Silence City
Vincent Vigneron
Thibaut se souvient de tout. Son enfance s'étale devant ses yeux comme du miel sur une plaine, comme des champs de blé sur une biscotte. Les images se mélangent dans une ivresse équitable : les coups de soleil qui indisposent une semaine entière et font fuir la plus fine chemise, les points de suture qui ont clos officiellement son bizutage en école d'ingénieur, le bain de minuit avec sa fiancée-rémora qui plonge à ses côtés dans la mer des Caraïbes.
Maintenant qu'il a enlevé son casque, chaque émotion, sédiment dérisoire et archivé loin, lui parvient sans le moindre filtre, dans une vapeur enivrante. C'est sa pause à lui, au sommet de son pylône, à 1000 mètres d'altitude. Les ouvriers spécialisés portent un casque altimax conçu pour résister aux rafales constantes. Sans ce dispositif l'oreille interne est azimutée, les repères sensoriels se dissolvent et les images inconscientes prennent le pouvoir. C'est la transe des ingés son urbains.
Aux quatre coins de la planète ces funambules harnachés, casqués, en doudoune de travail, installent les relais acoustiques indispensables à la vie en société.
Il y a 15 ans le niveau sonore était devenu ingérable, le double trafic des automobiles terrestres et aériennes saturait toute tentative de communication interpersonnelle. Les gens ne pouvaient plus se concentrer ni dormir. Imaginons une discothèque tentaculaire, à ciel ouvert, dans laquelle nous essaierions de mener à bien les conversations quotidiennes. C'est tout bonnement impossible, intenable, et aucune conso gratuite ne venait compenser la nuisance.
Le père de Thibaut a été l'un des premiers à participer au renouveau. En 2013, il avait installé pour les militaires les canons à son diffusant du Britney Spears, volume débridé, afin de vriller les tympans des pirates somaliens. Ce fut un succès. Les années qui suivirent ont vu le développement exponentiel de cette technologie. Dorénavant les enceintes, exilées comme des éoliennes disgracieuses mais nécessaires, sont au-delà du rideau nuageux. Les ondes sont concentrées sur des zones en damier, perpétuellement mouvantes en fonction des besoins. En 2030, pour faire face à l'urgence, un bruit blanc ultra densifié se répandit sur toutes les mégapoles. Le silence revint.
Oui, Thibaut se souvient et réalise que toutes ces années ont glissé sur lui sans l'atteindre vraiment, si ce n'est sur l'enveloppe diaphane de son être, le cuir tanné, les yeux constamment humides sous le vent froid et le poil proliférant, le symptôme le plus spectaculaire. Nourri par les ondes ''large scale'', le bulbe pileux pousse trois fois plus vite. À la fin d'une journée postée on redescend perclus, rouillé et la moquette sur les joues. Certains semblent plus vieux, d'autres paraissent prophètes ou loups de mer touchant enfin au port. Thibaut, ma foi, se voit comme un terrien contrarié, qui s'accommode de son exil, qui le vit comme un travail, matériel bien sûr mais également intérieur, une discipline, un éloignement prodigieux de falaise métallique à travers lequel il se recharge, se pétrit et s'affûte pour le retour sur le plancher des vaches. À l'ère des moines solitaires, on l'aurait appelé un stylite.
Là-haut ce n'est pas à Dieu qu'il parle, il ne parle à personne, les lèvres fendues d'un sel atmosphérique, inaptes à dire. Il écoute. Le feulement des haut-parleurs nimbe son corps puis, à la vitesse d'un avion à l'approche du mur sonique, ce magma indéchiffrable file vers la terre où la vie s'organise, sans lui, grâce à lui. Après le réglage des vis en adamantium, déréglées par le gîte et la rotation terrestre, vers midi, il prend dans les mains la boîte suspendue à son cou. On dirait une lunch box. À l'intérieur nul panini. Rien de consommable. Des jumelles surpuissantes. Des jumelles uniques au monde, conçues dans un obscur atelier de la Silicon Valley à l'étroit entre les jacarandas et le skatepark municipal. Il l'a visité un jour, avec son père, pendant des vacances en Californie.
Longuement les rues bégaient, puis se révèlent dans l'autofocus, pleines de sèves, au pied de l'arbre où il se trouve.
Les sorties d'écoles, les rencarts, les terrasses de café, les lévriers promenés dans le parc. Les gens écoutent du Mozart, des consignes de premiers secours, un poème de Prévert, des appels au don, des chants d'amour d'oiseaux aujourd'hui disparus. Et le silence capitonne aussi ces rues quand il le faut, numérique à défaut d'être naturel. Les plus jeunes n'ont connu que la copie du silence, recrachée depuis là-haut.
C'est à s'y méprendre il paraît.