Sinnerman

halv

Quelque chose n'allait pas depuis le début du concert. Rose n'était parvenue à se perdre dans aucune chanson, et même leur reprise de Sinnerman de Nina Simone l'avait laissée glaciale, au point de devoir simuler les impulsions de son corps et le balancement de sa tête. Peut-être que le public n'avait rien remarqué, mais ce qu'ils produisaient ce soir n'avait aucune valeur. Ils jouaient les notes et récitaient les paroles, mais le résultat s'éparpillait sans grâce et retombait en miettes à leur pieds. Au milieu de la chanson, le sinnerman, l'homme qui a péché, se tournait vers le diable, faute d'avoir trouvé le pardon dans aucune autre partie de la création. Suivait une longue séquence d'improvisation qui permettait d'ordinaire à Rose de perdre totalement pied avec la réalité et d'approcher du blues absolu, de laisser parler son corps. La voir dans cet état rendait les critiques musicaux hystériques ; ils en truffaient ensuite leurs articles d'expressions extravagantes, parlant de plainte déchirante de l'âme Noire, d'esprit originel de la musique. Mais ce soir, vide comme un coquillage mort, Rose resta pleinement consciente d'elle-meme et finit par comprendre ce qui la tracassait. Il devait se passer quelque chose avec Marius.

Chantant et remuant avec autant d'expressivité qu'un lave-linge, elle se tourna vers Nathan. Il se tenait bien droit, ses doigts frémissant à peine sur le clavier. Lui aussi semblait étranger au concert. Après quelques secondes, il sentit le regard de Rose sur sa nuque, leva la tête et le lui rendit. Le coeur de Rose cogna un grand coup : Nathan portait un fantôme de sourire sur les lèvres, et ce sourire se moquait d'elle. Je t'ai eue, disait ce sourire. Tu vas bien voir, ajoutait-il. Elle fronça les sourcils et Nathan revint à son piano. Alors au lieu de lâcher sa voix dans les improvisations centrales de la chanson, étouffée par l'angoisse, elle dit au micro : "Qu'est-ce qui se passe ?"

Les musiciens ne remarquèrent son comportement qu'après une poignée de secondes. La batterie s'interrompit, la basse, et enfin, avec quelques mesures de retard, Nathan laissa retomber ses mains sur le clavier.

-Qu'est-ce que vous avez fait ? demanda Rose, dans un silence de caverne.

Sa voix était mal assurée et n'avait plus rien des fabuleux accents soul vantés par la presse. Elle-même semblait rapetissée, fragile, se tordant les mains sur la poitrine.

-Vous avez fait quelque chose à Marius, dit-elle.

Prise d'un sentiment d'urgence, elle pivota soudain vers les coulisses. Revint au public ; centaines de faces anonymes se découpant en contrejour. Elle déporta son poids sur une jambe, sur l'autre, hésita, n'hésita plus et quitta la scène. Ses talons claquaient sur le plancher. La rumeur du public s'éleva quand elle descendit la dernière marche et que Yanis, fou furieux, s'interposa pour l'obliger à faire marche arrière. Mais à présent elle était guidée par une certitude surnaturelle. Sans faire seulement mine de ralentir, elle empoigna sa robe longue et la retroussa jusqu'à la taille. Un pistolet de petit calibre était fixé à mi-cuisse par une bande élastique, cadeau de Nathan après le soir où un fan en pleurs avait tenté de la poignarder dans sa loge. Elle le délogea, arma le chien et le braqua de façon déterminée sur le visage de Yanis. Celui-ci eut un mouvement de recul et s'écarta.

-Putain mais Rose, qu'est-ce que tu…

Elle lui passa devant et pressa le pas. Deux vigiles la regardèrent ébahis sans tenter d'intervenir. Elle fit un crochet par sa loge, Yanis piaillant sur ses talons, emporta la veste dans laquelle se trouvaient ses clés de voiture, et lorsqu'elle arriva aux portes du bâtiment, elle était presque en train de courir. De l'extérieur, elle put entendre les huées du public mais n'en conçut aucune honte. A vrai dire elle n'y fit pas attention. Toutes ses pensées étaient tournées vers Marius, et teintées de l'horrible certitude qu'il lui arrivé quelque chose d'irréversible.

