Sauve-moi, maman. Sauve-moi des champignons
Le Suisse
Par un glacial weekend de février, nous partîmes à Amsterdam. Tous les quatre, enjoués, jeunes et invincibles. Travaillant à la Défense, ils vinrent me chercher en voiture devant la tour dans laquelle je travaillais : palais de l'assurance, terrible vivier de salariés malheureux, mal aimés et mal en point.
Quoi de plus grisant que de quitter un tel univers pour un autre, plus coloré, libertaire et subversif ? Rien. Enfin… Rien pour les personnes libérées de tout dogme et des normes sociales. Nous correspondions à ce profil.
Paysages redondants, prairies infinies, route rectiligne et impatience… La route était longue.
Bien heureusement, des sons électro / deep / house secouaient la voiture, rythmant ce pèlerinage si cher à nos cœurs, animant nos corps fébriles, possédés. On se rapprochait, et nous le sentions.
Je ne tenais jamais très bien la weed ou le shit, c'était un fait. Lors de mon premier weekend à Amsterdam, cela m'avait valu un violent bad trip de 3 heures durant lequel j'étais complètement stone, incapable d'effectuer le moindre geste. J'observais alors le temps se distendre, curieux et inquiet. Cette fois-ci, je partais avec 3 mecs « endurants » et j'appréhendais légèrement les coffee-shops en leur compagnie. J'étais malgré tout confiant et le pire… J'avais hâte de tester mes limites à nouveau. De relever la tête au dernier moment avant d'éviter la noyade. J'étais prêt à vendre mon âme aux démons les plus sombres pour arriver au plus vite dans cette ville.
Et, pendant que je me projetais, mes trois compagnons planifiaient déjà ces deux jours qui allaient tous nous marquer, minutieux dans leur façon de compter les joints, de rentabiliser la moindre minute dans cette ville magique. Je souriais en les écoutant. J'étais bien, nous étions biens.
La frontière franco-belge passée, nous fîmes halte dans une station service. Surréaliste, silencieuse, loin de tout, nous nous dégourdîmes les jambes en riant, en fumant des cigarettes. Nous riions car nous nous rapprochions. Nous nous rapprochions de l'évasion, des bornes que nous allions dépasser, des limites que nous allions violer. En riant. J'étais heureux.
Nous passâmes la partie flamande belge, nous traversâmes la frontière belgo-hollandaise et parcourûmes les Pays-Bas jusqu'à la capitale qui nous attendait, nous tendait les bras en souriant, les yeux endormis.
Nous n'avions qu'une hâte alors : enfumer nos tracas du quotidien, le stress parisien constant et vénéneux. S'enfuir en riant, s'enfuir en voilant nos cerveaux – monstrueuses ancres des navires de nos vies.
La voiture garée illégalement et nos affaires déposées à l'auberge, nous partîmes parcourir la ville, euphoriques, impatients et toujours aussi invincibles.
Mes trois amis ne connaissant pas très bien la ville, je décidai alors de les emmener dans mon coffee-shop préféré, situé près du musée de la capote – drôle de repère. Badauds endormis, cyclistes hyperactifs, coffee-shops illuminés… Je retrouvais le décor délicieux des soirées à Amsterdam et je jubilais en les guidant jusqu'à mon temple de la perdition. Les températures polaires, spi implacable, nous poussaient jusqu'à lui.
Chaud, tagué de partout et parsemé de lumières tamisées, le décor mis alors tout le monde d'accord et nous nous installâmes dans d'anciens canapés de cuir cloutés, profonds, churchilliens. Alors, la soirée avança comme dans un rêve. Clairsemée par les molécules de THC, distendue et amollie par les effets de la weed. Nous fumions joint sur joint, buvions bière après bière, riions blague après blague. Rien ne pouvait entacher cette soirée-là, sauf, évidemment… Une pénurie de weed. Qui n'arriva pas.
Nos joints soulignaient délicieusement les formidables effets des space cakes que nous avions ingurgités une heure auparavant et nous planions. Survolions nos problèmes. Narguions notre quotidien, cloué au sol, vociférant.
Vers 2 heures du matin, nous retournâmes alors à l'auberge et nous dormîmes, sereins, heureux, apaisés. Nous étions biens, tous les quatre.
Le lendemain, après un sommeil de plomb et un burger king qui devait être de la même manière, Julien me tendit la masse qui allait défoncer le mur de ma raison : « Il faut qu'on teste les champignons. »
Les convictions, valeurs, principes ne valent rien. Rien. Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'évasion.
Nous pénétrâmes alors dans un smart-shop quelconque et un geek à lunettes nous refourgua 2 boites de champignons. Ces champignons qui allaient nous catapulter vers des cieux plus cléments, vers des contrées abyssales dénuées de stress, de questions, de doutes et de bruits.
Impatiens, inquiets, fébriles, curieux… Armstrong ou Baumgartner avait sûrement la même palette de sentiments pour peindre les épisodes de leurs vies.
