Savoir s'adapter
Valérie Pascual
Les deux hommes étaient assis sur une terrasse ombragée par des pins parasols, à mi-hauteur d’une colline. Devant eux s’étalait un paysage vallonné, avec une vue qui s’étendait jusqu’à Château-Chinon, et au Haut-Folin. Comme souvent au début de l’été, il faisait très chaud et les cigales chantaient. Le plus âgé des deux hommes avait appuyé sa canne sur ses genoux, le plus jeune avait posé sa veste noire sur le dossier de sa chaise. Derrière eux, une belle maison de pierre étendait sa façade blonde. Après un long silence, le vieil homme dit :
- Il va me manquer, ton père.
- C’est vrai qu’il était original, Papa…
Jeannot soupira. Il laissa errer son regard sur les collines à ses pieds. A perte de vue, les vignes, les amandiers, les oliviers s’alignaient sagement en rangs. Le soleil avait commencé à descendre, et les arbres étiraient leur ombre paresseuse. Au sommet des collines, au creux des vallées, les terrains non cultivés étaient couverts de buis, de genêts, de pins. Tout ce qui restait du paysage d’autrefois, c’était les haies délimitant les prés. Elles bordaient maintenant des vergers, en suivant le même tracé, mais au lieu des prunelliers, des noisetiers et des frênes, des cyprès dressaient fièrement la pointe de leurs faîtes vers le ciel. Jeannot repris avec un geste vers les vergers :
- Je n’aurais jamais pensé qu’il arriverait à faire tout çà. Tu sais, Bernard, il m’a tellement souvent parlé du paysage de son enfance, vanté son vert tendre du début de printemps, et la lumière impressionniste du soleil à travers les arbres des forêts, que parfois je me demandais s’il était fier de ce qu’il avait fait. C’est lui qui a transformé le paysage ! Mais quand je vois aujourd’hui la douleur que suscite –un temps, une hésitation, puis il reprend- sa mort, je comprends qu’il n’a pas été que visionnaire. Il a été aussi un bienfaiteur. Ils pleuraient tous à son enterrement, et le maire a prononcé un discours émouvant sur la reconnaissance.
Quand Maurice était enfant, la nature morvandelle, aidée par les pluies et une météo clémente au printemps et à l’automne, était généreuse. Il grandit en pêchant à la truite, en pistant les renards dans les forêts, en s’enivrant de l’odeur de l’humus. Il ramassait de l’ortie que sa mère cuisinait en soupe, et des girolles à la fin de l’été. Quand presque adulte, il quitta sa région pour faire ses études à Paris, quelque chose avait déjà changé. Dans les bois, des arbres mouraient. Eté après été, les rivières devenaient basses, les truites disparaissaient. Le réchauffement climatique si souvent évoqué par les journalistes était devenu une réalité palpable.
Il suivit le cours naturel de sa vie, et devint expert en animation culturelle. Il ne trouva du travail que loin de chez lui, dans le Grand Sud. Pour cet amoureux de la nature, ce fut un choc. Là-bas point de vert tendre, point d’herbe tapissant les pentes. La garrigue concentrait le règne du minéral, les couleurs dominantes étaient le blanc des affleurements de rocher et le vert sombre des buis. C’était la nature aussi, mais si différente sous le soleil de pierre de ces latitudes ! Quant aux cultures, rien à voir avec les siennes …
Chaque année, il retournait vers son cher Morvan pour les vacances. Sous l’effet d’un soleil de plus en plus impitoyable et du manque de pluies, la forêt reculait, les vaches désertaient les prés brûlés. Les éleveurs mettaient la clef sous la porte, et tout le charme de la région s’envolant, les touristes ne venaient plus. Chaque été, Maurice voyait son pays s’enfoncer dans la pauvreté. Le cycle infernal de l’exode rural, entraînant la mort progressive des activités économiques, s’était accéléré. En observant les paysages, il s’aperçut un été qu’ils commençaient à ressembler à ceux du Grand Sud : la terre naguère cachée par l’herbe nourricière affleurait maintenant. Les arbres feuillus refluaient, les pins eux envahissaient les surfaces, mais étaient moins grands. Dans les jardins, on faisait surtout pousser de la lavande et du romarin. C’est ainsi que lui vint l’idée. Le sud deviendra inéluctablement un désert, il faut faire remonter vers le nord les cultures qui ne demandent pas trop d’eau.
