Soeurs de Sang (13)
Frédéric Lamoth
Alcides est sidéré par le message qu'il vient de recevoir sur son smartphone. Une simple phrase qui s'est fait précéder d'une note feutrée, alors qu'il méditait sur « L'évolution créatrice » de Bergson, dont il a décidé de faire son sujet de mémoire.
« Viens, j'ai besoin de toi, Tamara a tenté de se suicider. Sibylle. »
Il reste un long moment abasourdi avant de se décider à l'appeler. Elle a une voix fatiguée et pourtant calme. Elle lui raconte qu'elle vient de quitter l'hôpital où Tamara s'est réveillée, hors de danger, après avoir ingurgité toute une boîte d'anxiolytiques. Il comprend que c'est arrivé la nuit passée, peu de temps après qu'il l'ait tenue entre ses bras sur ce slow de Michel Berger. Sans doute était-il la dernière personne à qui elle avait parlé avant de décider de quitter ce monde. Cette pensée lui donne froid dans le dos. Il demande à Sibylle où il peut la rejoindre.
- Je peux passer chez toi, dit-elle. Si ça ne te dérange pas.
- Je t'attends.
Il raccroche. Il marche de long en large dans son salon, puis allume la radio, ne supportant plus le silence qui pèse comme une chape au-dessus de lui.
On diffuse le flash de midi. Il est encore question de l'intervention de la brigade anti-terroriste qui a mis toute la ville en émoi. Très tôt ce matin, l'assaut a été donné contre un immeuble de la banlieue nord qui abritait un groupuscule de djihadistes. L'individu impliqué dans le meurtre sauvage d'un professeur de lycée en ferait partie et ce serait sur la base d'informations recueillies sur son téléphone portable que la police aurait pu remonter jusqu'à la base de ce réseau après plusieurs semaines d'enquête. Un attentat imminent contre la plus grande galerie marchande du centre-ville aurait été déjoué de justesse. Alcides frémit en se remémorant la tragédie du Noir Tango et l'instant où il a été bousculé par l'un des individus qui prenait la fuite. On donne des détails sur l'intervention, d'une rare violence, à cause de la riposte soutenue des terroristes qui disposaient d'un véritable arsenal de guerre dans cet appartement. Un policier se trouve dans un état critique. Deux kamikazes se sont fait sauter. L'ensemble du groupe aurait été neutralisé.
Il éteint la radio et ouvre la porte-fenêtre. Il a besoin de respirer, même si l'air est vicié, besoin de regarder au loin. Il reste sur son balcon pendant les trente minutes de cette attente qui lui paraît interminable.
Il l'aperçoit enfin devant la grille du parc. Elle s'avance frileusement, emmitouflée dans son manteau, sans lever la tête en sa direction. Il rentre dans l'appartement et compte les secondes avant que la sonnerie de la porte retentisse. C'est la première fois qu'elle monte chez lui. Il aurait dû profiter de ce laps de temps pour faire de l'ordre, mais il n'y a même pas pensé sous l'effet de la stupeur. Il la fait asseoir dans son salon, à la place que Tamara avait occupée quelques semaines auparavant. Pendant un instant, ils s'observent sans rien dire. La porte du balcon est restée ouverte et le froid commence à se faire sentir. Alors Sibylle se met à raconter d'une traite:
- Je l'ai appelée ce matin. Je voulais m'excuser pour hier soir. Ça ne répondait pas. J'ai tout de suite su qu'il se passait quelque chose d'anormal. Je suis allée chez elle. J'ai vu que sa fenêtre au deuxième étage était ouverte et j'ai sonné. Pas de réponse. Je commençais à paniquer, quand j'ai eu l'intuition d'essayer d'ouvrir la porte qui n'était pas verrouillée. Je suis tout de suite allée dans sa chambre. Elle était étendue sur le lit. Complètement dévêtue. Toute blanche. Elle respirait, avec des sortes de secousses, de convulsions dans la poitrine. J'ai tout de suite alerté les secours, avant même d'essayer de la réveiller. Je l'appelais en lui palpant la main. J'osais à peine m'approcher d'elle. Je n'ai même pas eu la présence d'esprit de la recouvrir. Quand ils sont arrivés, elle était toujours inerte et nue. On m'a posé un tas de questions. Est-ce qu'elle était dépressive ? Est-ce qu'elle avait déjà tenté de se suicider ? Était-elle suivie médicalement ? Je répondais que je n'en savais rien tout en pleurant. A l'hôpital, elle s'est réveillée peu à peu. J'ai pu aller vers elle, mais il était trop tôt pour lui parler. Je me suis contentée de lui tenir la main en murmurant que tout allait bien. Elle était parfaitement consciente. Elle souriait, mais ne disait rien. J'ai dû appeler ses parents pour les informer. Ils habitent en Normandie et ne pourront pas venir avant demain. A part eux et moi, elle n'a personne… Dis-moi, que s'est-il passé hier soir ?
Alcides a de la peine à contenir son émotion et s'exprime d'une voix tremblante.
- C'était étrange… J'ai peur que ce ne soit de ma faute… J'étais sur le point de t'inviter à danser quand tu es partie pour téléphoner. On passait alors « Le Paradis Blanc ». Elle a compris ma déception et elle m'a dit que c'était sa chanson préférée. Je me suis senti un peu obligé de l'inviter. Nous avons dansé. Elle avait un air mélancolique. Elle donnait l'impression de s'ennuyer. Quand la musique s'est arrêtée, elle m'a dit d'aller te rejoindre dehors. Elle a dit qu'elle voulait rentrer, qu'elle était fatiguée.
- Non, ce n'est pas ta faute, c'est entièrement de la mienne. Je suis responsable de cette situation. Je l'ai un peu provoquée hier soir. J'étais exaspérée. Je… Je voudrais qu'elle change, tu comprends ? Enfin, non… Tu ne la connais pas, tu ne sais pas. Il faut que je t'explique. Mais avant, sers-moi quelque chose à boire, juste un verre d'eau fraîche, je t'en prie.
Il va chercher deux verres et une bouteille de Perrier à la cuisine. Quand il revient, Sibylle paraît plus calme, presque résignée. Elle attend qu'il prenne place à ses côtés et se met à parler sans le regarder, à la façon d'une pénitente qui livre une confession.
- Ces derniers temps, j'ai eu le sentiment que les rôles étaient inversés. Tout à coup, j'étais faible, vulnérable. Je venais d'être victime de cette agression, je traversais une phase d'angoisse et de dépression et c'était elle qui était là auprès de moi, forte, déterminée à me faire remonter la pente. Il n'en a pas toujours été ainsi… J'ai connu Tamara quand nous étions au lycée. Tout semblait nous séparer. C'était une camarade renfermée, très studieuse. Une fille unique, d'une famille sans histoires. Moi, j'étais plutôt turbulente, habituée à jouer des coudes pour me faire ma place dans la vie. Je dois te dire que mon enfance n'a pas été facile. Je ne sais pas qui sont mes vrais parents. J'ai été placée dès mon plus jeune âge. Heureusement, j'ai été recueillie par une bonne famille d'adoption, des gens qui n'étaient pas avares de leurs sentiments et qui m'ont transmis cette générosité de cœur. Oui, nous étions différentes. Et nous sentions en même temps que quelque chose nous rapprochait. Nous sommes devenues amies. Nous sommes parties ensemble en colonie de vacances cette année-là. Nous avions quatorze ans.
- Oui, je sais… Elle m'en a parlé.
- Elle t'en a parlé ? Cela m'étonne. Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
- Ce qui t'est arrivé.
- Ce qui m'est arrivé ?
Sibylle paraît de plus en plus stupéfaite et Alcides se rend compte qu'il vient de commettre une bévue en laissant échapper cette remarque.
- Je ne sais pas ce qu'elle t'a dit… Enfin, j'imagine. Elle a toujours été dans un déni complet à propos de cette histoire. Je vais te raconter. Sous son allure un peu austère, Tamara était déjà une jolie fille, très mature pour son âge. Il y avait un moniteur de la colonie, Bruno, je me souviens de son prénom. Vraiment le type cool, sympa, que tout le monde adorait. Il jouait merveilleusement du piano, il avait le style pop star des années quatre-vingt, avec ses cheveux en bataille. Exubérant, émotif, mais pas très maître de ses sentiments. Le contraire de Tamara qui essayait de s'adapter tant bien que mal à la vie communautaire, sans parvenir à se relâcher un peu. Elle était fascinée par lui et il l'avait prise un peu sous sa protection. Comme elle se tenait souvent en retrait, il leur arrivait de passer de longs moments ensemble à discuter et échanger des confidences. Bref, il est arrivé ce qui devait arriver… Il a abusé d'elle. Personne d'autre ne l'a jamais su. Quelques jours après, Bruno quittait la colonie, soi-disant à cause d'une affaire familiale. Je l'ai incitée à porter plainte ou du moins à parler à la psychologue scolaire; elle n'a jamais voulu.
Alcides l'écoute et commence à comprendre. Tamara aurait travesti la réalité en transférant sur son amie ce qui lui était arrivé. Sans pour autant chercher à le tromper, mais pour s'affranchir de ce lourd secret. Il a une fois de plus l'étrange sentiment que ces deux filles interchangent les rôles. L'une se substitue à l'autre, presque insensiblement. Il se penche vers la surface d'une eau trouble en croyant voir le reflet de celle qui est à ses côtés et c'est le visage d'une autre qui apparaît. Il croyait aimer Sibylle et c'est Tamara qu'il tient entre ses bras. Il revoit encore ces yeux verts qui semblent émerger après l'amour, comme si le plaisir la rejetait en même temps que ces eaux froides. Et c'est encore la voix de Sibylle qui lui parle:
- Depuis ce jour, Tamara s'est renfermée davantage. Elle ne fréquentait pas les garçons et paraissait complètement étrangère à ces jeux de séduction auxquels les adolescents se livrent habituellement. Je ne l'ai jamais connue amoureuse. Quand nous avons rencontré Alex, j'ai cru que cela changerait. Pour la première fois, elle ne semblait pas insensible aux charmes d'un garçon. Alex avait tout pour plaire. Une grande gentillesse, voire même une certaine naïveté qui le rendait attachant. Il avait une licence en sciences politiques, un boulot stable dans une ONG de renommée internationale. Au début, je pensais qu'il était attiré par Tamara. Il lui ressemblait par son côté organisé, studieux. Ils paraissaient faits l'un pour l'autre. Mais là encore, petit à petit, elle a commencé à montrer une sorte de détachement. Il a dû comprendre qu'elle ne souhaitait pas s'engager dans une relation avec lui et il s'est tourné vers moi… Je viens de lui apprendre la nouvelle par téléphone. Je sais qu'il est très affecté.
Sibylle regarde sa montre en manifestant quelques signes d'inquiétude. Alcides voudrait la retenir. Il est de plus en plus troublé par ce qu'il entend. Une évidence s'impose dans son esprit. Tamara était vierge quand elle s'est donnée à lui et elle n'a retiré aucun plaisir de cet acte. Il se sent soudain très malheureux et coupable.
- Crois-tu que je devrais aller la voir ?
- Je ne sais pas… Je pense qu'il faut la ménager. La confrontation avec ses parents demain sera déjà assez difficile. Je devrais retourner vers elle. Elle a besoin de moi… Tu peux venir avec moi si tu veux.
- J'attendrai hors de la chambre. J'entrerai seulement si elle le permet.
- Je peux aller chercher ma voiture.
- J'ai mon scooter. Avec le trafic qu'il y a à cette heure-ci, nous y serons plus vite.
Elle hésite. Elle n'est jamais montée sur ce genre d'engins, mais finit par accepter. Il lui trouve un casque et une paire de gants. Elle sourit en se voyant dans le miroir avec cet accoutrement. C'est le début de l'après-midi et l'on respire pour la première fois un air de printemps. Alcides démarre lentement et sent les mains de sa passagère qui se crispent sur ses hanches. Parvenu sur le boulevard, il accélère. Elle se détend. Son corps se plaque contre le sien sous l'effet de la vitesse. Pendant un moment, Alcides oublie tous ses soucis, alors qu'ils se fondent dans cette chevauchée.