Soeurs de Sang (14)

Frédéric Lamoth

Episode 14: Dans la salle d'attente de l'hôpital, Alcides se retrouve dans une situation délicate...

Alcides attend depuis une dizaine de minutes dans cette antichambre qui doit faire office de fumoir, car il règne une forte odeur de cendre froide. Il appréhende un peu le retour de Sibylle qui est en ce moment avec Tamara et a dû l'informer de sa présence. A travers la porte vitrée, il aperçoit un homme qui demande un renseignement au desk des infirmières, puis se dirige vers la salle d'attente. Il porte un long manteau et une écharpe formant comme un écrin autour de son visage. Ses traits émaciés, ses lunettes cerclées et son nez savamment ciselé lui donnent un air précieux.

Le visiteur salue poliment et prend place en face de lui. Il semble chercher du regard un journal dont il pourrait s'emparer pour se réfugier derrière ses pages, mais il n'y a qu'un pichet d'eau et des gobelets sur la table. Désemparé, il sourit et s'incline, comme pour saluer encore une fois. Le temps passe. Il se met à pianoter dans le vide, faisant penser à un musicien qui compose sa partition. Tout à coup, il se lève en entendant un bruit de pas dans le couloir. Sibylle entre dans la pièce.

- Alex ! Tu es venu… Tu aurais pu m'appeler.

- J'ai essayé, mais tu ne répondais pas.

Alcides comprend immédiatement et détourne la tête, comme s'il ne la connaissait pas. Mais la réaction de Sibylle le laisse pantois.

- Je te présente Alcides. C'est lui qui m'a secourue. Il connaît aussi Tamara.

Les deux hommes se regardent d'un air ébahi. Alex est le premier à s'exprimer. La stupéfaction semble le submerger au point de surpasser tout sentiment d'hostilité ou de méfiance.

- Ah, c'est vous… Eh bien, merci… Oui, merci.

Sibylle renchérit:

- Il fallait du courage. Il est le seul à m'avoir porté secours. Personne ne faisait attention à moi.

- Je n'ai pas fait grand-chose, dit modestement Alcides.

- Bon. Alcides, je voulais te dire que Tamara est très touchée que tu sois venu. Elle est très éprouvée, mais elle sera contente de te voir. Et toi aussi, Alex. Mais d'abord je dois passer un coup de fil à ses parents pour les rassurer. Je reviens dans un instant.

Sibylle n'a l'air nullement déstabilisée par la situation et tourne les talons en les abandonnant à leur désarroi.

Alex se rassied. Alcides voudrait se lever, partir, sous l'effet d'un réflexe incontrôlable, mais un regard soutenu de son vis-à-vis le retient.

- C'est incroyable, n'est-ce pas ? Comment va la vie.

- Oui, je les ai rencontrées hier soir, par hasard. Et voilà qu'aujourd'hui…

- Vous étiez aussi à ce festival à la Citadelle ?

- C'était un magnifique spectacle. Tamara était là… Je n'aurais jamais pensé.

- En effet… C'est comme ça. Tout semble aller pour le mieux. On n'envisage même pas que la vie pourrait prendre une autre tournure, un autre chemin. Et puis un jour, la trace disparait devant nos pas… Vous faites de la musique ?

- Non, moi, c'est plutôt la photographie.

- J'aime le jazz. J'ai joué de la trompette pendant des années sans vraiment comprendre que ce langage parle de cela. De ces aléas de la vie, auxquels on répond par l'intuition. Un sentiment, une conviction. C'est une écoute de chaque instant.

Il donne l'impression de méditer à haute-voix, puis il pose un regard interloqué sur l'étranger, comme s'il comprenait seulement maintenant à qui il avait affaire.

- Mais vous étiez là-bas… Vous avez vu.

- Non, en fait, pas grand-chose. Je passais dans la rue et j'ai compris qu'il y avait quelque chose d'anormal. Les malfaiteurs étaient déjà en fuite quand je suis entré.

- Vous ne la connaissiez pas. Je sais. Mais vous étiez là, près d'elle, dans le pire moment de sa vie. Vous étiez la personne, le visage, qui la maintenait en vie. Cela ne s'oublie pas.

- Je…

- Non, n'essayez pas de vous justifier. Je sais qu'elle vous plaît et que vous ne pourrez jamais l'oublier. Contrairement à ce que vous croyez, je ne suis pas jaloux. Je ne vous en veux pas. Je n'en veux à personne, d'ailleurs, même pas aux agresseurs. C'est probablement au-delà des sentiments que je peux éprouver. J'ai réalisé que j'étais un petit bourgeois borné. Le parfait quidam qui ne peut ressentir autre chose que de l'incompréhension devant les délibérations de la vie et de la mort. De l'amour et de la haine.

- Je comprends. Je suis probablement tout aussi désemparé que vous.

- Voyez-vous, je me suis rendu compte que je ne connais pas Sibylle. Je croyais qu'elle passait la plupart de son temps au travail, à la maison ou dans le quartier avec ses amies. Et j'apprends tout à coup qu'elle s'est fait agresser en plein milieu de l'après-midi, à l'autre bout de la ville, aux abords d'une banlieue réputée pour être louche. Je me demande encore ce qu'elle faisait là-bas.

- Je ne suis pas un habitué de cet endroit. Je passais dans cette rue pour me rendre chez un client. J'offre des services de développement de sites internet. Ce quartier se situe avant la banlieue nord-ouest. C'est une rue encore assez tranquille, avec des commerces. Il y a aussi un lycée. Ce café ressemble à tous les autres établissements de ce style. Un petit bistrot de province, où l'on trouverait des gens comme vous et moi, pas du tout le genre du bar mal famé tel qu'on se l'imagine.

- Je sais… Je m'y suis rendu. Plusieurs fois. Au début, tout était condamné. Il n'y avait pas âme qui vive. Mais il a rouvert depuis quelques semaines. Le patron est un sale type. Bourru, voire grossier. Il ne veut pas entendre parler de ce qui s'est passé. Il y a une chaise blanche qui détonne dans le paysage. Il m'a dit que des élèves l'avaient amenée pour honorer la mémoire de leur prof qui avait été sauvagement assassiné. Cela m'a beaucoup touché. Mais lui, il voulait s'en débarrasser. Il l'a reléguée tout au fond de la salle pour ne pas incommoder ses clients. Il n'y en a quasiment plus d'ailleurs… A part un vieux monsieur, discret, toujours bien habillé, qui vient prendre son café chaque jour à la même heure, comme si de rien n'était. Il a un air complètement anachronique. Il n'est peut-être même pas au courant de ce qui s'est passé.

- Un vieux monsieur, vous dites ?

- Oui, pourquoi ?

- Non, rien.

Alcides revoit soudain précisément la silhouette de cet inconnu qui avait sombré dans les tréfonds de sa mémoire. Le vieillard qui buvait son café seul à une table. Ce geste interrompu, cette main suspendue. Il attend que l'orage passe, que la brume se dissipe, puis reprend le cours de son intention en portant délicatement la tasse à ses lèvres. Oui, il se souvient de cette séquence stupéfiante dans le film des événements. Rien ne semble le perturber, pas même la mort qui passe en coup de vent… Ou plutôt si. On devrait dire qu'il cristallise toute l'émotion de cet instant. Il l'empêche d'éclater en lui donnant forme comme un artiste. Ainsi, ce vieux monsieur est toujours là. Il était là depuis le début. Il n'a pas bougé, en somme. Et c'est lui qui détient la clé de ce mystère. Un peu comme un gardien qui ne dit rien, parce qu'on ne lui demande rien. Parce qu'on n'a simplement pas conscience qu'il perpétue la mémoire d'un spectre oublié.

 Sibylle revient au moment où le dialogue plonge dans ce silence embarrassant.

- Venez, dit-elle. J'espère qu'elle ne s'est pas endormie, entretemps.

Elle appuie doucement sur le loquet de la porte et pénètre la première avec précaution, comme si elle s'apprêtait à réveiller une princesse encore obnubilée par le rêve de son prince charmant. La pièce est éclairée par une lampe de chevet qui se trouve près du lit. L'on dirait que cette lueur tempérée émane du visage de Tamara qui s'efforce de sourire en les voyant. Sibylle se met à chuchoter et tous adoptent naturellement ce ton de messe basse qui s'impose.

- Je te les amène… Ils sont là.

- Bonsoir Alcides… Bonsoir Alex… Merci.

Elle ferme les yeux. On se dit qu'elle va pleurer, mais ses traits rayonnent toujours d'un éclat imperturbable. Sibylle se tient au pied du lit et les deux garçons vont se placer chacun d'un côté.

- Je m'excuse… Je ne voulais pas vous déranger. Je ne voulais pas mourir. Je voulais seulement dormir et ne plus me réveiller.

- Tamara, nous t'aimons, murmure Alex. Tu sais bien que nous t'aimons comme une sœur.

Il prend sa main. Alcides éprouve une sorte de malaise. Tout cela lui fait un peu l'effet d'une mise en scène. Il ne peut s'empêcher d'avoir du ressentiment contre Tamara et ce qu'elle vient de faire. Il lutte contre cette pensée. Elle semble l'avoir compris, car elle se tourne vers lui avec un regard implorant.

- Alcides, pardonne-moi. Tu es gentil. Je ne voulais pas te mêler à ça.

Il ne sait que répondre et Sibylle intervient:

- Personne ne t'en veut, Tamara. Tu verras, cela ira mieux… Et les choses vont changer.

Elle s'approche de la table de nuit et réitère le rituel auquel Tamara s'était livrée à son chevet quelques semaines auparavant. Elle dépose devant la lampe la petite poupée en porcelaine, la figurine de la danseuse qui s'étire avec sa robe formant comme les pétales d'une fleur éclose. Le symbole qui avait autrefois scellé leur amitié. Puis elle va retrouver sa place au pied du lit.

 Alcides prend conscience qu'ils sont pour la première fois réunis tous les quatre. L'atmosphère presque irréelle qui règne autour de ce lit lui fait bien ressentir la solennité de cet instant. Il a l'impression de conclure une alliance indéfectible entre des êtres que le hasard a rassemblé par la force d'une sorte d'instinct plus fort que l'amour ou la raison. Un instinct de survie. Il se demande encore quelle est sa place et quel est le rôle de chacun dans cette tragédie. Il sait seulement qu'il se rendra demain au Noir Tango, à l'origine de cette histoire, là où tout a commencé et où se trouve peut-être une autre source cachée. Des ramifications souterraines qu'un vieux sage serait en mesure de lui révéler.

 

 

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