Saumon et la couille

zagreb

- Bonjour docteur, dis-je.

- Bonjour monsieur, dit-il.

- Docteur, dis-je.

- Monsieur, dit-il.

- Non, docteur, dis-je.

Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il n'avait pas affaire à un vulgaire monsieur mais à un docteur (en coiffure, disons).

Pardon mais ces lignes qui précèdent n'ont d'autre intérêt, cher lecteur, que de vous « chauffer l'œil » avant de rentrer dans le vif; ce qui ne saurait tarder et qui va même arriver tout de suite.

- Dites-moi donc, docteur, ce qui vous amène, dit-il (le docteur).

- C'est un peu, docteur, comment dirais-je, dis-je, embarrassant, docteur.

- N'ayez aucune crainte, docteur, et dites-le moi, dit-il.

- Voilà, dis-je, c'est à propos de mon testicule...

- Je ne vois là rien d'embarrassant, dit-il, on en a tous!

Décidément ce docteur avait du mal à saisir mes propos. C'était bien évident que j'avais un testicule (et même deux!).

- Mon testicule je m'en bats, dis-je assez bas mais assez haut pour qu'il l'entende mais puisse feindre de ne pas l'avoir entendu tout en sachant pertinemment qu'il l'avait etc.

- Ce n'est pas mon testicule (il s'agissait, pour être précis, du droit) à proprement parler qui m'embarrasse, dis-je, mais ce qu'il y a dedans.

- Dedans? dit-il.

- Dedans, dis-je.

- Et qu'y a-t-il dedans? dit-il.

- Si je vous le dis vous aller me prendre pour un fou, dis-je.

- C'est fort probable, dit-il.

- Et si c'est le cas, dit-il, je vous encouragerai à consulter un collègue que je ne me lasse pas de recommander.

- Vous n'êtes pas très encourageant, dis-je.

- Non, dit-il.

J'hésitais, à la suite de cet échange, à confier à ce docteur l'histoire qui jusqu'alors n'avait jamais franchi le seuil de mes lèvres purpurines (du fait que je bois pas mal de vin rouge) et encore moins celui de mes dents (qui sont, du fait que je bois pas mal de vin rouge, pareillement colorées). Dans le même temps, l'idée que nous jouissions d'un semblable titre ou statut (celui de docteur) était pour me rassurer. Et elle me donna assez de raisons de poursuivre la description de mes symptômes sous la forme d'un bref récit bien narré.

- Voilà, dis-je, je me trouvais, il y a de cela quelques jours ou semaines, sur le pont qui enjambe le canal lorsque...

- Lequel? dit-il.

- Lequel quoi? dis-je. Lequel canal ou lequel pont?

- Lequel pont, dit-il.

- Ça n'a pas d'importance, dis-je.

- Bon, dit-il. Parlez-moi donc de votre couille (c'est ainsi que l'on dit entre docteurs).

- Voilà, dis-je, je me trouvais, il y a de cela quelques jours ou semaines, sur le pont qui enjambe le canal lorsque je fus pris d'une irrépressible autant que soudaine envie de pisser. Comme la nuit était déjà fortement avancée et que les alentours me semblaient dépourvus d'une quelconque présence humaine, je me suis dit qu'il n'était pas nécessaire de chercher bien loin un endroit où pisser. Je me suis déboutonné et j'ai fait tomber mon pantalon et mon caleçon sur mes chevilles. Je pratique invariablement de la sorte. Vous comprenez, docteur, je n'aime pas me sentir entravé quand je pisse.

- Comme je vous comprends, dit-il. Je ne saurais moi-même m'imaginer d'autrement procéder.

- Voilà, dis-je, qui n'est pas pour me déplaire. Toujours sur le pont (à peu près vers le milieu), je me suis donc mis à pisser en direction du canal situé en contrebas. Un jet d'urine, d'abord discontinu puis continu, me connecta bientôt aux eaux lourdes et grasses de la tranchée creusée de main d’homme pour établir des communications par eau d’un lieu à un autre et faciliter le transport des denrées et des marchandises.

- Vous vous exprimez vachement bien, dit-il.

- Merci, dis-je. Rien de tel qu'un bon dictionnaire comme livre de chevet. Je continue?

- Oreille attentive et bon vouloir! dit-il.

- C'était, dis-je, un moment comme j'en ai rarement vécu. Une communion avec les éléments. Presque une extase... Je crois bien que si je n'avait pas été en train de pisser j'en aurais joui...

- Fort bien, dit-il

- Soit, dis-je. Au bout d'une ou deux minutes (c'était une longue pisse), mon regard fut attiré par un ondoiement à la surface de l'eau. Il se rapprocha pour atteindre l'endroit où mon urine pénétrait le canal. A cet instant précis, un saumon rouge du Pacifique (Onchorhynchus nerka), jaillit hors des flots et entreprit de remonter le courant de mon jet de pisse!

- C'est tout bonnement formidable! dit-il.

- Je sais, dis-je. C'est complètement dingue! J'étais totalement désemparé, obnubilé par le spectacle de la nature sauvage... Arrivé au niveau de mon méat urinaire, il accéléra sa course effrénée. Pendant une fraction de seconde, j'ai cru déceler un sourire malin déformer sa bouche dentée. Puis il est rentré. Bizarrement, je n'ai ressenti aucune espèce de douleur; pas même une gêne. Je ne saurais pas vous dire combien de temps il est resté à l'intérieur mais il est ressorti de la même manière qu'il était entré : en souriant.

- Ca m'a tout l'air d'être un petit farceur ce saumon rouge du Pacifique (Onchorhynchus nerka), dit-il.

- Plutôt une petite farceuse, dis-je.

- Une femelle! dit-il. J'aurais dû m'en douter. Mais comment en êtes-vous sûr?

- Parce qu'elle a pondu dans ma couille, dis-je.

- La salope! dit-il.

- Oui, dis-je. Et maintenant je sens ses œufs prêts à éclore.

- Ils ont dû être fécondés par votre sperme, dit-il.

- Oui, dis-je, ça doit être ça.

- Je ne vois pas d'autre explication, dit-il.

- Dites-moi, dis-je, que dois-je faire?

Le docteur sembla alors réfléchir. Ça dura longtemps avant qu'il ne m'apporte une réponse aussi limpide que lapidaire :

- Je ne vois qu'une seule solution, dit-il. Baisez un thon!

(Roulement de batterie ponctué par un coup de cymbale.)

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