Soeurs de Sang (19)

Frédéric Lamoth

Episode 19: N. poursuit son errance, alors qu'Alcides essaie d'entrer en contact avec elle.

Le journal de N.

 Toute la journée a passé un peu comme une sorte de mauvais rêve dont on ne voit pas le bout tout en sachant que le réveil sera brutal. Le soir tombe lentement, alors que le printemps approche. La douceur de ce crépuscule me redonnerait presque un peu d'espoir, comme ce diabolo menthe que je sirote à n'en plus finir, car je sais que, après avoir payé l'addition, il ne me restera plus un rond et je devrai m'en aller. Le patron de l'hôtel a exigé que je paie mes nuits à l'avance, une par une, comme s'il avait pressenti cet instant avec son flair de molosse. Dans quelques minutes, je vais me lever et rendre la clé, sans donner d'explication. Je sais au moins qu'il ne me demandera rien et m'épargnera cet embarras.

Je m'étais pourtant levée ce matin bien décidée à ne pas céder à la résignation. Je ne reçois plus d'appels. J'ai laissé des messages sur des boîtes vocales qui restent muettes comme des tombes. J'avais compris que ma seule chance de survie était de me rendre sur le trottoir au boulevard des Acacias, mais cette pensée me faisait froid dans le dos. Rien que l'idée de me faire aborder, héler par quelque voyou, me glaçait le sang. Non, je devais absolument trouver une autre solution.

Je me suis souvenue que mon père avait un frère qui vivait dans le quartier de la gare. L'oncle Zak, cela faisait au moins cinq ans que je ne l'avais pas vu. Depuis l'enterrement de mon père. Sans trop réfléchir, j'ai décidé de lui rendre visite. Un peu comme une bête acculée, qui fonce dans toutes les directions, n'écoutant que son instinct. Son adresse était bien dans l'annuaire. Je ne savais pas si elle était toujours valable. J'ai trouvé facilement cet ancien bâtiment qui se situe juste au bord de la voie ferrée et se confond presque avec les hangars désaffectés. En pénétrant dans la cage d'escalier, j'ai tout de suite su que je trouverais l'oncle Zak et sa femme Nola. On y respirait l'atmosphère de mes origines, de ma famille. Enfin, celle d'autrefois, qui me rappelle mon enfance et le temps où le père était à la maison. D'abord ce bruit particulier, un tintamarre chaleureux qui résonne vers les hauteurs et vous fait oublier la crasse sur les murs, un écho qui parle de ce qui vit à l'intérieur, que ce soit une toux frileuse, un son de casserole ou un cri d'enfant. Et puis les odeurs, le parfum du tabac, celui qu'on est en train de fumer, non pas la cendre froide, et des effluves de la mer, particulièrement tenaces, qui rappellent plutôt la sardine et l'huile de moteur que la brise vivifiante d'un dimanche à la plage.

Une vieille femme avec un fichu sur la tête m'a presque donné un coup de balai dans les chevilles quand je suis arrivée sur le palier du deuxième étage. « Zak, ah oui, c'est la porte de gauche au quatrième. Il est chez lui, c'est l'heure de Téléfoot. »

Je suis parvenue devant la porte qui était entrouverte. On entendait en effet une voix qui grésillait sur un fond de rumeur constante et oppressante. J'ai toqué, j'ai appelé timidement et j'ai fini par pousser la porte, comme personne ne semblait prêter attention à moi. L'oncle Zak était installé sur le canapé du salon. Je ne voyais que le sommet de son crâne dégarni qui luisait dans le contre-jour. Des bruits provenaient de la cuisine et je me suis laissé guider par l'odeur épicée d'une viande qui mijotait. Nola était au fourneau. Elle paraissait encore plus imposante qu'autrefois quand on la voyait ainsi, de dos, campée dans son fief. Je l'ai appelée, mais j'avais l'impression que ma voix se heurtait contre un écran invisible. Finalement, je suis retournée au salon et je me suis plantée devant mon oncle. Il a paru à peine surpris. Un grand sourire s'est étalé sur son visage. Il m'a reconnue aussitôt, alors que j'étais encore une ado quand nous nous étions vus la dernière fois. Il a prononcé mon nom et puis il a dit, comme si l'on venait de se croiser par hasard au coin de la rue: « Tiens, ça fait un petit bout de temps qu'on ne te voit plus. » Alors, ça a commencé avec les invocations de toute la famille : « Comment va ta mère ? Et tes frères ? Et tes cousins ? » Je me contentais de répondre évasivement par des « bien », « pas trop mal », « la santé, ça va… » Entretemps, Nola est arrivée au salon. Elle m'a enveloppée dans une forte odeur de musc et de sueur en m'embrassant. « Ma fille, tu restes pour manger, tu ne pars pas d'ici sans avoir mangé ! »

Une demi-heure plus tard, nous étions attablés autour d'un plat de viandes et de poissons qui aurait pu nourrir un bataillon, comme s'ils avaient été secrètement avertis de ma venue et s'étaient apprêtés à accueillir avec moi toute une famille. 

