Scènes de vie quasi-ordinaires - Le trompettiste
lodine
Le Cabaret, Alfredo, il l'a dans le sang. Tous les soirs, il quitte Jacqueline, sa femme, embrasse ses gosses, Lili et Jacquot pendant leur sommeil, et porte ses pas vers l'Alcazar.
Ce cabaret, on dit que c'est Zizi Jeanmaire qui l'a lancé. On y sent une odeur de vieille pipe, une sueur de jazzman, un relent de passé que le présent rend nostalgique.
Tous les soirs, Alfredo se travestit. Il troque son habit de contremaître à la SNCF de Saint-Denis pour celui de trompettiste. Dans ce lieu peuplé d'habitués aux cheveux argentés, de gens louches trop bien sapés et de jeunes pousses qui seront les Charlie Parker de demain, Alfredo joue de la trompette dans un jazz-band-club. Ils sont quatre membres : Alfredo le trompettiste, James le trombone, Armand le saxophone et Thierry le violoncelliste.
Ils ont un certain succès. Ils se font applaudir avec entrain, se font siffler pour des bis. Ils ont leur petite heure de gloire tous les soirs. Ca leur donne des étoiles dans la tête, des sous dans les poches et des rêves pour le lendemain. Leur but, c'est de travailler avec de grosses pointures. Même si c'est pas simple, de se faire repérer par un agent.
C'est lundi soir. Alfredo marche dans la rue d'un pas alerte. Il vient de quitter l'Alcazar. Ce matin encore, avant de quitter l'appartement, sa femme l'a enquiquiné pour une histoire d'argent. Du coup, alors que ses collègues le poussent à participer à la grève du moment, il a refusé de se joindre au mouvement. Il n'a pas les moyens de perdre sa paie. Des gars de la CGT l'ont insulté. Il a pas répondu, Alfredo, ça sert à rien de parlementer avec eux. Ils sont trop obtus.
Il marche d'un pas alerte car il est content, Alfredo. Il a gagné 150 euros. Un beau pactole. Jacqueline sera contente. Elle qui râle tout le temps de la vie qui est chère, de leurs maigres salaires, de l'appartement qu'il faut retapisser à cause des sempiternels dégâts des eaux du voisin d'au-dessus. Soudain, un homme surgit devant lui. Il ne l'a pas vu venir à cause de l'obscurité. Le type lui barre le chemin.
- Ton fric, file-moi ton fric, sinon j'te bute. Allez, ouste, magne-toi.
Alfredo est d'origine portugaise et il n'est pas petit. Il bombe le torse.
- T'es qui, toi, pour me parler comme si on se connaissait depuis vingt ans ?
- Tu fais de l'esprit, ducon ? Joue pas le malin avec moi. File-moi ton flouze, avant que je me fâche et que j'appelle mes copains.
- Je n'ai rien sur moi, désolé ; je t'aurais bien dépanné mais ca tombe ma….
Alfredo ne termine pas sa phrase. Le type a sorti une arme blanche de son jean. Un couteau. Alfredo sent une boule de peur monter dans sa gorge, il se contient.
« Ne montre pas ta peur. Calme-toi. Pense à tes gosses. »
Alfredo capitule.
- Tu veux combien ?
- Tout, j'te dis. Allez, amène.
Devant la menace de l'arme, Alfredo met sa main dans la poche intérieure de sa veste, comme pour faire mine de prendre son portefeuille. L'autre le regarde fouiller.
- C'est long, grouille-toi.
- Ca arrive, ca arrive. Tu peux pas attendre dix secondes ?
Le regard de l'homme se fait mauvais. Alfredo se hâte de sortir son portefeuille. Le voleur s'en saisit, l'ouvre.
Profitant de son inattention, Alfredo s'éloigne à toute vitesse vers sa voiture. Etonnement, l'autre ne s'élance pas à sa poursuite.
Alfredo ouvre la portière de sa voiture, met le contact à toute allure et démarre en trombe, en regardant dans le rétroviseur. Il n'y a personne dans la rue. Le voleur a dû trouver le pourboire de sa soirée. Alfredo jure en portugais en tapant sur le volant.
Une fois arrivé devant l'immeuble où il réside, il s'arrête, le cœur battant. Il a le front couvert de sueur. Il lui faut plusieurs minutes pour récupérer. Il grimpe chez lui quatre à quatre. Jacqueline est dans le salon, en train de regarder une émission de télé-réalité. Elle remarque aussitôt sa mine défaite.
