Sépia
mysteriousme
Un peu comme on aurait ouvert un album de famille dans les années 1930, Smaïl avait ouvert et découvert - le coeur battant - l'histoire des siens. Ou plutôt celle de son père biologique.
Il se souvenait vaguement avoir passé du temps avec lui quand il était tout bébé. Il se rappelait son sourire de fierté, son nez avec un petit grain de beauté, d'avoir été placé sur ses larges épaules lors de balades sur les plages Tunisiennes.
Il se souvenait du soleil, de son bob qu'il ne voulait pas mettre et du rire de sa maman.
Néanmoins, sa mémoire lui faisait défaut quant à maints détails de fond.
Son esprit tournait en boucle. Il avait 16 ans. L'âge où l'on est bousculé par tout un tas de questions (dont le fondement reste parfois discutable, ou nous poursuit toute la vie).
Il avait besoin de savoir.
Ses grands-parents maternels n'étaient plus là à présent pour lui conter des histoires (dont la véracité ressemblait de plus en plus à un trompe l'oeil). Du côté de son père, ils étaient aussi décédés quand il avait 6 ou 8 ans.
Mais il n'était plus trop en lien avec eux, déjà avant cela.
Sa mère Fatiha lui avait interdit de les saluer dans la rue, lui avait demandé de les oublier, de les rayer de la carte de ses souvenirs. Purement et simplement.
En fils serviable, c'est ce qu'il s'appliqua à faire. Et comme mangés par les vagues, les flashbacks qui restaient s'étaient érodés.
Fatiha s'était opposée à parler de cela avec son fils. Traitant le sujet de son ex-mari comme une simple égratignure du passé sur son coeur, et la chance de voir sa vie se prolonger dans Smaïl, qui lui ressemblait trait pour trait.
Mais Smaïl semblait préoccupé et sans tabou, il alla droit au but un soir, en frappant virilement à la porte de sa chambre.
"Oui ?
- Maman, c'est moi. J'ai besoin de te parler.
- Entre, Smaïl, entre."
Il se posa délicatement sur le bord de son lit. Comme si elle dormait et qu'il ait eu à éviter de la réveiller.
En marcel et bas de pyjama, la lumière tamisée faisait ressortir son teint hâlé et la douceur de sa peau imberbe et vierge.
"Je t'écoute... lui dit-elle en le regardant droit dans les yeux.
- Maman, je sais que tu ne veux pas en parler... Mais j'ai vraiment envie de savoir qui est mon père, ce qu'il fait, s'il nous aime, s'il nous aide, s'il pense à nous, où il vit...
- Mon grand... C'est légitime que tu te poses toutes ces questions. Depuis 3 mois, lorsqu'on s'est fâché toi et moi, je réfléchis et je vais t'expliquer des choses. Mais avant cela, promets-moi de ne pas juger : ni toi, ni moi, ni lui, ni n'importe quelle personne ou situation.
- D'accord maman, d'accord, mais parle-moi."
Son rythme cardiaque s'accéléra. Il sentait qu'une vérité allait lui être dévoilée. Ses pupilles se dilatèrent. Ses ouïes s'ouvrirent grand grand grand. Enfin allait-il accéder au fin mot de l'histoire... De la VRAIE histoire. De sa propre histoire, en somme.
Fatiha rougit un peu, ses oreilles lui chauffaient ses grandes nattes noires qui descendaient de chaque côté de son cou. Elle se racla la gorge.
"Tout a commencé quand j'ai su que je t'attendais. Aucun doute, c'était bien Mouss ton père. Nous étions ensemble depuis déjà un an ou deux. C'était un copain d'une amie de la fac où nous avons étudié tous les deux. Il était dans la filière informatique, et moi en biologie.
- Hum hum, opinait Smaïl, ne perdant pas une miette de ce récit qui lui donnait des palpitations.
- A ce moment-là, nous avons eu peur lui et moi. Nous avions 30 ans et peu de perspectives d'avenir ici. Alors, quand on a su que tu allais arriver, on s'est demandé s'il fallait vraiment te mettre au monde... Et si oui, quelles solutions financières nous pourrions trouver pour te fabriquer une vie profitable et sereine.
- Tu... Tu veux dire que... Que j'ai failli ne pas naître ?!" Sa moue et les larmes qui coulaient le long de ses grandes joues lui brisa l'âme. Peut-être en avait-elle trop dit ? Peut-être n'avait-elle pas choisi les bons mots ? Son coeur se serra dans sa poitrine.
Elle se rapprocha de lui et lui fit un câlin tendre de mère aimante.
"Je te dis tout, mon chéri. Tout. Les adultes doivent parfois faire des choix douloureux, tu sais. Et cette question l'a été. Oh que oui ! Autant pour Mouss que pour moi. Alors nous avons décidé de réunir nos parents respectifs pour nous secourir.
Tes deux grands-pères nous ont vivement invités (pour ne pas dire pressés) à nous unir par les liens du mariage, tandis que tes grands-mères avaient des étoiles dans les yeux, se voyant déjà en train de t'accueillir et de te pouponner."
Smaïl reçut à cet instant une image dans son esprit. Comme tombée du ciel. Il se repassa le film intuitivement. Ses 4 grands-parents dans un grand salon, riant et le chérissant, lui offrant de délicates pâtisseries dont il était si friand. Aussitôt consultée mentalement, l'image avait déjà disparu. La pellicule rembobinée. Perdue, égarée.
Sa mère reprit, après avoir bu une gorgée de lait chaud à l'eau de fleur d'oranger.
"Nous n'avons fait que suivre leurs conseils, car cela réglait bien des problèmes et des souffrances inutiles, pensait-on à l'époque.
Pendant ma grossesse, ton père ne trouvait pas de travail ici, ni à la capitale. Je lui soufflai alors l'idée d'aller s'installer en France. J'avais lu dans un journal local que l'on pouvait obtenir des visas facilement lorsque l'on justifiait d'un diplôme d'ingénieur. Son frère - ton oncle - y était déjà depuis quelques années, ainsi que plusieurs amis de Mouss ou de ses parents. La France dans ce temps-là, était considérée comme une sorte d'Eldorado de l'emploi.
C'est ainsi qu'il s'en alla, quelques mois seulement après ta naissance, me jurant de remuer ciel et terre pour nous rapatrier à ses côtés et vivre ensemble tous les 3. Vivre une vie saine et épanouie.
-..." La mâchoire de Smaïl semblait toucher le rez-de-chaussée de l'immeuble depuis la petite chambre du 7ème étage. Hagard.
"Il revenait, tu t'en souviens peut-être, pendant les vacances d'été, surtout. Je le retrouvais alors. Impression de sentir notre union se déliter à petit feu d'année en année, comme un sucre fond dans ma tasse de lait chaud. Tu vois ?" lui montra-t-elle en touillant vaguement dans son mug. Il eut l'impression d'un haut le coeur soudain. Comme une envie de vomir fulgurante. A peine la sensation d'écoeurement était-elle arrivée, qu'elle disparut aussitôt.
"Et après ? demanda-t-il courageusement.
- Après, mon chéri, je n'ai peut-être pas tous les détails. Du moins, j'ai la lecture que ton père m'a rapportée. Après, comme tu dis si bien, et en fait assez rapidement en arrivant sur le sol français, il fit la connaissance d'une jeune femme de son âge.
Elle ne voulait rien de lui, n'attendait rien de sa vie sentimentale qui était littéralement ruinée après une rupture douloureuse. Ils sont restés amis, se fréquentant régulièrement. Puis, un soir de printemps, tu avais peut-être un an quand cela s'est produit... Il céda, lui avouant qu'il la trouvait sublime, et l'embrassa avant que la soirée ne se termine. Je crois savoir qu'elle est restée sur sa position pendant encore quelques mois, lui disant que c'était une mauvaise idée. Son intuition était bonne, à cette femme-là. D'autant qu'elle ignorait notre existence, à ce moment-là.
Et puis, de fil en aiguille, ton père voulait la revoir, elle pensait certainement être plus forte, jusqu'à ce qu'elle ne cède à son tour. Je sais qu'ils ont été amants pendant je ne sais pas... 6 mois, un an, deux ans ? Et à chaque été, lorsque Mouss revenait, je ressentais les micro-changements qui s'étaient opérés par la force des choses.
Je n'ai jamais su ce que faisait cette femme, ni même son prénom. Je sais juste qu'ils se voyaient, se boudaient, s'embrassaient, s'enlaçaient...
Je ne dis pas que de mon côté, je n'ai pas profité de ma vie non plus. Mes soeurs m'ont aidée à cela. Garantes de ma folie. Voyant ma misère et ma tristesse, constatant la mine à ciel ouvert qu'était devenu mon coeur.
D'après moi - mais c'est une pure interprétation de ma part - je pense qu'ils se sont aimés. Réellement. Certainement que j'ai été l'objet d'une gène, d'un rejet, d'une excitation peut-être... Depuis que j'ai eu vent de cela, j'ai préféré couper les ponts. L'amour avait littéralement disparu de nos vies à Mouss et à moi. Enfin... Il existait visiblement quelque part ailleurs dans nos vies respectives, mais plus entre nous.
Je crois qu'ils ont vécu leur aventure comme un jeu. Bien sûr que ton père, le jour où il m'a tout avoué - j'aurais pu parler à sa place tant il était prévisible - m'a dit m'aimer et t'aimer plus que tout au monde, qu'il était conscient d'avoir tout détruit, mais que c'était tellement dur de vivre loin de nous, sans notre affection, notre amour à ses côtés, dans cette vie difficile d'ingénieur informaticien sous-payé comparé à un français. Il m'a aussi reproché de lui avoir mis une pression folle au moment de partir loin d'ici. Je n'ai pas trouvé d'argument pour lui dire qu'il avait tort et que je ne pouvais pas me passer de lui. Le lien était rompu. Nous ne nous sommes pas fâchés. Nous avons un peu pleuré. Et nous nous sommes quittés. Par contre, je n'ai pas eu envie qu'il continue à te voir... Je voulais te préserver, te protéger comme mon trésor.
Pourtant, aujourd'hui, en te parlant, je me rends compte que tu es certainement le seul sens qu'il puisse encore donner à sa vie. Et je comprendrai que tu veuilles le retrouver, le revoir, lui écrire... C'est légitime, comme je te le disais. A l'heure actuelle, j'ignore juste ce qu'il y a à construire avec lui. Elle se mit à pleurer, silencieusement.
- Tu as dit que l'on ne devait pas porter de jugement, Maman. lui glissa-t-il en lui tenant la main. L'avenir me dira ce qu'il y a à construire, à comprendre, à inventer. Je veux le revoir, poussa-t-il dans un souffle court, saccadé par le rythme endiablé de son coeur.
- Toi aussi, tu es prévisible, mon fils, lança-t-elle dans un sourire triste. Voilà. Sur ce papier, tu as toutes les informations que j'ai collectées au sujet de Mouss, de ton oncle, de ta tante. Je n'ai pas eu de nouvelles de leur part depuis le décès de tes grands-parents paternels. Je crois que Salim vit toujours en France et Sabiha est partie en Afrique du Sud pour des raisons professionnelles. Ton père est toujours en France. Il a peut-être refait sa vie. En tout cas, il nous aide depuis ta naissance."
Une histoire si déchirante...comme il y en a tant !!
· Il y a presque 6 ans ·Louve
Hé oui... Les chemins de vie sont tous incroyables...!
· Il y a presque 6 ans ·mysteriousme