Soeurs de Sang (18)

Frédéric Lamoth

Sibylle rejoint Tamara dans sa retraite en bord de mer. Une rencontre qui réveille des souvenirs...

La mer s'est retirée. L'horizon est une ligne tracée à la craie. On la regarde sans relâche, de peur qu'elle ne s'efface en ne laissant que l'écume des souvenirs. Une perspective lointaine, tumultueuse, qui menace de nous rattraper, nous submerger dans un espace trouble et sans limites. Une brise marine apporte une tiédeur inhabituelle en cette saison. Sibylle respire cette bouffée qui ravive ses sens et lui fait prendre conscience de la réalité de cet instant.

Elle a voyagé toute la journée en train pour rejoindre Tamara. Elle a pris cette décision sur un coup de tête, lassée par cette attente et surtout inquiète, ne supportant plus de ne recevoir aucune nouvelle depuis plusieurs jours. Elle a décidé d'interpréter cela comme un appel et d'y répondre immédiatement. Ce n'est qu'une fois arrivée à la gare de cette petite ville côtière qu'elle a informé Tamara de sa venue par un court SMS: « je suis là. Je descends sur le quai. Je t'attends. » Le soir approchait, mais on aurait dit qu'une éclaircie se dessinait après la pluie qui peut tomber ici des jours durant. Elle a reconnu chaque bâtiment, chaque façade de cette bourgade où rien ne semble devoir changer, hormis les rideaux de crêpes et leurs couleurs qui varient avec le temps.

Elle est parvenue sur la plage et attend maintenant son amie. Le petit café où elles avaient l'habitude de prendre leur déjeuner en regardant la mer est toujours là. Le nom a changé. Les parasols à rayures blanches et bleues ont disparu, mais ce sont les mêmes chaises qui attendent les clients dehors par tous les temps, qu'il pleuve, qu'il vente, que les quais soient déserts ou peuplés de vacanciers.

Tamara a vécu une partie de son enfance ici, en Seine-Maritime. La famille a déménagé dans le sud quand le père, qui était ingénieur dans la construction navale, a été muté. Tamara avait treize ans. Elle était la fille du nord, discrète et réservée, qui était souvent la cible des taquineries. Leur amitié a commencé un an après son arrivée. Tamara a fini par s'adapter sans pour autant renier ses origines. Ses parents ont toujours gardé un pied d'attache dans cette ville et ont décidé de s'y établir à nouveau, quand ils sont arrivés à l'âge de la retraite. Sibylle se souvient des vacances qu'elle a passées ici avec Tamara. Elle a été invitée à trois reprises. Ce cocon intime et familial était comme un havre de paix pour l'adolescente habituée aux colonies de vacances et aux plages bondées, qui découvrait une vie paisible, rythmée par les mouvements de la lune. Les jours de grande marée, les filles venaient sur la jetée pour ramasser les coquillages. Elles ont passé de longs moment ensemble, ici, au pied des falaises, avec le bruit du vent, le ressac et les cris des mouettes, qui donnaient l'impression de perdre pied, de céder au grand vertige de la liberté.

Sibylle n'a pas reçu de réponse à son message. Elle songe à se rendre directement chez ses parents, quand Tamara arrive sur le quai. Elle la voit venir de loin, avec son manteau rouge et son béret. Elle est rassurée et en même temps en peu fâchée de la voir marcher à sa rencontre avec autant de désinvolture, alors qu'elle s'est tellement inquiétée pour elle. Au moins, Tamara a l'air d'avoir retrouvé un peu de stabilité et de sérénité. Elle ne donne aucune explication pour justifier son silence et Sibylle n'ose pas le lui reprocher. Elle dit seulement qu'elle n'a pas vu le temps passer et que, des fois, elle ne sait plus si elle vient d'arriver ou si elle est ici depuis des mois.

Les deux amies marchent sur la plage. La mer se rapproche et cette marge floue s'élargit entre le ciel et la terre.

- Comment va Alex ? Demande Tamara.

- Bien. Il n'a pas de voyages prévus pour les trois prochaines semaines, mais il a tout de suite accepté que je vienne te voir. Je vais prendre une chambre à l'hôtel pour ne pas déranger tes parents.

- Tu plaisantes, c'est hors de question. Tu logeras à la maison.

- Je ne resterai pas longtemps, tout au plus deux ou trois jours… Quand est-ce que tu comptes revenir ?