Elle posa le pistolet sur le siège du passager et mis le contact au moment où, à l'autre bout de la ville, l'homme qu'elle aimait faisait une dernière ronde avant de fermer son restaurant. Les cuisines étaient raisonnablement propres et il n'avait pas le courage d'en faire plus pour la soirée. Il coupa les néons, inspecta rapidement la grande salle de repas, bascula l'interrupteur, et la lumière cessa de se refléter dans les grandes baies vitrées donnant sur la rue. Son champ de vision dégagé, il remarqua des voitures garées de travers sur le parking d'en face, ainsi qu'une bande de types, peut-être une demi-douzaine, assis sur les capots et regardant dans sa direction. Il ne s'effraya pas tout de suite, songeant qu'il pourrait toujours sortir par l'arrière et rejoindre son arrêt de bus par la contre-ruelle. Ensuite il retrouverait Rose, dont le concert serait tout juste terminé, et ils rentreraient ensemble.

Il venait d'enfiler sa veste quand il s'aperçut que la bande faisait mouvement vers lui. Et pour ce qu'il pouvait en distinguer à travers les baies vitrées, certains des mecs tenaient des barres de fer. Un instinct jaillit des tréfonds comme un choc électrique et le fit se précipiter vers les portes pour les verrouiller. Mais il n'avait pas fait trois pas que les types se mettaient à courir à leur tour. Il put atteindre les portes mais pas les verrouiller. La clé buta sur la serrure à deux reprises et il n'eut pas l'occasion d'essayer une troisième fois. Les battants furent enfoncés et il fut projeté en arrière sur le sol. Sa tête heurta durement le carrelage. En moins de temps qu'il n'en fallait pour réagir, ils furent sur lui.

Rose connaissait le trajet par coeur et prit rapidement la décision de brûler tous les feux de circulation. L'angoisse lui faisait battre les tempes. Tout lui paraissait évident. Jamais auparavant elle n'avait ressenti de telles certitudes surnaturelles. La première, écrasante comme le destin, c'était que malgré son comportement d'adolescente en pleine crise, malgré son écart avec Nathan une semaine plus tôt, elle aimait Marius bien plus que sa propre vie, bien plus profondément que ce qu'était capable d'exprimer le mot d'amour. Il lui était vital, d'une façon qu'elle ne pouvait pas encore comprendre. Et la seconde, c'était que Nathan avait commandité son assassinat. Aussi sûr que la nuit succède au jour.

Il ne s'agirait pas d'une simple mise en garde ou d'un passage à tabac pour montrer qui était le patron. Après la catastrophe durant la répétition de la semaine dernière, Nathan avait pris la mesure des sentiments de Rose pour Marius et les considérait avec autant de dégoût que de fureur. "Cette fois c'est définitivement terminé", lui avait-elle dit. Mais il avait voulu la toucher à nouveau, rempli d'une assurance de chef de meute, et elle l'avait frappé au visage. "Touche-moi encore, fils de pute" lui avait-elle craché, "touche-moi encore et j'envoie se faire foutre ton groupe de merde, tes musiciens, le public et Yanis. Je me casse ce soir."

Il l'avait crue. Rose savait ce qu'elle valait, et si elle l'oubliait, les journalistes spécialisés étaient là pour le lui rappeler, eux qui entraient en transe à la seule perspective de l'interviewer. C'était elle qui portait le groupe, c'était elle qui ressuscitait Nina Simone et Ella Fitzgerald, et c'était elle que le public admirait. Alors Nathan avait trouvé une autre solution à son problème, une solution qui correspondait au fonctionnement de son esprit malade.

Si seulement, fulminait-elle au volant, trépignant de ne pouvoir supprimer des kilomètres par la pensée, si seulement elle n'était pas au fond qu'une connasse bloquée à ses quinze ans, mouillant sa petite culotte et perdant la tête dès qu'un pauvre type la considérait de haut et la traitait par le mépris. Elle détestait Nathan mais n'avait jamais pu résister à son attraction. Ils avaient vécu ensemble pendant deux ans avant sa rencontre avec Marius, et pendant ces deux ans, sachant qu'il la trompait, sachant qu'il la méprisait mais se voyant prisonnière, elle n'avait cessé de penser : je ne sais pas où je vais. Une force la poussait, qu'elle ne savait pas maîtriser. Si seulement il n'y avait pas cette envie insoutenable qui lui pulsait entre les cuisses quand la musique l'envahissait, si seulement il n'y avait pas cette bête en elle. Cette salope.

- C'est pour ça que tu sais chanter, avait dit Nathan. C'est pour ça que t'es la meilleure. Et c'est pour ça que ce con qui te baise pourra jamais te faire l'effet que je te fais. Parce que l'animal que tu portes est plus fort que toi.

L'animal oui, qui faisait fourmiller ses veines et battre ses muscles sur la chanson du diable, sur Sinnerman de Nina Simone. Une semaine plus tôt, elle avait accepté l'idée d'une répétition en duo avec Nathan, sachant très bien ce qui risquait de se produire. Sans doute même en le souhaitant, dans quelque strate inférieure de sa conscience. Et Nathan au piano, et ses immenses mains, et ses grands doigts vibrant à peine sur le clavier pour tirer de l'air une rumeur grondante qui soutenait sa voix. Nathan au piano et elle toute proche, fébrile, brûlante, tenant le micro et se balançant comme une ondine, projetant d'antiques cris de puissance. A certains moments, pantelante et huilée de sueur, elle se perdait et devenait la vie même. Une sorte de vie sauvage caché d'habitude par la civilisation et les bonnes manières, un appel vers la jouissance et le sexe. Elle était pulsion, envie et désir. Elle était pouvoir. Et ils s'étaient rapprochés, ce jour-là, et elle avait chanté presque à le toucher, sortant des gémissements assoiffés, et il haletait aussi au piano, ses muscles lisses traversés de tensions violentes, et peut-être qu'en un endroit secret de son esprit elle avait compris ce qui allait se passer, jusqu'au soir du concert. Mais il fallait que les choses se passent ainsi, et l'animal en elle s'était libéré et ils s'étaient jetés l'un sur l'autre, et il lui avait arraché son chemiser, tenant son visage dans son immense main, il lui avait arraché son chemisier et rabattu ses cuisses loin sur son ventre, pressant, luttant contre elle, et elle avait poussé un râle car c'était brutal et bon, et il fallait que ce soit brutal car la musique battait dans son sang, car les cymbales tintaient et la rendaient ivre, folle, grandiose, et ils avaient roulé au sol et elle l'avait pris en elle, elle l'avait englouti, et il l'avait en même temps clouée au sol et possédée avec une force primaire, et la musique avait continué à cogner en elle avec cette violence de météore, et à la fin ils avaient explosé en vol tous les deux, et sans qu'elle puisse reprendre ses esprits, certaine d'avoir été possédée, elle avait pensé des choses incohérentes qui contenaient toujours, encore, partout.

Il y avait eu un un long moment de silence, puis elle avait dit à Nathan couché à côté d'elle : "je me demande si j'existe". Nathan n'avait pas répondu, laissant courir une main sur son ventre. Ensuite il avait dit tout bas : "T'es pas maîtresse de toi. Tu peux faire ce que tu veux, tu peux essayer de rencontrer des gens : toute ta vie te ramène et te ramènera toujours dans mon lit". Et tout ce temps, à cause de la musique, elle n'avait pas pu apercevoir Yanis derrière l'un des rideaux noirs du fond de la pièce, enregistrant chaque seconde sur une petite caméra.

Si seulement elle avait su être quelqu'un de bien. Elle n'avait pas songé une fois à Marius pendant la répétition, mais son visage ne l'avait plus quittée ensuite. Lorsqu'il était venu la voir chez elle le lendemain, sans la prévenir, elle avait su qu'il était au courant. Il ne pouvait que l'être. Et par quelque sortilège, il savait sans doute aussi qu'elle s'était tordue sur le sol en suppliant Nathan de faire plus fort et plus profond. C'est dévorée par la honte qu'elle l'avait accueilli. Il lui avait montré une image, sur la caméra que Yanis avait laissée dans sa boite aux lettres : une pause sur le moment où Nathan lui caressait le ventre. Sur cette image, elle souriait. Une expression lointaine d'animal repu. Et Marius avait dit : "j'aurais peut-être pu pardonner le reste". Elle s'était effondrée en larmes, et quand Marius s'était éloigné, elle était tombée à genoux sur le seuil car toute vie l'avait quittée. Je ne sais plus où je vais, avait-elle pensé en le voyant partir. Mon Dieu, je ne saurai plus jamais.

