Soeurs de Sang (15)
Frédéric Lamoth
Il a retrouvé le chemin sans difficulté et pourtant cet itinéraire lui a paru interminable. Il croyait même s'être égaré quand il a aperçu la station-service sur le boulevard et s'est engagé dans cette ruelle dont l'ambiance et les couleurs méditerranéennes, comme ravivées par le sel des souvenirs, lui étaient familières. Il a garé le scooter devant une épicerie pour continuer à pied. Il est parvenu devant l'établissement qui détonnait dans le paysage par sa façade hermétique, alors que la plupart des échoppes avaient leurs portes ouvertes. Il est rentré en fermant les yeux, un peu comme s'il plongeait la tête sous l'eau en s'efforçant de ne penser à rien.
Alcides se trouve maintenant devant le comptoir, une rangée de verres vides, la face fermée du barman qui a l'air de s'ennuyer. Il a l'impression d'avoir touché le fond de sa mémoire, le débarras plein de poussière. Il se tourne vers les clients. Il n'y a pas grand monde. Seules quelques tables disposées le long des parois sont occupées. Il commande une bière et choisit une place d'où il peut voir l'ensemble de la salle. Il est trois heures de l'après-midi, l'heure à laquelle le vieux monsieur vient chaque jour prendre son café, d'après ce que lui a dit Alex. Aucun des clients ne correspond au souvenir qu'il garde de lui. La plupart sont des hommes solitaires, âgés de plus de cinquante ans. Certains ont le teint basané. L'un d'eux porte même un bonnet d'astrakan. Il a remarqué que la plupart des commerces de cette rue ont une couleur orientale, entre le vendeur de kebab, l'épicerie de produits kasher et la vitrine pleine de lampes et de luminaires d'un autre temps. Tout ce petit monde a l'air tranquille, empreint d'une sagesse millénaire. On dirait que la clientèle des profs du lycée a disparu depuis l'assassinat de leur collègue. Il aperçoit d'ailleurs la chaise blanche reléguée dans le fond de la pièce, à côté d'un distributeur à cigarettes. Quelqu'un y a déposé un bouquet de roses rouges, déjà fanées.
Il attend environ une heure et songe à quitter les lieux, alors que le patron darde de temps en temps sur lui un regard suspicieux. C'est à ce moment que l'homme arrive enfin. Il le reconnaît aussitôt, sans la moindre hésitation. C'est un personnage qui paraît démesurément grand, peut-être parce qu'il se tient très droit malgré son âge. Il porte une moustache aux pointes effilées et un veston de couleur moutarde tout à fait démodé et hors saison. Son allure rappelle plutôt celle d'un enseignant que d'un commerçant du coin, un instituteur de province, sorti tout droit d'un roman de Marcel Pagnol, qui se serait égaré dans cette grande ville. Il s'installe à l'une des tables du milieu et attend que le patron lui apporte son café sans même avoir passé la commande.
Alcides s'octroie d'abord le loisir de l'observer. Le vieil homme semble se livrer à une sorte de rituel où chaque geste minutieux laisse en même temps une impression de légèreté. Un culte épicurien qui consiste à saupoudrer son café d'un demi sachet de sucre, à le brasser lentement en recueillant l'excès de mousse sur le bout de sa cuillère, avant de porter délicatement la tasse à ses lèvres. Quelles sont alors ses pensées, quand il sirote son breuvage en clignant des yeux devant la vitre terne où l'inscription « Noir Tango » apparaît à l'envers ?
Alcides s'en approche discrètement. Il salue et tire une chaise vers lui sans avoir demandé la permission de s'asseoir. Le vieux monsieur l'observe, nullement surpris. On dirait qu'il le reconnait, comme s'il avait toujours su qu'il reviendrait, et s'étonne seulement de l'avoir attendu aussi longtemps.
- Excusez-moi, nous nous sommes déjà vus. J'ai appris que le café avait rouvert et je voulais…
Alcides s'interrompt en croisant le regard du vieillard, de petits yeux enfouis qui le scrutent avec insistance.
- Je voulais revenir. Après ce qui s'est passé. Vous étiez là, n'est-ce pas ?
Son interlocuteur hoche la tête en signe d'approbation.
- Vous êtes resté près de la petite. Comment va-t-elle ?
- Bien. Elle passe le cap, elle a repris peu à peu sa vie d'avant.
- Et vous pensez toujours à elle. Vous la voyez de temps en temps ?
- J'ai eu l'occasion de la revoir. Elle va bientôt se marier. Avec un garçon très bien, qu'elle connaît depuis plusieurs années et qui était déjà son fiancé.
- Ah… Et que puis-je pour vous ?
Alcides se sent désemparé par l'attitude désinvolte de ce personnage. Il aimerait en savoir plus à son sujet.