- Je ne sais pas… Peut-être jamais. Je me dis que je pourrais m'installer ici. Je comptais de toute façon donner ma démission à mon employeur et trouver un autre job. Je ne supporte plus de travailler dans les ressources humaines d'une grande entreprise, je voudrais retrouver quelque chose dans l'hôtellerie. Et puis je n'ai pas d'attaches là-bas, à part toi. Mais tu vas te marier. Et nous aurons moins l'occasion de nous voir. Tu pourras toujours venir me rendre visite ici, quand tu auras un petit trou dans ton emploi du temps, avant que tu ne sois occupée à élever des enfants.

Sibylle ne répond pas. Elle reçoit cette remarque laconique comme une flèche en plein cœur. Elle met un certain temps à accuser le coup, puis essaie de changer de sujet de conversation.

- Alcides t'a appelé ? Il m'a demandé ton numéro l'autre jour.

- Il a laissé un message. Un mot de sympathie… J'en ai reçu au moins une cinquantaine. Des gens que j'ai peut-être rencontrés une seule fois dans ma vie et qui tout à coup se souviennent de moi. Tiens, Inès, par exemple, ton ancienne collègue de travail. J'imagine que tu lui as parlé de moi.

- C'est possible… Tu sais, il y a beaucoup de gens qui t'aiment et qui sont bien intentionnés à ton égard. Ne les juge pas si sévèrement.

- Oh, mais je suis une fille si froide. Déjà à l'école, tout le monde s'accordait pour le dire.

- Peut-être, mais j'ai su voir qu'il y avait une âme pleine de sensibilités derrière cette apparente froideur.

- Tu es bien la seule. C'était une belle amitié d'enfance. Dommage que nous nous soyons connues si tard.

- Tu me parais encore très déprimée.

- Je t'assure que je me sens bien. Je ne cherche pas à m'apitoyer sur mon sort. Je pense seulement qu'il est grand temps pour moi de songer un peu à mon avenir.

- Es-tu vraiment sûre que tu le conçois de la meilleure façon ?

- Ce n'est pas aussi parfait que toi, sans doute.

Sibylle aperçoit le bout d'un coquillage sur le sable. Elle se penche pour le ramasser, attirée par la couleur rose corail qui laisse présager un trésor enfoui. Elle le retire de la vase pour constater qu'il est en partie cassé. Elle le repose délicatement avec un sentiment de déception qui lui rappelle le temps où elles s'évertuaient ensemble à récolter les plus beaux trésors de la mer, ceux qui se paraient des plus belles teintes nacrées tout en conservant leur intégrité. Elle marque un temps de pause. Tamara s'est arrêtée près d'elle et scrute la mer. Les deux amies restent un long moment côte à côte sans s'adresser la parole. Le crépuscule suit son cours. Le soleil condense une couleur froide et se revêt de tons pourpres à cette saison, lorsqu'il se rapproche de la surface de la mer. Elles attendent, jusqu'à ce que ce reflet se répande en une traînée bleue et violette dans les plis des vagues. Sibylle se penche encore pour ramasser quelques coquillages blancs ou gris qui sont demeurés intacts. Puis, les deux amies reprennent leur marche en direction du quai et s'éloignent du bord de mer pour suivre le chemin qui mène à la maison de Tamara.

La nuit est déjà tombée quand elles parviennent devant la grille du jardin. Un chien aboie et vient à leur rencontre, alors que les lumières s'allument tout autour de la villa. Les parents de Tamara sont enchantés de voir Sibylle et l'accueillent chaleureusement. L'ambiance est très décontractée et Tamara semble avoir retrouvé un peu de gaieté et d'insouciance. Elle constate que Sibylle tient toujours dans sa main les coquillages après l'avoir débarrassée de son manteau.

- Viens avec moi, dit-elle. J'ai toujours gardé les seaux remplis des trésors que nous ramenions de la plage. Ils sont au grenier.

- Allez-y les filles, dit la mère de Tamara. Il y a tellement de souvenirs qui vous attendent dans cette maison. Vous avez le temps avant le dîner.

Le grenier… Cela doit faire presque dix ans que Sibylle n'y a pas mis les pieds. C'est là qu'elles avaient établi leur atelier de couture et leur salon de beauté. Elles achetaient des rouleaux de tissu à la mercerie et les découpaient à l'aide de chablons. Comme il n'y avait pas de télévision et très peu de distractions, elles passaient une bonne partie de leurs soirées dans ce repaire. Cet endroit garde beaucoup de bons souvenirs, des moments inoubliables de rires et de gaieté, de confidences qui sont restées enfouies dans les esprits. C'est pourtant avec un certain malaise que Sibylle monte l'escalier en bois qui craque sous ses pas. Sa gorge se resserre quand elle parvient sur le palier et respire la poussière de sciure. Cette odeur, mêlée à la lumière crue que diffuse l'ampoule au plafond, révèle une fois de plus l'étendue de cet espace. Autrefois, cette sensation était synonyme d'évasion, de liberté. Aujourd'hui, elle a un peu l'impression de perdre pied dans un abîme. Une oubliette.