Rose avait parcouru plus de la moitié du chemin lorsque les types envoyés par Nathan coincèrent Marius dans un coin du restaurant. Par un miracle d'agilité, il avait réussi à se glisser entre eux sur le sol et à se dégager. Fonçant comme un fauve acculé, il avait déboulé dans les cuisines, surpris d'y trouver des sentinelles gardant la porte arrière. Il s'était alors jeté dans une seconde salle de repas, avait renversé quelques chaises pour encombrer le passage et cherché à reprendre son souffle derrière une cloison. Les toilettes n'étaient pas loin, et il avait imaginé pouvoir sortir par une fenêtre. Le restaurant était suffisamment grand pour que ses agresseurs ne le trouvent pas tout de suite, mais il ne faudrait pas traîner. Il patienta pourtant juste un peu trop ; lorsqu'il risqua un coup d'oeil à découvert, deux grands types l'aperçurent. Il plongea sans réfléchir vers la porte des toilettes, l'ouvrit à toute volée mais un coup dans le dos l'envoya au sol et des mains le saisirent par les chevilles. Il se laissa trainer en arrière puis cogna l'un des mecs avec ses pieds lorsqu'il fut à bonne distance. La pression se relâcha, il put se mettre à genoux et se dégager une seconde fois. Sors de là maintenant, t'as déjà eu trop de chance, articula calmement une voix dans sa tête. Il quitta la pièce mais les autres l'attendaient à coté et il se retrouva coincé. Il leva les mains et dit : "Les gars, attendez". Combien tu peux en mettre KO ? Il préféra ne pas y penser. En reculant il heurta un mur et une pointe sous l'estomac l'avertit que son instinct estimait ses chances de survie à pas grand chose. Il pensa alors : "Rose". Il pensa aussi : "Mon amour". Puis : "Aidez-moi".

Rose le perçut ou ne le perçut pas, mais un sursaut l'agita et elle écrasa l'accélérateur. Sa voiture roulait à près de cent kilomètres heures en ville. Je connais la route bordel, chuchotait-elle, je connais la route, me fais pas chier. Puis elle dit : "Marius". Puis : "Je viens, tiens le coup". Puis : "Mon Dieu". En pensée elle revoyait Nathan, furieux de s'entendre annoncer que leur relation de la veille n'avait aucune signification et que tout s'arrêtait. Elle revoyait sa tentative de la toucher et le coup qu'elle lui avait porté. La colère sourde qui rayonnait de lui comme de la chaleur. Elle savait qu'il était à moitié fou, et elle savait qu'après ça elle aurait dû quitter la ville. Marius serait sans doute venu : elle avait réussi à s'expliquer, juste après la mise au point avec Nathan, vomissant sa honte et son désespoir comme elle aurait purgée une plaie de son pus.

C'était la musique, avait-elle dit. C'était moi. C'était ce que me fait la musique. Je suis comme ça, je profite de cette bête pour chanter, je lui laisse sa liberté et parfois je n'arrive plus à faire la différence entre elle et moi. Je me dis que ça finira par me rendre folle, et d'autres fois je sais que j'ai pas le choix parce que je peux pas la contenir. C'est trop fort. Et Nathan était là quand j'ai perdu le contrôle de cette saleté, et alors ça s'est fait avec lui.

-Ca ne se serait jamais fait avec moi, avait dit Marius.

Et il avait eu raison : il avait maté sa propre bete et n'aurait jamais pu etre à la place de Nathan. Mais c'était justement pour ça qu'elle l'aimait plus que tout. Marius était un temple, et dans ce temple elle venait calmer les excitations de la musique. Sans lui, elle était une force aveugle et enfantine. Sans lui, elle s'éparpillait : comme le pécheur de la chanson, cherchant le pardon auprès de toute la création, elle ne savait plus où aller. A ses cotés elle savait. Avec lui elle était plus grande qu'elle-meme. Et Marius l'avait compris. Peut-être l'avait-il même compris avant qu'elle ne le lui explique et n'avait-il attendu que son repentir.

Trois jours plus tard, il fermerait le restaurant plus tôt et viendrait la voir pour la fin du concert. Ils rentreraient ensemble. Son coeur en avait battu si fort que vue s'était brouillée. Elle avait songé que tout était là, que le bonheur se tenait sur cet équilibre-là. Elle n'avait plus pensé à Nathan. Et Nathan avait envoyé ces types le tuer.