- Je me souviens parfaitement de vous. Vous avez démontré un sang-froid hors du commun. Alors que n'importe qui à votre place aurait pris la fuite, vous n'avez pas cédé à la panique. Vous êtes resté assis, absolument impassible. Je n'ai jamais vu ça.
- Mais vous aussi, mon jeune ami. Vous avez fait preuve d'un courage hors du commun en venant apporter votre aide avant que les secours n'arrivent. Qu'aurais-je pu faire, moi, un vieillard décati ? Je m'attends bien à mourir prochainement. Ils auraient pu me tuer, oui, mais pas m'empêcher de boire mon café. Je ne dérogerai pas à mes petites habitudes, aussi longtemps que je vivrai. Que puis-je faire d'autre ? On dit que les vieillards sont égoïstes. Non, je ne peux pas faire grand-chose, à part garder ma mémoire intacte… Ces roses sur la chaise blanche, voyez-vous ? C'est moi qui les ai déposées. Cela embête le barman, mais il n'ose rien me dire. D'ailleurs, elles sont fanées, il faudra que je les change.
- Vous connaissiez la victime ?
- Pas du tout. Autrefois, beaucoup d'enseignants du lycée venaient ici pour dîner ou passer du temps entre collègues après les cours. Je causais de temps en temps avec eux. Je suis écrivain et cela fait plus de vingt ans que j'habite dans ce quartier. Il y a eu bien des changements, croyez-moi, mais je n'ai jamais songé à aller vivre ailleurs. Et vous, jeune homme, que faites-vous dans la vie ?
- J'étudie la philosophie et je me débrouille avec des petits boulots.
- Et cet événement a changé votre vie, n'est-ce pas ?
- Je voudrais savoir ce qui s'est passé exactement.
- Eh bien, j'ai tout observé depuis le début. Tout paraissait un peu étrange. Je ne saurais comment vous dire, j'avais comme un pressentiment.
Il marque une pause, le temps de finir son café, avant de poursuivre:
- Il devait être trois heures et demie de l'après-midi. Il n'y avait pas beaucoup de monde. Un groupe d'enseignants s'était réuni après les cours et venait de repartir. Il en restait un, qui se tenait à l'écart. Un habitué. Il avait l'air occupé à corriger des copies d'élèves. Et puis il y avait cette fille. Elle avait forcément attiré mon attention parce que ce n'était pas du tout le genre des clients de l'établissement. Elle était trop âgée pour être une des élèves du lycée, qui ne fréquentaient d'ailleurs guère cet endroit. Brune, avec un teint pâle, assez élégante. Elle avait pris place près de la vitre et regardait au-dehors d'un air inquiet. Quelque chose la tracassait, visiblement. Je dirais même qu'elle était en proie à un gros tourment, à voir sa mine crispée et sa façon de serrer les poings contre son menton.
- C'est elle… Elle s'appelle Sibylle.
- Donc, cette Sibylle semblait attendre la venue de quelqu'un avec appréhension. Une personne qu'elle n'avait peut-être jamais vue auparavant. En effet, elle s'est raidie sur sa chaise quand la porte s'est ouverte pour laisser passer une femme qui pouvait avoir le même âge. Elle a paru hésiter pendant quelques secondes, avant de se lever et d'attendre, tétanisée, que cette personne l'aperçoive et se décide à la rejoindre. Cette rencontre avait de quoi surprendre. Le contraste était frappant. La fille qui venait de rentrer était plutôt belle, avec une crinière noire, bouclée, des traits durs sur un visage émacié. Ce n'était pourtant pas sa beauté naturelle qui attirait l'attention, mais sa tenue provocante. On sait que le boulevard qui passe dans ce quartier est une zone particulièrement fréquentée, mais les filles et leurs clients ne viennent jamais jusqu'ici. Le barman lui a lancé un rapide coup d'œil sans se départir de son air taciturne et le prof, trop absorbé par son travail, n'a même pas relevé la tête. J'avais donc tout loisir d'observer la scène. Les deux femmes se sont retrouvées l'une en face de l'autre, embarrassées, ne sachant si elles devaient s'embrasser ou simplement se serrer la main. Pendant ce bref instant, leurs visages ont exprimé des sentiments variés. Celle que vous nommez Sibylle avait l'air de plus en plus confuse, alors que l'autre fille avait de la peine à cacher son exaspération. Manifestement, elle ne s'attendait pas à ce genre de rendez-vous. Elles ont échangé quelques paroles, mais je ne suis pas parvenu à entendre ce qu'elles disaient. Elles paraissaient mal à l'aise en regardant alentour. Je crois qu'elles hésitaient à s'asseoir à cette table ou à sortir. Elles n'ont pas eu le temps de se décider. La porte s'est ouverte avec fracas et deux hommes ont fait irruption. La pauvre fille s'est retournée avant de recevoir un coup de poing en pleine figure. L'un des malfrats lui parlait dans sa langue, comme s'il la connaissait. Son compère était armé d'un couteau. Il a frappé Sibylle au ventre. Alors seulement, ils se sont intéressés aux autres clients du café. Le prof occupait la table la plus proche. Découvrant ce gros bonhomme terrorisé, ils se sont jetés sur lui. Au milieu des cris, ils se sont acharnés sur cette victime. On aurait dit qu'ils accomplissaient une sorte de rite ancestral. Pendant tout ce temps, je n'ai pas bougé. J'étais tellement horrifié que je ne songeais même pas à essayer de fuir. Puis ils sont partis et vous êtes arrivé. Voilà tout ce que je peux vous dire.
Alcides se lève dès la fin de ce récit, encore médusé par ce qu'il vient d'entendre. Il voudrait partir, être seul, marcher sans but, comme il a l'habitude de le faire quand une pensée le tracasse, mais il se rend compte qu'il serait impoli de s'en aller aussi brusquement. Le vieux monsieur a l'air de comprendre et lui sourit.
- Oui, c'est tout ce que je peux vous dire. Elles s'étaient donné rendez-vous alors qu'elles ne se connaissaient sans doute pas. Elles imaginaient peut-être un autre type de rencontre, une autre personne. Quant aux deux truands, ils connaissaient cette fille et avaient dû la suivre en se doutant de quelque chose. Qui étaient-ils ? Peut-être ses macs. J'y ai pensé. Mais non… Ils étaient vraiment fous de colère et ils l'ont frappée au point de la défigurer… D'ailleurs cette jeune femme ne ressemblait pas aux autres filles de ce genre. Comment dire, elle avait un port altier, un air vif, intelligent. Elle paraissait s'être affublée d'un accoutrement qui ne lui allait pas du tout, un déguisement qui n'altérait en rien la pureté de ses traits, sa beauté primitive… Je comprends que vous cherchiez à élucider ce mystère. La vie est comme un roman. Il faut trouver un sens, une intention précise à ce que l'on vit. Le fin mot de l'histoire. Je vous souhaite bonne chance.
Alcides prend congé en remerciant le vieil homme. Il quitte l'établissement et marche en direction du boulevard. Les questions se bousculent dans sa tête. Pour quelle raison Sibylle a-t-elle cherché à rencontrer cette fille ? Comment a-t-elle pu entrer en contact avec elle ? Cache-t-elle quelque chose de son passé ? Il se souvient de ce qu'elle lui a dit à propos de son enfance dans une institution, puis une famille d'accueil. Elle aurait connu cette fille dans ce contexte, en côtoyant d'autres enfants défavorisés qui n'auraient pas eu la même chance qu'elle. Mais pourquoi aurait-elle cherché à la revoir après tant d'années ? Juste avant de se marier, de s'établir dans une nouvelle vie, à un moment où l'on ne cherche pas vraiment à remuer les histoires du passé…
Il parvient sur le boulevard et longe le trottoir, alors que la nuit commence à tomber. Il aperçoit certaines de ces filles, reconnaissables à leur façon de marcher sans aller nulle part, pour la simple beauté du geste, dirait-on, comme si le fait d'être là, d'exister, relevait avant tout d'une question d'esthétique et non d'une avancée vers un but, une quête de sens.
L'une d'elle s'approche et lui sourit, révélant une mâchoire effrayante sous une allure de fausse blonde au regard triste. Il se rend compte qu'il serait incapable de reconnaître cette fille s'il la croisait à cet instant, alors qu'il rêve d'elle presque chaque nuit. Son visage est changeant, même s'il apparaît toujours aussi serein. Seule cette couleur violette et cette sensation de fuite demeurent comme une constante dans le tableau. Ce sang pourpre, sang noble, qui coule sans s'arrêter, se déverse en torrents à partir d'une source intarissable, sans se mêler aux eaux stagnantes. Y a-t-il une mer au bout ? Une embouchure, Un horizon ? Il se dit qu'il ne le saura sans doute jamais. Sibylle a honte de ce qu'elle cache et ne dira rien. Alex ignore tout. Quant à Tamara, sa meilleure amie, sa confidente, est-elle au courant de quelque chose ?
Il progresse dans cette histoire sans pour autant trouver de réponses à ses questions. Il a l'impression de suivre le mouvement d'une marée qui se retire en laissant planer les effluves d'un sel pétillant et vivifiant. Il avance sur cette voie sans retour, en respirant pour la première fois la vie à pleins poumons, sans se soucier de savoir où cela le mènera.