Fidèle à lui-même, le coffee-shop était toujours aussi accueillant, chaleureux et atypique. Les deux gros canapés churchilliens nous attendaient, fiers comme des barons, et accueillirent nos fessiers avec dignité. Ils semblaient nous prendre dans leurs bras, nous rassurer. On les entendait presque murmurer dans le creux de l'oreille « tout va bien se passer ». Alors, nous disposâmes nos achats sur la table basse. Au milieu de celle-ci trônaient les deux boites de champignons, icônes d'anciens démons désormais oubliés. Disposée tout autour des écrins, la douzaine de joints que nous venions d'acheter comme autant de fleurs disposés sur un tombeau. Il ne manquait alors plus que notre pichet de bière qui arriva, heureusement, peu de temps après notre arrivée.
Le rituel pouvait alors commencer. Le démon grognait d'impatience, tapi dans l'ombre, attendant d'être libéré.
Julien, Adrien, Jeff et moi les mâchouillâmes lentement, comme le vendeur nous l'avait indiqué, en buvant des pintes et fumâmes des joints jusqu'à la montée. Nous gravissions l'Everest, il nous fallait du courage.
Les joints nous assoupissaient, nous éloignaient, nous préparaient au vol, à l'évasion. Nous étions prêts, toujours impatients, toujours curieux… et toujours inquiets.
15 :15. 15 minutes après avoir mangé les « magic truffles », j'ai, le premier, ressenti les effets. Des profondes inspirations soulevaient mon corps et je suais comme jamais, me frottant le visage nerveusement. J'avais chaud. C'était puissant. Et le mur plein de tags scintilla. C'était puissant. J'étais heureux.
Jeff, le deuxième, ressentit les effets et fut mort de rire lorsque ceux-ci enveloppèrent ses sens, M'observant, hilare, il m'entraîna avec lui et nous hurlâmes de rire en analysant les effets visuels sautillant dans le coffee-shop. Il dégoulinait de sueur, se frottait le visage, exaspéré, et je repartais alors dans un profond fou rire devant les regards envieux de nos deux autres compagnons de voyage.
Les tags étaient des guirlandes lumineuses aux fines ampoules délicates. Les fenêtres étaient des vitraux. Le coffee-shop vide était bondé. Ma bière blonde était verte.
Marée infatigable : les effets des champignons ne cessaient de s'avancer sur la plage de notre corps, recouvrant notre raison, nos sens, notre vie et notre environnement.
16 :00. Tel un implacable balancier, mon corps tombait mollement d'avant en arrière tandis que j'admirais, béat, les effets visuels qui enrichissaient ce que voyait le commun des mortels. Je n'appartenais désormais plus à cette catégorie, et j'en étais bien conscient.
Alors, ma réalité se déforma. Les câbles de ma raison, malicieux, se détachèrent un à un du réel pour laisser le navire de ma conscience errer sur une mer peu clémente. Voguer vers un horizon inquiétant.
Je riais tellement que ma mâchoire se bloqua et mes rires n'étaient plus que des cris aigus légèrement ténus. J'étais dévoré de l'intérieur par les effets des champignons. C'était puissant.
17 :00. Je suivais très difficilement les discussions, n'arrivais pas à rester accroché à elles ou à n'importe quoi d'autre. Quelque chose me tirait vers les abysses, brouillait ma réalité, jouait avec mes minutes, mes heures. Je respirais fort. Plus rien n'avait alors de sens. Nous allâmes tous aux toilettes, purger nos pintes (combien diable y en avait-il eu ? 1 ? 3 ? 15 ?), et nous rejoignîmes une autre contrée. Une contrée qui s'allonge et se tord. Une contrée, elle aussi, pleine de tags verts qui irradient l'atmosphère et coulent, coulent, coulent lentement. Être conscient de sa folie est la pire des tortures que l'on peut infliger à un homme. A quoi ressemblait ce lieu, réellement ? Aucun de nous ne le savait et nous admirions les toilettes, béats, crétins, fous.
Et Adrien eu faim.
17 :30. Nous sortîmes dans la rue, en quête de nourriture (Combien de temps avons-nous passé dans ce coffee-shop ?). Les bâtiments tombaient sur moi, la route pavée de gondolait dangereusement. L'enfer tomba alors sur moi, fracassant ma réalité, ma belle réalité, et piétinant mes règles, mes normes, mon fil d'Ariane. Que cherchions-nous déjà ? Mon cerveau broyait avec acharnement ma mémoire, les éléments que je tentais, paniqué, d'enregistrer. Je suivais alors ces 3 hommes qui n'étaient plus mes amis. Ces trois hommes que je ne comprenais pas, ces trois hommes qui avaient le teint cireux, le menton qui s'allongeait. Plus ils me parlaient, plus je paniquais car je ne les comprenais pas et ils devenaient alors les symboles vivants de ma folie, de ma chute. Taisez-vous, taisez-vous… Que cherchions-nous déjà ? Quelle heure était-il ? Je sombrais minute après minute.
