Soeurs de Sang (17)

Frédéric Lamoth

Episode 17: sous l'emprise de la jalousie, Alcides joue les indiscrets, afin d'élucider le mystère qui le préoccupe...

Alcides se réveille avec l'esprit morose. Il se sent particulièrement las ce matin, malgré le soleil qui a dissipé les derniers restes de brume après la pluie. Il appréhende un peu cette journée, ne sachant pas vraiment ce qui l'attend. Hier, Sibylle l'a appelé pour l'inviter à passer le samedi avec eux à la patinoire municipale. Alex sera là. C'est lui qui a tenu à le faire venir. Sibylle semblait le prendre avec un certain humour: « Je ne sais pas ce que tu lui as dit, mais tu as fait une forte impression sur lui. Il ne peut plus se passer de toi. » Alcides sentait pourtant bien à son ton ironique qu'elle n'était pas heureuse. Il est évident qu'elle souffre beaucoup de l'absence de son amie. Tamara a quitté l'hôpital pour aller se reposer dans la maison de ses parents en Normandie. Elle avait besoin de retrouver les paysages de son enfance. Les psychiatres l'ont encouragée à faire une coupure pour quelque temps et Sibylle ne reçoit plus aucune nouvelle depuis une semaine. Il ne soupçonnait pas qu'il existait des liens d'amitié aussi forts entre les deux filles. Sibylle a bien une sœur dont elle ne parle jamais, il n'y en a que pour Tamara. Alcides se sent lui-même un peu perdu affectivement. Il ne parvient pas à cerner les sentiments que Sibylle éprouve à son égard. Si elle a fait le choix de vivre avec Alex, pourquoi tient-elle à donner suite à cette relation avec lui ? Une amitié entre une jeune femme mariée et un garçon célibataire peut-elle être vraiment sincère et innocente ? En ce qui le concerne, il sait qu'il l'aime et il souffre. Quant à Tamara, il ne sait que penser, mais il était plutôt content de savoir qu'elle se tiendrait à l'écart pendant un certain temps. Parfois, il se dit qu'il devrait mettre un terme à cette fréquentation. Partir lui aussi, pour faire le point, prendre de la distance par rapport à toute cette histoire qui occupe une place trop importante dans sa vie. Mais il sait qu'il ne pourra pas oublier. Il ne pourra pas vivre sans elle… Sans elles, sans Sibylle, sans Tamara. Parfois, le désir qu'il ressent pour cette dernière le surprend, surtout depuis qu'il a percé le secret de sa solitude. Il voudrait l'initier à ce plaisir, cet épanouissement dans l'amour, qu'elle ignore encore. Il vit avec ce désir, l'obsession de connaître intimement ces deux filles. Il ne sait plus ce qu'il veut. Et, pour l'heure, il se prépare à rejoindre Sibylle et son fiancé, sans motivation, sans entrain.

 

La patinoire se trouve à moins de deux kilomètres de chez lui. Il part au dernier moment et arrive un peu en retard par rapport à l'heure du rendez-vous. Ils sont déjà là. Il aperçoit Sibylle à la cafétéria. Elle lui fait signe. Elle est seule. Alex est déjà sur la glace. C'est l'horaire du hockey libre jusqu'à dix heures. Il la rejoint derrière la baie vitrée qui offre une vue panoramique sur toute la halle. Ensemble, ils regardent les joueurs qui évoluent avec aisance. Alcides se sent un peu gêné car il n'a jamais chaussé des patins de sa vie. Il demande à Sibylle si elle a des nouvelles de Tamara.

- Pas vraiment. Son téléphone est toujours sur boîte vocale. Elle a répondu à mes premiers SMS très laconiquement. Plus rien depuis trois jours. Je n'ose pas trop pour l'instant appeler sur le fixe de ses parents, mais je le ferai si je n'ai toujours pas de nouvelles.

Elle paraît assez contrariée. Alcides remarque son smartphone posé sur la table avec le chargeur branché sur une prise murale qui se situe à proximité.

- Peut-être que tu devrais l'appeler toi, dit-elle.

- J'y ai pensé, mais je n'ai même pas son numéro.