Marius ne parvint pas à esquiver le premier coup. Sa pommette caressée cent fois par les doigts de Rose éclata, et sa vue se brouilla. Je sais plus où je suis, pensa-t-il avant de tomber et de recevoir les autres coups. Il se protégea instinctivement la tête et se tassa sur le carrelage, remontant les genoux et rentrant la tête, mais ça ne suffit pas. Ils lui brisèrent le nez et la machoire. Du sang coulait dans sa bouche, dans son cou, tachant la chemise choisie pour Rose, parce que Rose la trouvait très cow-boy. Lorsque ses rotules explosèrent sous les barres de fer, il s'obligea à ne plus penser qu'à elle. Maintenant ce serait bien. Elle l'aimait. Il l'avait vu dans son acharnement à lutter contre elle-meme. Et il pensait aussi à ses sourires de petite fille, si loin des concerts, à ses mains serrées sur les siennes, à des instants de tranquillité, au matin, dans la blancheur des draps. Lorsque les barres de fer cassèrent les os des ses bras, il avait presque perdu connaissance. A la fin, comme le dernier fil le rattachant à la vie, il pensait : ils vont arrêter, ça va, à un moment ils vont devoir arrêter.

Marius ! hurlait à présent Rose dans la voiture, proche de l'hystérie. Elle ne passait plus les vitesses et poussait le moteur en sur-régime, jetant son véhicule sur les trottoirs et maintenant le klaxon enfoncé pour prévenir qu'elle ne s'arrêterait pas. Elle fonça sur le parking du restaurant, fit hurler les pneus sous la pression des freins, ouvrit sa portière sans couper le moteur et, saisissant le pistolet chargé sur siège du passager, se précipita vers les portes. La sensation de certitude l'empêchait de respirer. C'est de ma faute, ô Seigneur tout est de ma faute. Elle entra en sanglotant et cria, tu es là ? Dis-moi que tu es là ! Progressant à tâtons, sans trouver l'interrupteur principal, elle remonta de salle en salle. Le silence la rassura un peu et elle commença à croire qu'elle avait paniqué pour rien. Elle réussit à allumer les cuisines, se calma encore, traversa une grande salle vide et, alors que sa respiration était sur le point de reprendre un rythme normal, elle vit un corps couché en chien-de-fusil sur le sol.

En une seconde elle ne fut plus rien. Il lui sembla que toute sa substance se vidait par les pieds. Elle fit un pas, deux, puis lâcha son arme et se jeta à terre près de lui, n'osant pas le toucher. Il était méconnaissable, masse de chair torturée et trempée de sang. Il frissonnait. Elle dit doucement son prénom, approcha une main de son visage démoli, la retira, et, dans un frisson qui la porta au dernier degré d'horreur, Marius hocha la tête une fois, aspira un peu d'air et marmonna péniblement : "je crois qu'ils". Il entrouvrit un oeil, la vit et tenta de sourire. Puis son corps se détendit entièrement, comme s'il fondait.

Lorsque les secours l'emmenèrent, à peine dix minutes plus tard, il était mort. Dans l'intervalle, Rose avait eu le temps de cacher son arme sous sa robe. Ils annoncèrent le décès et elle n'attendit pas. Battant doucement mais très en rythme dans les veines de ses bras et de sa poitrine, la mélodie était revenue. La rumeur basse de la bête.

Nathan avait eu raison sur un point : elle n'était pas maîtresse d'elle-même. Mais il s'était trompé sur le reste : tous les événements de sa vie ne la ramenaient pas sans cesse dans son lit, ils l'avaient bringuebalée jusqu'à cet instant-là, ce point terminal. Elle s'assit derrière le volant, ignorant la demande des pompiers d'attendre la police. Prenant son temps, elle inséra un disque dans l'auto-radio et lança la chanson. Oh sinnerman, where you gonna run to ? Et bien, à la fin de la chanson, le pécheur s'étant vu refuser le pardon par la totalité de la création, se rendait auprès du diable. Et le diable l'attendait.

Voilà quelle était la fin de l'histoire. Elle comprenait pleinement l'importance de son amour pour Marius, maintenant. Tout était très clair - et à présent qu'on le lui avait emporté, sa raison se retirait en silence. A présent, l'animal exigeait, et l'arme contre sa cuisse exigeait. L'univers qui battait en elle exigeait.

Ce soir, certainement, elle savait où elle allait.

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