série B
fionavanessa
Il y a dix ans, lors de notre voyage en Equateur, dont nous avons fait un grand tour, nous avons fait la connaissance d'Italo.
C'est un indien de quinze ans qui s'occupe du verger autour de la villa où nous logeons pour trois jours, en pleine jungle, à côté de Puyo. Il est originaire d'un endroit plus reculé dans la jungle.
Nous l'avons invité à déjeuner avec nous. Il dort sur le toit-terrasse de la villa, son matelas sur le sol, sa machette d'une trentaine de centimètres à côté de lui. Il nous raconte des histoires étranges. Un adolescent solitaire.
Voici le récit de notre dernière soirée là-bas.
C'est le soir. Nous avons pris l'habitude de nous promener dans les alentours jusqu'à la tombée de la nuit. Dans mon souvenir, c'est la navette locale qui nous ramène. Car nous n'avons pas de voiture. Ensuite il faut un peu marcher jusqu'à cette jolie maison tropicale. Il n'y a pas le téléphone d'ailleurs. Au rez-de-chaussée, nous avons dû préparer notre dîner, du poulet du marché, du riz et des légumes vraisemblablement, dû bien tout nettoyé pour ne pas attirer les fourmis géantes qu'on voit arriver sur le comptoir de la cuisine si on oublie le moindre aliment.
Italo n'est pas là, nous sommes seuls. Nous restons un instant sur la terrasse puis allons dans notre chambre. Thomas veut mettre nos passeports et nos billets d'avion sous le matelas, car on n'en a pas besoin dans l'immédiat. Nous avons enlevé nos chaussures. Notre chambre est fermée à clef. La nuit est calme ; on entend maintenant un homme crier en bas. Thomas va dans le couloir, essaie de voir ce qui se passe. Il revient dans la chambre ; me dit que c'est Italo, je crois me rappeler qu'il voulait se faire ouvrir en bas. Bizarre, lui qui ne nous a jamais demandé quoi que ce soit.
Thomas me dit que cette fois il l'a vu par la vitre dans la maison et qu'il croit qu'il a un revolver. Nous mettons nos chaussures. Il me dit qu'on va passer par la fenêtre qui donne sur un petit avant-toit et qu'il va falloir sauter. Nous échangeons peu de paroles car nos sens sont décuplés par l'imminence du danger, déjà dans l'air bien avant le regard d'Italo ; Thomas passe d'abord, puis moi ; je m'écorche le bras sur un bout de zinc en escaladant la fenêtre ; je saute ; je cours derrière mon ami sur le chemin qui mène à la route ; on a une lampe de poche avec nous. Je sais que Thomas est devant mais je ne le vois plus, il court plus vite que moi, étant bien plus grand. Déjà j'entends les pas d'Italo qui court derrière moi, la distance diminue, il n'est pas très loin. Je ne sais comment mais je comprends qu'il a la machette à la main, peut-être a-t-elle brillé dans le noir du chemin ; Thomas s'est arrêté pour m'attendre et il comprend en un éclair ce que je comprends tout aussi vite. Armé, drogué probablement car ses propos incohérents parlent de tuer, de nous couper la tête ; il va surgir sur la route où personne ne passe ; nous n'y avons vu aucun véhicule avant l'arrêt de la navette.
Nous entamons une conversation avec lui ; son regard féroce colore ses propos de la plus grande urgence. Thomas lui dit de poser sa machette, nous essayons de le ramener à la raison ; il veut nous faire approcher. Je lui mets la lumière de la lampe de poche dans les yeux. Cela fait quelques minutes, enfin je crois, que nous parlons à découvert sur le chemin et voici qu'apparaissent les lumières d'un camion. Instinctivement, l'adolescent recule. Thomas se met à une portière, moi à l'autre. Mon compagnon demande avec les mots pressants de l'urgence de nous prendre à son bord ; c'est une famille de paysans, il y a la femme et les enfants à côté du conducteur ; ils voient le sang à mon bras, nos regards agrandis par la peur, ils ont l'air d'hésiter, Thomas les force un peu en ouvrant la portière et monte, on m'aide à monter. Nous sommes en vie. Le camionneur anonyme nous dépose au commissariat. C'est plus une caserne ou une garnison, avec la prison dont on voit les barreaux dès l'entrée. Nous sommes sous le choc. On nous questionne. En espagnol. Quelqu'un téléphone au propriétaire. Il est décidé après un long moment entrecoupé de questions, d'allées et de venues des policiers, de retourner à la villa dans le véhicule de police . Nous n'aimons pas l'idée, mais nous les accompagnons ensemble.
Les policiers sont armés de fusils. La tension est palpable ; ils guettent les alentours depuis la voiture ; on arrive, du verre cassé partout sur le sol ; les grandes baies vitrées sont en mille morceaux. Dans notre chambre, tout est mis à sac, nos bagages renversés sur le lit, il a pris les montres, l'argent, l'appareil photo, mais il n'a pas trouvé nos passeports et nos billets d'avion sous le matelas. On voit les traces de la violence avec laquelle il a dû s'en prendre aux objets, revenant bredouille.
Nous sommes hébergés chez le propriétaire, qui s'excuse mais pas plus que ça ; sa femme me donne de quoi désinfecter ma petite blessure et un pansement ; je crois qu'il nous offre le thé. C'est le début de démarches pénibles avec les équatoriens, de déambulations sans plaisir dans des villes lointaines car nous avons voulu partir, après encore quelques heures passées au commissariat le lendemain à être interrogés à nouveau par l'équipe de jour. Ils ne l'ont pas trouvé.
Dans la ville suivante, nous rencontrons un psychologue indien très gentil dans un institut français. Puis le consul à Quito, qui travaille au consulat de France.
Je ne sais plus si c'est avant de reprendre l'avion , en quittant l'Equateur pour rentrer travailler. Thomas poursuit son voyage pour le Pérou puis la Bolivie.
Ou si c'est par la suite mais très vite a émergé, en plus du désir de justice (car pour finir, Italo a été attrapé et jugé pour aller en maison de correction) un désir d'enfant. Désir de son côté comme du mien. La conséquence naturelle d'être en vie. Je sais que si mon ami ne m'avait pas attendue, si le camion n'avait pas été là, je sais ce qu'Italo m'aurait fait avant de nous tuer.
J'ai été seule sans lui quelques semaines et mon appartement à Strasbourg est au rez-de-chaussée ; j'ai eu peur d'une intrusion, je revis la scène dans ma tête, c'est de cette époque que date ma manie d'aller vérifier si la porte d'entrée est fermée comme dernier geste avant d'aller me coucher, plutôt deux fois qu'une. J'ai été pendant deux mois voir un psychologue dans un service de l'hôpital de Strasbourg, pour sortir de cet état de victime, de repli sur soi. Le regard fiévreux d'Italo me poursuit. Les bras de Thomas me protègent.
Voilà la raison pour laquelle, de notre beau voyage, nous n'avons ramené d'Equateur aucune photo, aucun souvenir tangible.
Nous l'avons tu à nos parents, il y a 3 ans je l'ai raconté à mes deux aînés, pour les rendre méfiants en voyage et sensibles à l'essentiel, à la vie précieuse des autres.
Je me rappelle de cette région de jungle, la luxuriance de la végétation, des papillons violets et bleus plus gros que mes deux mains réunies, une cascade fraîche dans la forêt où nous ont emmené nous baigner un groupe de jeunes indiens rencontrés à la terrasse d'un café, je me rappelle les fruits exquis au petit déjeuner, mais je me rappelle aussi le regard sauvage d'Italo.
Je ne connais pas son origine ethnique exacte, mais je sais qu'il est de la région où vivent les indiens réducteurs de têtes ; et pour moi petite étrangère, ses cheveux noirs, sa peau tannée par le soleil, sa machette et son regard fou ont incarné la coutume ancestrale et barbare de ce peuple qui opérait ainsi sur le scalp de leurs ennemis.
Je remercie le ciel et mon ami d'être en vie, intouchée, d'avoir toujours mon ami en vie, d'être guérie à jamais des petites craintes ordinaires et risibles qu'on se crée pour rien.
Avec le temps, je ne pense plus très souvent à Italo, je me suis même surprise à essayer de me rappeler avec difficulté son prénom, son regard ; j'ai eu deux bébés depuis qui ont effacé de mon cœur cette ombre ; mais je sais maintenant de quel cauchemar l'être humain peut se nourrir et se réjouir, pour l'avoir frôlé de très près.
Et je me rappelle, comme un appel à la vigilance, vivide comme un petit film que je verrai de l'extérieur, ce mauvais scénario de série B.
Fort bien raconté. Je ne lisais pas, je le vivais. J'en palpite encore.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
L'histoire est vraie. Comment traduire en mots ce qui s'est passé.
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
Il est arrivé un peu la même chose à un ami dans Les Andes. Seul dans un village paumé sur le haut plateau andin. Sauvé par miracle par un couple de Suisses qui pasait en 4x4.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu