Saved
Vincent Jounieaux
Je retire l'aiguille et libère le garrot. J'ai brûlé l'argent qui me restait pour cette dose de Jungle Speed®. La drogue, aussi écarlate que la sève du Dracaena cinnabari dont elle est extraite, fuse dans mes veines en bouillonnant. Je rince la seringue avec un peu de sérum physiologique : pas question d'en gâcher le moindre gramme ! Je m'instille deux gouttes couleur sang dans chaque œil. Les murs lépreux de ma chambre glissent sous un voile carmin. À travers la fenêtre, la mégapole clignote sous les miasmes de la pollution. Je chausse mes lunettes "psyché/délite" et m'allonge en respirant. Lentement.
Mon corps se disloque.
Une supernova explose derrière mes paupières closes.
J'ouvre les yeux.
La canopée bruisse sous la magnificence d'un soleil de plomb. Agrippé au sommet d'un arbre, je laisse ses rayons me gorger de chaleur. Une brise lourde, aux senteurs musquées, ébouriffe ma fourrure. Des myriades d'insectes bourdonnent, le cri de calaos résonne sous les frondaisons, la forêt tropicale transpire de vacarme. Je contemple mes doigts crochus glissés sous l'écorce brune. Une fourmi magnan passe en les chevauchant, impassible. Les arabesques de chlorophylle se ponctuent de bouquets aux fleurs colorées. À mes côtés, une femme magnifique me dévisage de ses grands yeux dorés. Je n'ai jamais vu d'aussi belle cercopithèque de toute ma chienne de vie ! Le désir monte en moi comme une vague de printemps. La beauté se sauve, bondissant avec grâce de branche en branche. Sa croupe et sa longue queue ondulent sous mes yeux ébahis. Je me lance à sa suite, roulant des muscles, poussant des cris d'adolescent. Vertiges de l'amour aux faîtes des arbres. Parfois, elle s'arrête pour m'exciter d'un regard et reprend sa sarabande. Je me sens bien, je me sens libre ! Je ralentis l'allure pour ne pas la rejoindre trop vite.
Sève de l'arbre qui saigne.
S-Ève pour simulacre de l'Ève originelle.
Save ? Save what ?
Les dernières bulles de Nature, celles que nous conservons jalousement enkystées au fond de notre inconscient, se rompent aux barbelés des paradis artificiels. Une ultime sphère de réalité tourbillonne en remontant les circonvolutions de mes souvenirs. Dans un élan protecteur, je l'entoure de mon corps mais son extrême délicatesse éclate sur l'ergot d'une décharge neuronale. Air pur, pépiements et phéromones…
Une branche casse sous mon pied. Déséquilibré, je bascule dans le vide. Je me raccroche, étonné, aux feuilles qui se déchirent sous mon poids. Je chute dans les profondeurs moites de la forêt. La voûte sylvestre étouffe les pinceaux de soleil dont les flashs de lumière ponctuent ma plongée. Leur rythme se ralentit avec l'accélération de ma vitesse. La température décroît et les nervures du tronc défilent de plus en plus vite. La tête me tourne. Le stupéfiant s'éteint, son vermillon se coagule, les couleurs se meurent. Des yeux s'allument sur le noir du sol. Je me crispe pour encaisser le choc. Une panthère surgit des ténèbres. Sous ses mâchoires, mes os craquent comme des allumettes. La dernière bulle se dissipe, mon âme aussi.
Jungle Juice Overdose !