- Je vais te le donner. Cela lui fera plaisir.

Elle baisse les yeux et une mèche de cheveux glisse contre sa joue. Alcides suit la ligne de cette frange brune, presque rousse, qui se recourbe pour caresser la commissure de ses lèvres, alors qu'elle esquisse une moue un peu boudeuse. Il voudrait se pencher vers elle, soulever délicatement la pointe de cette mèche et l'embrasser. Ce désir lui fait un peu tourner la tête.

- Mais pourquoi veux-tu que je l'appelle ?

- Je pense que tu lui plais. Il faut lui donner du temps et…

- Tu tiens absolument à me caser avec elle ? Je comprends que tu te soucies du bien-être de ta copine, mais je ne suis pas une potiche, un outil dont on se sert. J'existe.

- Pardon, je ne voulais pas te vexer.

- Est-ce pour me dire cela que tu m'as invité aujourd'hui ?

- Non… L'idée était d'Alex, je t'assure. Je croyais qu'il serait jaloux. Il l'est, sans doute, mais il veut l'ignorer, croire dans son idéal d'un monde parfait. Il a été très affecté par tout ce qui s'est passé, peut-être même plus que moi. Derrière sa belle prestance, c'est un garçon fragile.

- Tu veux dire que toi tu ne voulais pas me voir ?

- Non, je suis toujours très heureuse quand tu es là.

- Mais…

- Je veux dire: c'est vrai, je pense souvent à toi et je voudrais toujours t'avoir près de moi. Mais je ne quitterai pas Alex. Je ne cherche pas à te caser avec Tamara. Je pensais seulement… En fait, je crois que je ne pourrais pas le supporter.

Une sonnerie retentit et les hockeyeurs laissent la place pour le patinage libre. Alex regarde en leur direction et parait un peu dépité de se retrouver seul, pendant que l'on refait la glace. Alcides a de la peine à contenir son émotion et à réprimer les tremblements de sa voix.

- Va le rejoindre si tu veux.

- Tu ne viens pas ?

- Je ne sais pas bien patiner.

- Ça ne fait rien. Cela me fera plaisir de t'initier.

- Je vais d'abord vous regarder. Je viendrai ensuite. Vas-y, il t'attend.

- Promets-moi de ne pas te sauver. Je laisse mon téléphone en charge.

- C'est promis.

Elle quitte la cafétéria. Une minute plus tard, elle apparait sur la glace. Alex se lance à sa suite. En plein élan, il la prend par la taille. Les deux corps s'enlacent en tournant sur eux même, puis se séparent, repartent à la même vitesse dans des directions opposées. Leur chorégraphie semble obéir à un instinct commun; elle se déploie naturellement sur cette surface lisse. Ils amorcent un virage, en parfaite symétrie, puis convergent à nouveau l'un vers l'autre. Ils se rejoignent vers la barrière. Elle ôte ses gants et se recoiffe d'un geste furtif. Il attrape cette main blanche et dépose un baiser à la lisière de sa chevelure. Elle incline la tête sur son épaule. La musique d'ambiance, que personne ne remarquait jusqu'à présent, prend soudain un accent mélancolique qui semble s'adresser directement à eux.

Alcides les observe et ressent pour la première fois la vive morsure de la jalousie. Il regarde le téléphone qui est posé à côté de lui sur la table. Ce smartphone blanc et or dont il connait le code et qui a déjà révélé quelques détails de sa vie privée, de petites choses très anodines en apparence, de courts SMS composés à la hâte qui s'accumulent quelque part dans la mémoire d'une carte à puce. Il se dit que ce secret est peut-être gravé là au fond. Discret, silencieux, comme l'inscription d'une pierre tombale que l'on déchiffre en passant, presque machinalement. Il sait qu'il s'apprête à faire quelque chose de mal, mais cette idée ne l'affole plus. Il la contemple calmement. Il la laisse faire son chemin dans son esprit, jusqu'à ce que sa conscience lui ordonne d'agir. Les amants sont bien trop occupés pour prêter attention à lui. Il compose le code et entre dans la messagerie. Il se souvient parfaitement du jour où le drame a eu lieu. Dix SMS ont été reçus à cette date. Il ouvre le premier qui vient de Tamara :

9h32 : Hello, je peux passer te prendre vers 16h et je t'emmène chez ce fleuriste. Il y a des arrangements très originaux pour les mariages. P.S.: Excuse-moi pour hier.

