vian, à Vernant, mon esprit reconnaissant.

SAPERE AUDE !

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