- Quand il a eu cette idée et qu’il a commencé à en parler, ils l’ont tous prit pour un fou, fit le vieil homme en passant sa main dans ses cheveux blancs.
- Vous vous rappelez cette époque ? Moi, j’en ai peu de souvenirs… J’étais petit.
- Ici au village, une seule personne a cru à son idée, un éleveur dont le cheptel avait du être abattu : ses vaches étaient devenues trop maigres pour mettre bas. Il a dit « plutôt que de laisser la terre mourir, autant essayer ». Tout le village a défilé chez lui pour tenter de le dissuader. Une folie, disaient-ils. Comment faire pousser ici autre chose que ce qui y a toujours poussé ? Aucun n’acceptait l’idée que les choses changeaient, que le lendemain serait différent du jour présent. Il n’y a pas eu de menaces ou d’injures, mais une sorte de sourde hostilité. Une méfiance instinctive. Ton père et lui ont commencé petit, une vigne et des amandiers. Ça a tout de suite marché. La première récolte était de bonne qualité et s’est bien vendue. Ainsi, ils ont pu année après année planter un peu plus, et toute la marchandise s’écoulait, aidée par le bouche à oreille. Il faut dire que le Sud ne produisait déjà plus, brûlé par le soleil. Ils ont décidé ensuite de rajouter des oliviers.
- A ce stade mes souvenirs commencent : les gens qui venaient se faire embaucher pour les vendanges ou pour gauler les olives en hiver, trop heureux de trouver du travail devenu si rare.
- Oui. Ça doit être l’époque où ton père s’est rendu compte que, sans le vouloir, il avait pris une responsabilité sociale. Il s’est mis à conseiller d’autres propriétaires terriens pour qu’ils se lancent. Il a aussi envoyé des jeunes se former à la fabrication des cagettes de bois pour commercialiser les fruits, et convaincu un banquier de monter une usine. En quelques années, cela a relancé l’exploitation du bois, en faillite car plus personne n’achetait de bois de chauffage.
Le vieil homme se tut. Jeannot, les larmes aux yeux, ajouta :
- Et il a redonné vie à la région … Il y a quelques années, un homme s’est même lancé dans le vin. Le Vin du Morvan, tu te rends compte ? C’est même pas une piquette !
L’homme aux cheveux blancs posa sa main sur celle de son interlocuteur, et la tapota.
- Tu peux être fier de lui, c’était un génie. Seul les génies savent transformer une idée en réussite.
- Oui, sans doute … Mais regardez, Bernard, regardez.
Jeannot tendit son bras vers la gauche.
- Vous voyez, là, deux amandiers et des cyprès qui jaunissent ? Le climat continue de se dérégler, il fait toujours plus chaud … Bientôt c’est le Morvan qui deviendra un désert. Faudra-t-il tout recommencer plus au nord, dans les Ardennes ou en Hollande ? Et que deviendra le village ? Il doit toutes ces années de bien-être à mon père, faudra-t-il qu’il me doive sa ruine ?
- Et bien, tu feras venir des chameaux, et tu organiseras des vacances « méharées dans le désert » ! Il ne faut jamais s’avouer battu, mon petit Jeannot ! fit Bernard en se levant péniblement. Il faut savoir s’adapter !
Bonjour Heathcliff, merci du commentaire. Pour tout dire, la similitude avec un "Grand DSud" qui peut être la Provence de Marcel pagnol que j'ai beaucoup aimée est faite exprès! C'est pour installer tout le paradoxe du texte ...
· Il y a plus de 14 ans ·Valérie Pascual
Le début me fait penser à la Provence de Marcel Pagnol...en tout cas, bravo!
· Il y a plus de 14 ans ·heathcliff
Très beau récit pris entre tradition et modernité .. Consciente des enjeux, tu sais nous emmener dans une histoire mêlant mélancolie, réalisme et espoir .. Merci pour cet excellent moment ! :)
· Il y a plus de 14 ans ·ecritreve
Une histoire magnifique oh combien réaliste!!!! qui raconte le Morvan de façon nostalgique mais toujours avec une lueur d'espoir et d'ouverture. J'ai adoré la délicatesse et la finesse de l'écriture bravo encore!!!! une belle leçon et une fin si positive. :)
· Il y a plus de 14 ans ·nadya