De plus en plus terrorisé, je tentais vainement de me raccrocher à ma réalité, ma belle réalité. Je créais mes propres repères, des phares dans la nuit noire, des phares frappés par les vagues, des phares qui ne tiendraient pas longtemps face à la tempête, à la fureur des flots. Perdu dans le temps, dans les secondes, les minutes et les heures, je comptais les cigarettes que je fumais comme autant de petits cailloux blancs vers la sortie d'une forêt sordide. Ma troisième… J'en suis sur, c'est la troisième… J'avance… Je vais m'en sortir…
Où allions-nous déjà ? C'est quelle rue ? On a fait quoi avant ?
Je n'arrivais pas à rattraper la réalité, ma belle réalité. Je saisissais l'instant présent, heureux, puis l'entraînais involontairement avec moi dans ma chute, ma chute sans fin. Je courais sans cesse après l'instant présent, mon être se perdait entre des dizaines de phases, vécues ou non. Je n'évoluais plus dans le présent. Et j'oubliais tout.
Nous sommes enfin arrivés dans un restaurant, pantins désarticulés déconnectés.
Les 3 personnes qui m'accompagnaient ont réussi à commander, je ne savais pas comment, j'étais incapable de parler, de lire une carte ou même d'imaginer de la nourriture. Je continuais d'entraîner le présent dans ma chute. Dans mon esprit, j'étais encore au coffee-shop, encore à l'auberge, encore à Paris, j'étais partout et nulle part.
Alors je m'effondrai au sol, m'enfonçant dans des dizaines de phases, paniqué. J'étais conscient de ma folie, conscient que j'étais totalement déconnecté. Être conscient de sa folie est la pire des tortures que l'on peut infliger à un homme.
Un serveur me jeta dehors dans le froid. J'étais paniqué, piégé dans ma folie, piégé dans ma tête, solitaire, absent. Julien me porta, me parla mais je ne comprenais pas. On marcha, vite, paniqués, puis je m'assis à terre, dans la rue.
Des flashs de réalité, comme une inspiration paniquée après une apnée, puis de nouveau la tête sous l'eau. L'errance.
Un flash. Des policiers. Un flash. Des pompiers. Un flash. Des cris. Un flash. Un hôpital.
Un flash. Maman.
Je suis sûr de t'avoir vu en face de moi. Dans un hôpital ? Tu pleurais ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je veux te parler, maman, appeler à l'aide. Te dire que je suis encore là mais je n'y arrive pas. Je suis encore au coffee-shop, encore à l'auberge, encore à Paris. Des mots vides de sens parviennent jusqu'à mes oreilles. Je veux te revoir. Je sais que tu dois sans doute être devant moi. Devant ton fils qui veut hurler qu'il est bel et bien là. Mais je ne sais pas. Je ne sais plus. Je vogue de phase en phase, de scène en scène, j'erre nulle part et partout à la fois. Ne pleure plus maman, pitié ne pleure plus. Je suis là, je suis là.
Sauve-moi, maman, sauve-moi. Récupère-moi. Saisis ma main et tire-moi hors des flots. Ramène-moi. Viens me chercher. Je sais que tu es là, je le sens. Ton aura. Ton parfum. Sauve-moi, maman. Sauve-moi des champignons.
En direct live de l'Enfer... Je trouve votre texte très bien construit, avec une gradation subtile de l'angoisse, une alternance d'images et de phrases fortes. J'aime vraiment beaucoup.
· Il y a plus de 10 ans ·Si c'était mon histoire, j'aurais arrêté à l'appel à l'aide, qui est à mon avis très fort : sauve-moi des champignons - mais ce n'est qu'un avis avis :-)
gameover
Et le pire, c'est que je partage votre avis ! J'aurais aimé aussi finir sur cet appel mais dans un souci de réalisme et pour que le lecteur se projette au mieux, j'ai préféré, malgré moi, rajouter cette phrase descriptive. Merci pour votre commentaire !
· Il y a plus de 10 ans ·Le Suisse
Je connais bien cette tentation de dire au lecteur : "Eh! C'est à toi que j'cause ! " LOL...
· Il y a plus de 10 ans ·Je ne sais pas si vous connaissez le réseau Raconter la vie. Je pense que votre texte, visiblement très inspiré d'un vécu, y trouverait peut-être sa place. RLV est soutenu est soutenu par les éditions du Seuil.
gameover
Oui j'ai malheureusement vécu cette expérience ! (et je l'ai un peu romancée dans ce récit) :) Je vais aller voir ce site de ce pas, merci !
· Il y a plus de 10 ans ·Le Suisse
Être conscient de sa folie est la pire des tortures que l'on peut infliger à un homme. ..joli dure la fin à faire lire à tous les kids de moins d 18 ans :) bad trip in good writing, cool..
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris
Merci ! :)
· Il y a plus de 10 ans ·Le Suisse
A noter que ça peut arriver aussi avec la weed (schizophrénie, troubles du comportement etc...)
· Il y a plus de 10 ans ·Le Suisse
oh yes I know...
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris