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cascar72

S'il avait fallu le ranger dans une catégorie, il n'y a nul doute qu'une personne non exercée l'aurait mis en bas de l'échelle sociale, non sans quelques hésitations, -tant il était atypique, mais tel aurait été son verdict final, en raison de son physique musclé. Il avait les jambes trop hautes du voleur, qui avait passé toute sa vie à fuir la police, les habits du fripier, un de ces habits, poussiéreux et grossier, qui dans l'échoppe, paraissent déjà vestige du siècle dernier, le teint mat, commun aux ouvriers que l'on croise en meute au sortir des usines, mine fatiguée, cernes creusés, et la patte d'un ours en colère, c'est-à-dire dépourvue de sympathie, grossière et laide, salissant votre main quand il ne la broie pas, le tout sans effort, ou quelconque culpabilité de la part d'un esprit trop simple pour avoir tort.

Cet esprit manifestait sa simplicité par une vision trop mathématique des choses, par des théories préconçues sur la matière, sur ce qu'est l'Homme, vision qui consistait également à classer la société en deux catégories, les bons et les mauvais, ou encore, nous l'avons vu, par une absence de remise en cause quasi-systématique, non pas qu'il fasse preuve d'une grande agressivité, -cela demanderait une certaine vivacité d'esprit, mais plutôt qu'il soit dans l'impossibilité de revenir en arrière, comme une locomotive lancée à pleine vapeur.

Ces aspects fort peu appréciable m'étaient apparus d'autant plus insoutenables, que je connaissais désormais cet individu, ce qui, d'une manière générale vous fait détester celui-là même en qui vous fondiez des espoirs, quoique ceux-ci ne fussent que naissants. J'avais appris qu'on le nommait Luc de Rièssorg, qu'il était la descendance d'un célèbre conte, et que, ce que l'on appelait le peuple lui trouvait des qualités, tant sur le plan politique, où il brillerait par un charisme et une prestance que tous lui enviraient, que sur le plan physique, où d'autres pauvres demoiselles toutes plus coquettes et piafardes les unes que les autres lui trouverait des charmes et une élégance dans ses traits, ce qui ne les empêcheraient en aucun cas de trouver en lui un ouvrier, ou éventuellement un contremaître pour les plus optimistes, mais noble, d'aucune.

L'unique élément qui laissait sans voix, la seule chose étonnante, c'est que malgré cette débauche de qualité, notre brave homme était encore seul, ce qui avait donné motivation à son père et à mon entourage, de nous présenter l'un à l'autre, avec l'espoir insensé de voir en nous l'union parfaite, et m'avait donc conduite à le recevoir ici même, de la manière la plus administrative possible, soit, mais recevoir tout de même. Il avait fait dans ma demeure ; où se cachent mille choses précieuses, oeuvres d'art et poteries de premier choix ; l'effet qu'un néandertal aurait produit au mileu de notre civilisation, plus subtile et contrastée ; se perdant dans des commentaires prétentieux et faux pour persuader qu'il était cultivé et ouvert, à moins que ce ne soit pour s'en persuader lui-même...

Je m'était souvent demandé si le procès que je pourvais lui faire était justifié, ou tout du moins probable, si mes exigences n'étaient pas trop importantes, ou encore si la simple frustration de ne pas être libre de choisir "l'homme" ne pouvait pas modifier mon jugement, l'individu convié n'étant pas l'individu choisi. J'avais longuement essayé de reconsidérer ce brave homme, me jugeant trop injuste, et, à croire qu'il le ressentait, il m'envoyait des lettres remplies d'un amour que j'ai trouvé sincère, et je dois dire que, si son parlé était affreux, riche en erreurs, pauvre en vocabulaire, son écrit paraissait enfin traduire sa noblesse, -bien qu'imparfait-, mêlant ça et là figure de style et vocabulaire imagé...

Quelques centaines de lettres plus tard, c'est-à-dire le temps qu'il m'a fallu pour que je me rende compte de ce que mon inconcient formulait, non pas depuis le début, ce serait trop dire, mais depuis assez longuement en tout cas, mais trop tard, ne recevant plus de lettres depuis longtemps, trop longtemps, je me rendit compte que ses écrits me manquaient. Mais qu'est-ce que le manque, qu'est-ce ce manque sinon une souffrance ? Et qu'est-ce que cette inquiétude sinon le reflet d'une passion ? J'ai appris par la suite qu'il était parti au front, qu'il ne reviendrait sans doute jamais. Si seulement il avait pu paraître un peu plus noble...

Tenant son for privé, elle ne respirait plus, son coeur inanimé attendant son chevalier, allongée.

  • Belle écriture, j'aime. En ce moment, mon mari et moi, regardons Nicolas Le Floch, pour le plaisir d'écouter, notre belle langue française. Je ne sais si cela plaira à beaucoup, car maintenant "la ménagère" comme ils disent, préfère les séries américaines ou autres jeux, divertissement, plus à la portée du commun des mortels.
    Votre style s'approche de la belle langue de cette série. Merci.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • bonne nuit à vous et merci...

    · Il y a presque 12 ans ·
    P1210007 300

    cascar72

  • Je vais venir lire, maintenant il est tard, je me couche. Il faut ménager les mamies; Bonne nuit, à demain.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

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