Tout est demeuré à sa place. On pourrait croire que ses parents ne sont jamais montés ici ou ont pénétré dans ce lieu sur la pointe des pieds, sans oser perturber un ordre sacré, où chaque objet semble avoir une signification particulière: le porte-manteau revêtu des mêmes frusques, la vieille machine à coudre, le fusil à plomb du père qui chassait la perdrix.

Tamara ouvre la lucarne qui donne sur le côté nord. On aperçoit l'ombre d'un bosquet et, plus loin, les silhouettes des grues du port qui laissent deviner la mer invisible. En été, on entendait le coassement des grenouilles qui peuplaient l'étang, mais un silence froid règne en cette saison. Elle ramasse deux seaux qui traînent à côté du coffre contenant les chutes de tissu.

- Tu vois, dit-elle. J'ai gardé tous nos coquillages. Je voulais aménager un petit bassin en pierre dans le jardin et les disposer sur le fond. Je le ferai cet été, cela m'occupera pendant les vacances… Ils sont ternes et gris, mais l'eau fera ressortir leur teint nacré.

- Je reviendrai et nous le ferons ensemble, dit Sibylle en ajoutant ceux qu'elle vient de ramasser.

Elle saisit une grosse coquille d'huître et la tend à son amie.

- Tu te souviens ?

- Oui, bien sûr, répond Tamara. C'est celle que j'avais trouvée à marée basse.

- Tu m'avais fait tellement peur ce jour-là. Tu m'avais entraînée si loin du bord. Je pensais que la mer allait nous rattraper et nous submerger.

- J'ai l'habitude. Je sais jusqu'où je peux aller. Je t'avais dit de me faire confiance.

- Quand est-ce qu'il y a la prochaine grande marée ?

- Dans deux jours. Tu peux peut-être rester jusque-là ?

- Non, Tamara, je ne peux pas. Je… Je crois que je vais partir demain matin.

- Déjà ? Pourquoi ? Alex t'a pourtant dit que tu pouvais rester.

- Je ne veux pas m'absenter trop longtemps. Et toi aussi, il faut que tu reviennes. J'ai besoin que tu sois avec moi pour préparer ce mariage. Et pour toi aussi, ce n'est pas un endroit où demeurer pour une fille de ton âge. Ta vie n'est pas ici, Tamara. Je ne veux pas que tu restes ici comme…

Elle se tait subitement. Elle allait dire: « comme une morte vivante. »

Tamara n'insiste pas. Elle détourne la tête et se mord les lèvres. Sibylle se sent de plus en plus oppressée, comme si elle était sujette à une sorte de crise d'agoraphobie. Elle va s'asseoir sur la chaise devant le secrétaire qui servait autrefois de coiffeuse. Elle respire maintenant la fraîcheur de l'air qui provient de la fenêtre ouverte et qui lui rappelle l'odeur de sa propre peau, encore imprégnée de sable et de sel marin, quand elle revêtait leurs créations. Elle a l'impression que, si elle restait trop longtemps ici, elle ne pourrait plus repartir; elle oublierait Alex, elle oublierait Alcides, et aussi tous ses soucis, tout ce qui s'est passé, y compris cette blessure au ventre dont elle garde les séquelles physiques et psychiques. Elle aussi hanterait ce lieu comme un spectre.

Elle cherche du regard le miroir qui se trouvait sur ce meuble. Elle constate presque avec effroi qu'il n'y est plus. C'est la seule chose qui a changé. Un objet que l'on a déplacé volontairement, en commettant consciemment une sorte de sacrilège. Le miroir a disparu et elle ne peut voir Tamara qui, derrière elle, ravale ses sentiments en se mordant les lèvres jusqu'au sang. Son silence lui fait peur. Elle frissonne et regarde fixement la nuit bleue à travers la lucarne, sans oser se retourner.

Elle sait qu'elles pensent toutes deux à la même chose. Elles se souviennent de ce qui s'est passé ici un soir d'été. Elles n'ont jamais cessé d'y penser et, quoi qu'il arrive, elles n'en parleront jamais.

A ce moment, des pas craquent dans l'escalier et l'on entend la mère de Tamara qui appelle les filles pour le repas du soir.


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