Puis suit une série de messages provenant d'un même numéro non codé:

10h47: Ok 15h30. La station-service, bld des Acacias.

10h50: Ok, y a un café pas loin. Noir Tango, je crois. Et après ?

Un message d'Alex s'intercale dans cette conversation:

10h58: Coucou chérie, départ aéroport maintenant on time. Arrivée Orly prévue 15h50. Première correspondance TGV 16h25. Pas sûr d'y arriver. Te tiens au courant.

Puis troisième message du numéro non codé:

11h04: Mais qu'est-ce que tu veux au juste, mec ?

S'ensuit un intervalle de temps beaucoup plus long qui laisse penser que Sibylle tergiverse et tarde à répondre. Sur quoi, l'inconnue envoie ce dernier message:

11h18: Ok, tout ce que tu veux, mais c'est deux cent balles de toute façon.

Cette série de SMS s'arrête là. Il recense encore un mot de Tamara qui arrive plus tard dans le courant de l'après-midi, probablement au moment du rendez-vous et juste avant la survenue du drame.

15h23: Tu dors, ma puce ? J'attends toujours ta réponse à mon message de ce matin. J'espère que tu n'es pas fâchée.

Viennent ensuite les messages qu'il a réceptionnés lui-même, alors qu'il était en possession du téléphone, ceux de l'annonce, de sa sœur et de cette amie avec qui elle devait aller dîner le lendemain.

Il relève rapidement le numéro de l'inconnue qui ne peut être que la prostituée du Noir Tango, celle dont parlait le vieux monsieur. La femme à l'écharpe violette, qui a quitté subrepticement la scène du crime et qu'il voit dans ses rêves.

Il est évident que Sibylle a cherché à la rencontrer en cachant son identité et en se faisant passer pour l'un de ses clients. Mais dans quel but ? Il essaie d'imaginer ses réponses qui se sont glissées entre ces lignes sans laisser de trace. Il semble qu'elle ait insisté pour que le rendez-vous ait lieu dans un café. Cela signifie qu'elle voulait lui parler, l'entretenir à propos de quelque chose. Au fur et à mesure de ce dialogue, l'on pressent une sorte d'incompréhension, voire d'inquiétude, qui transparait à travers ces quelques phrases et leur écho silencieux. Une volonté finit par s'imposer, par être acceptée avec une certaine résignation. « Tout ce que tu veux… » Mais que veut-elle ? Il la voit encore, virevoltant sur la glace, partageant ce moment d'intimité avec l'homme qu'elle s'apprête à épouser. Que pouvait bien vouloir cette fille qui avait déjà tout pour elle ? L'amitié, l'amour, un fiancé brillant et attentionné. Qu'est-ce qui a pu la pousser à chercher cette rencontre un peu sordide, à provoquer ce malheur qui ne serait jamais arrivé si elle avait suivi docilement son chemin dans la vie ?

Elle devait connaître cette femme. Il se souvient de sa réaction à la Citadelle, quand il a évoqué son rêve. Elle savait parfaitement de qui il parlait et c'est pour cela qu'elle niait avec véhémence. Elle la connaissait forcément depuis longtemps, depuis son enfance, quand elle était à l'assistance. Dans quelle autre circonstance auraient-elles pu se rencontrer ? Des filles aussi différentes, qui n'étaient pas du même monde…

Et pourquoi Tamara s'est-elle excusée ? Pourquoi Sibylle, de toute la journée, ne lui répond pas ? Les deux amies étaient-elles en froid au moment où tout cela est arrivé ?

Il n'a pas le temps de s'interroger davantage. Sibylle et Alex ont ôté leurs patins et se dirigent vers l'escalier qui monte à la cafétéria. Une boule lui serre la gorge au moment où il repose le smartphone à sa place. Il a honte de ce qu'il a fait, mais ne le regrette pas.

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