- Alfredo, que t'est-il arrivé ? T'en fais une de ces têtes !
- Parbleu, oui, que j'en fais une. T'as de la chance de me retrouver entier…
Jacqueline pâlit, porte la main à sa bouche… Alfredo continue sur sa lancée :
- Je me suis fait agresser. Ce salaud m'a menacé avec son couteau. J'ai du lui donner mon portefeuille.
- Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu !
- Mais ça va, tu vois, je suis bien là !
- Tu avais beaucoup d'argent dedans ?
C'est au tour d'Alfredo de pâlir.
- En gros, tu t'intéresses plus au fric perdu qu'à moi ?
- Mais non, mais non... (Jacqueline est embarrassée)
- Mais si mais si.
Alfredo est rouge de colère maintenant. Il regarde Jacqueline d'un air dégoûté. Il l'écarte sans ménagement de son chemin et se dirige vers leur chambre.
- Demain, tu m'entends - bon Dieu, faut en arriver là pour s'apercevoir avec qui on vit depuis toutes ces années- j'aurai quitté ce maudit appartement… Dire que je faisais tout ça pour toi …
- Mais Alfredo, et les enfants ?
- Les enfants comprendront, eux, pourquoi leur père est parti. Tu leur donneras ma nouvelle adresse une fois que je serais installé. Ils viendront me voir tous les deux week-ends. Après tout, hein, on faisait pas partie de la norme, jusqu'à présent, ben, maintenant, c'est fait: on y est.
Alfredo ricane. Jacqueline renifle.
- De quelle norme tu parles ?
- Décidément, t'es pas vive, hein ! Je te parle de ces couples qui divorcent. Nous ça fait quinze ans qu'on est ensemble. Fallait bien qu'un jour ça nous tombe dessus.
- Comment oses-tu !
Il la singe (‘ Comment oses-tu ‘ ) et reprend:
- Parfaitement madame ! Oui ! Je demande le divorce !
- Le divorce !
Jacqueline en tombe à moitié à la renverse. Un bibelot sans valeur se fracasse sur le sol.
- Oui, tu m'as bien comprise. Ce soir, tu m'as prouvé à quel point tu ne m'aimais plus.
- Mais, mais…
- Y'a plus de mais. J'ai pris ma décision. Je reviendrais plus dessus. Sur ce, bonne nuit. Je vais au commissariat porter plainte, et après j'irai passer le reste de la nuit chez Thierry. Lui, au moins, sera plus humain que toi.
Alfredo la laisse en plan. Jacqueline pleure à grosses larmes. Puis soudain elle se relève, constate le bibelot cassé :
- Et ça, qui va le réparer, hein ?
Elle ne se rend pas compte qu'elle a hurlé, dans la nuit, au risque de réveiller les gosses.
« Va te faire foutre, Alfredo… Je n'attends plus rien de toi, de toute façon. Depuis le temps que j'espérais que tu deviennes célèbre et que tu quittes ce boulot de merde à la SNCF! Ah, j'y ai trop cru, à tes belles paroles ! En fait, tu te complais avec ta bande de potes, tu fantasmes, tu fais que t'amuser même si tu dis que tu finiras par te faire repérer par un agent et travailler avec de grosses peintures. (elle confond les mots, Jacqueline, elle voulait dire 'pointures'). T'as pas la niak, Alfredo… Heureusement les enfants ne savent rien de tes rêves de grandeur, de ta vie de trompettiste. De toute façon, qu'en feraient-ils ? Y'a pas de quoi pavoiser ! Qui connaît Alfredo le trompettiste ? »
Jacqueline continue de ressasser son amertume quand elle entend la porte de l'appartement se refermer assez violemment. Alfredo part déposer plainte au commissariat. Elle sait qu'il va découcher, mais ne fait rien pour le retenir.
« Depuis combien de temps je le supporte plus, que je ne l'aime plus réellement ? »
Elle s'assoit par terre. La moquette est rose bonbon, tâchée par endroit.
Elle est seule, désormais. A qui la faute ?
Une histoire qu'on lit d'un trait ! Vraiment bien !
· Il y a plus de 7 ans ·Louve
Merci Louve !! Ça me plairait qu'un jour un réalisateur de CM le produise ! ...
· Il y a plus de 7 ans ·lodine