Soeurs de Sang (12)
Frédéric Lamoth
Le journal de N.
C'est arrivé lundi passé. Le pire jour de ma vie. J'ai déjà dit ça la dernière fois, mais je ne pensais pas que cela pourrait être pire. La journée avait pourtant plutôt bien commencé, dans une atmosphère un peu étrange. Je me suis réveillée très tôt. Le brouillard couvrait la banlieue. La plupart des gens trouvent ça glauque, mais moi j'aime voir la lumière fluide qui diffuse à travers les couches de brume. Je me suis décidée à sortir. Sans but précis. Le quartier était désert. Il ne faisait pas froid. Cette vapeur était une haleine douce qui semblait s'adresser à moi, m'invitant à évoluer librement dans un monde presque irréel.
J'ai eu envie de voir l'Africain. Rien qu'une fois, par curiosité. Il m'avait dit où je pourrai le trouver. Une rue connue pour être un terrain de chasse des dealers, mais qui paraissait parfaitement calme à cette heure-ci. Il n'y avait pas un chat. Je ne m'attendais pas à le rencontrer et j'allais rebrousser chemin quand j'ai aperçu une ombre indécise qui vibrait dans une couleur froide. Je me suis approchée. Il était là, assis en tailleur sur une natte. Un réchaud à gaz était posé devant lui et il tendait ses mains au-dessus de la flamme bleue. Il a relevé la tête sous son bonnet. Il ne m'a pas souri avec cet air ensorcelant, comme je l'aurais imaginé. Une fumée s'échappait d'entre ses lèvres gercées et ses yeux lançaient des éclairs blancs. Comme il ne disait rien, je me suis accroupie en face de lui. Il me reconnaissait, mais restait muet, hagard. Transi de froid. Je me suis penchée par-dessus la flamme et j'ai murmuré: « Tu as froid ? » Il a répondu: « Ça va, j'ai l'habitude. Dans le désert, les nuits sont glaciales. » Alors, je lui ai demandé: « Tu n'as rien à me dire ? » Sa bouche s'est mise à trembler et il a accouché de ces paroles en grimaçant.
« Viens avec moi… Je t'emmènerai dans un palais blanc. Une oasis dans le désert. Tu seras la reine des sables. Tu auras des serviteurs et tout ce que tu voudras. Tu auras un hammam rien que pour toi. »
Il répétait cette litanie en se balançant lentement d'avant en arrière, comme s'il se berçait de ses propres illusions tout en essayant de se réchauffer.
Je me suis mise à rire. J'étais horrifiée par ce rire glacé qui sortait du fond de mon âme. J'entendais le son de ma propre voix qui se matérialisait dans la nuée. Il m'a regardée avec un air incrédule. J'aurais pu croire qu'il m'admirait, mais ses yeux étaient tellement ternes qu'ils paraissaient aveugles.
Je comprenais maintenant à qui j'avais affaire. Un miséreux. Un SDF. Voilà ce qu'il était. Un immigrant qui était arrivé au bout de son périple à travers le désert et la mer. Peut-être avait-il fini par perdre la raison. Perdre espoir, au point de se raccrocher à ces chimères, ces mirages qui se forment à partir d'une étincelle très loin sur l'horizon, là où le ciel semble toucher la terre. Il voyait sans doute son rêve se condenser avec le froid dans cet épais brouillard.
J'ai arrêté de rire. Tout à coup, prise de pitié, j'ai détaché mon châle et je l'ai déposé sur ses épaules. Il n'a pas réagi, mais j'ai vu les poils grisonnants qui frémissaient sur son menton. Ses mains restaient figées dans le halo bleu de la flamme. Il était devenu insensible à la chaleur, au froid, aux sentiments des autres.
Je me suis remise à marcher. J'avançais dans cette brume. Les réverbères étaient encore allumés et la faisaient scintiller comme un nuage de poussière. Je me croyais dans un conte de fées, dans un pays de lacs et de forêts, où la griserie vacille constamment entre l'enchantement et le désenchantement.
Des ombres se sont mises en mouvement à l'autre bout de la rue. Je distinguais deux voitures qui, au lieu de se croiser, se rapprochaient l'une de l'autre et s'arrêtaient. J'ai compris qu'elles se positionnaient comme les côtés d'un fer de lance pour obstruer toute la largeur du passage. Des hommes sont sortis sans faire de bruit. Des silhouettes opaques, noires de la tête aux pieds. Je me suis figée, impressionnée par cette vision et par le silence qui l'entourait. Soudain, le ronflement d'un moteur s'est fait entendre dans mon dos. Une voiture et une fourgonnette ont passé tout près de moi, phares éteints, me frôlant comme si l'on ne m'avait pas vue. J'ai eu très peur et pourtant je n'ai pas crié, rendue muette par ce spectacle. D'autres individus sont sortis des véhicules. Ils paraissaient innombrables, se multipliaient. Ils se sont confondus avec les ombres du béton, contre la façade d'un immeuble. Pendant un moment, tout était calme. La nuit avait recouvré ses droits, campée dans ses derniers retranchements avant d'affronter le jour. Des fenêtres se sont allumées. Plusieurs à la fois. Quelques secondes se sont écoulées, une minute ou peut-être une éternité qui semblait tenir cette lumière entre ses poings brandis au-dessus de la terre.
Alors, il y a eu une détonation, un flash. Et une réplique immédiate avec des tirs en rafales. Les hommes sont réapparus soudain. D'abord dispersés, comme rejetés par cette déflagration. Puis ils se sont regroupés aussitôt contre la façade. Je les voyais distinctement à présent. Cagoulés, munis de boucliers. Un autre groupe devait déjà être à l'intérieur du bâtiment, tandis que des snippers ripostaient, dissimulés derrière la fourgonnette. Les tirs provenaient de toute part. On entendait leur résonnance sourde entre les murs, les sifflements au-dehors et les cris des gens de l'immeuble arrachés à leur sommeil. Je suis restée immobile, à une cinquantaine de mètres de ce combat de titans. Je ne songeais même pas à prendre la fuite. Telle une bête fascinée par le feu des hommes, j'étais au-delà de la peur, obnubilée. Brusquement, le silence s'est imposé. La fumée s'est dissipée. Les tireurs pétrifiés se fondaient dans ce paysage de bitume et le chemin semblait à nouveau se dégager devant moi, m'invitant à poursuivre mon périple. J'avais l'impression d'être dans un rêve et je sondais les ombres autour de moi.
C'est alors que j'ai aperçu un mouvement sur la façade latérale du bâtiment. Un homme s'est glissé au-dehors par une fenêtre ouverte. Il s'est laissé tomber depuis le deuxième étage, avant de disparaître derrière une rangée d'arbustes. Il n'est pas réapparu et j'osais espérer que les feuillages avaient amorti sa chute. J'hésitais à m'approcher quand la fusillade a repris de plus belle. Ce nouveau choc a agi sur moi comme un détonateur. Galvanisée, je me suis mise à marcher en m'attendant à être anéantie par une boule de feu, mais personne ne faisait attention à moi. Je suis arrivée devant l'immeuble. Une ouverture était creusée dans la haie. Je m'y suis engouffrée pour parvenir au pied de la façade. Ce n'était qu'une petite parcelle de gazon, mais, dans la confusion de mon esprit, je venais de franchir les bornes d'un jardin secret.
Alors, je l'ai aperçu. J'ai d'abord vu le sang qui formait une coulée noire sur la pelouse, puis le corps dans l'enchevêtrement des branches. Enfin, le visage. Je n'ai pu réprimer un cri de stupeur en le reconnaissant. C'était Abel, mon frère aîné. Nos regards effarés se sont croisés en se renvoyant cette même question: qu'est-ce que tu fiches là ? Mais ce n'était pas le moment de nous interroger. Il était blessé à l'épaule. Je regrettais déjà d'avoir donné mon châle à l'Africain et j'ai dû utiliser mon beau foulard pour le nouer autour de son bras. Nous avons attendu là, au creux d'un taillis, comme des bêtes traquées. La deuxième fusillade a paru interminable. Elle a été suivie par une explosion à l'intérieur de l'immeuble. Une dernière rafale. Ensuite, une rumeur s'est élevée, celle des locataires qu'on évacuait et dont on faisait le tri, sans doute, à entendre les exclamations, les supplications de ceux qu'on embarquait dans cette rafle. Cela a duré longtemps. Enfin, les voitures ont démarré et ce fut le silence. Je me suis tournée vers mon frère en lui demandant naïvement ce que c'était. « La police… Enfin, pas les flics dont on a l'habitude. J'ai mal. Je crois que mon pied est cassé. Je n'arriverai pas à marcher. »
Je n'ai pas voulu l'interroger davantage, mais je commençais à trembler. La peur et les larmes faisaient brusquement surface. J'ai essayé tant bien que mal de le ramener à la maison. Nous marchions au milieu de la rue, sans même essayer de nous cacher. Tous les habitants du quartier étaient campés devant les fenêtres et nous voyaient passer, j'en étais sûre. Je savais aussi que personne ne viendrait à notre aide et que personne ne nous dénoncerait. Je redoutais déjà les cris de ma mère. Je crois que j'aurais préféré mourir là, tout de suite, fauchée par une balle, plutôt que de rentrer chez moi.
La crise n'a pas manqué. Abel, son fils chéri ! Elle voulait appeler le médecin. Elle avait entendu les tirs. Elle pensait que des cambrioleurs l'avaient frappé en prenant la fuite. Décidément, elle ne comprendra jamais rien. Ce monde l'a dépassée. Je l'ai laissée hurler dans son coin et j'ai essayé de nettoyer la plaie. La balle n'avait fait qu'effleurer l'épaule. Pendant toute cette opération, il ne disait rien. La souffrance était une bonne excuse pour ne pas parler. Il lisait pourtant dans mes pensées. L'incompréhension, le ressentiment, la colère. Je l'ai allongé sur son lit et j'ai baissé le store. Il m'a regardée dans la pénombre avec l'air de dire: « Et qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? » Comme s'il ne connaissait pas la réponse. On se terre comme des rats et on attend. J'allais quitter la chambre quand il a commencé à parler.
Il m'a dit qu'il était avec sa copine et qu'il venait de la ramener chez elle au petit matin, quand il a entendu ces coups de feu provenant de l'étage au-dessus. Je l'ai scruté encore attentivement en m'efforçant de croire ce qu'il racontait, d'imaginer ce qui s'était passé… Non, je n'arrive pas à le croire. Lui, un garçon si doux, si posé. Lui qui avait un travail, un avenir peut-être. Le seul qui paraissait assez serein pour échapper à cette folie contagieuse.
La police a fini par trouver leur planque. Ils vont traquer tous leurs complices. Abel était parmi eux, j'en suis certaine, aussi incroyable que cela puisse paraître. Même si je voudrais le croire, lui trouver une excuse. De toute façon, cela ne change rien. Tôt ou tard, il faudra l'emmener chez un médecin. Ils finiront par le découvrir. Il est grillé et je n'ai pas pitié. Moi aussi, je suis grillée. Il est mon frère, je l'ai aidé, je l'ai planqué. Je croyais pouvoir rester en dehors de tout cela, mais la bête est plus forte, rien ne peut lui résister.
J'essaie de me calmer, de me ressaisir. Je me dis: « Tu n'as rien fait. Tu es innocente…» Innocente… Ce mot m'est subitement étranger, il semble avoir perdu toute signification. Devenir synonyme de coupable, complice… A moins que je ne dénonce Abel. Mon frère.
Je regarde mon foulard taché de sang. Sa belle étoffe mauve, imprégnée de cette couleur noire, indélébile. Je me souviens du jour où mon père me l'a offert. Et je me souviens aussi de ce qui s'est passé ce jour-là. Je ne savais pas alors que ce cadeau portait déjà l'empreinte de la rancœur et de la haine. Que j'en serais malgré moi l'héritière.