L'après-midi s'est écoulé ainsi, dans cette profusion de nourriture, de paroles, de sentiments, sans que l'on se dise grand-chose au fond. Je n'ai pas parlé de mes ennuis, comme ils n'ont pas évoqué leurs soucis, leurs problèmes d'argent, de vieillesse, qu'on imaginait aisément en les observant dans leur environnement. J'ai retrouvé cette joie de l'instant présent, qui tenait au simple fait d'être ensemble et d'oublier tout le reste. Après le dîner, nous nous sommes installés sur le balcon. Quelques mètres carrés où tenaient à peine nos trois chaises pliantes. Et nous étions là comme à la plage, à nous abreuver de l'horizon qui s'offrait à nous, en l'occurrence le champ des lignes de chemin de fer, les circuits de câbles électriques qui se croisaient et s'étiraient à perte de vue. Nous regardions les trains qui se succédaient. Nous apercevions les gens sur les quais. Vu dans cette perspective, le monde semblait réglé comme une horloge. Rien ne paraissait en mesure de perturber sa cadence, son mouvement perpétuel. Nos rêves, nos coups de blues, nos errances, s'inscrivaient dans la mesure de ce temps impalpable. L'oncle Zak avait travaillé toute sa vie comme poseur de voie à la compagnie des chemins de fer. Je voyais dans ses yeux la fierté d'avoir contribué à cette mécanique bien rôdée, une nostalgie qui se passait de mots.

Vers quatre heures, Nola a servi le thé dans le salon. L'oncle a alors sorti ses vieux albums de famille. Il avait déjà l'habitude de le faire quand nous étions enfants et cela m'ennuyait prodigieusement de voir ces photos jaunies, de l'entendre évoquer avec mon père leurs souvenirs communs, ceux d'une vie qui n'était pas la nôtre. J'ai fait l'effort de regarder une fois de plus ces images qui n'avaient laissé aucune trace dans ma mémoire hermétique. J'avais l'impression de les découvrir pour la première fois. Des clichés de la ville datant d'avant la guerre. Le tramway, la boutique du barbier, l'échoppe du grand-père au marché central, l'étal des fruits et légumes, les gamins juchés sur la charrette pleine de melons. Zak à l'arrière, mon père qui menait l'âne avec sa baguette. Des sourires édentés, des visages brûlés et des yeux toujours tournés vers le soleil et son éclat insoutenable. Je me suis attardée sur une image assez surprenante; l'on y voit toute la famille en train de pousser une vieille voiture qui semble avoir calé en plein désert. Les propriétaires, un homme et une femme vêtus de blanc, ont l'air étranger à ce paysage, miraculeusement épargnés par la poussière, comme s'ils posaient devant une fresque pour une affiche publicitaire.

C'est à ce moment que mon téléphone portable a sonné pour la première fois. Je n'ai pas répondu. Le signal sonore de ma combox me rappelait brusquement l'imminence de ce qui m'attendait si je laissais ainsi le temps filer. L'oncle continuait de palabrer. Je sentais l'angoisse monter en moi, alors qu'il voulait me persuader de retourner là-bas. « Tu n'es jamais allée au pays. Tes frères non plus. Aujourd'hui, avec les avions, tu es là-bas en quelques heures. Mais vous, les jeunes, vous avez toujours vécu ici et vous avez oublié d'où on est venu. Réfléchis-y, ma fille. Je suis sûr que tu iras un jour, rien que pour visiter. »

Je n'avais vraiment pas l'esprit à penser à faire du tourisme quand je ne savais pas où j'allais passer la nuit. Cela ne servait à rien de leur expliquer. J'étais venue en imaginant que je leur demanderais de l'aide. Pour sûr, ils ne m'auraient pas rejetée. J'aurais pu leur demander de rester pour cette nuit et même plus longtemps, ils m'auraient acceptée les bras ouverts. Ils n'avaient eu qu'un seul enfant, un fils qui était mort dans un accident de travail sur un chantier naval. On aurait dit qu'ils souffraient d'un trop plein d'affection qui n'attendait qu'à être délivré quand on pousserait la porte de leur foyer. C'étaient de bonnes gens. Alors justement, pourquoi est-ce que je leur aurais attiré des ennuis ? J'ai eu envie de les laisser tranquilles, de préserver leur petit cocon de nostalgie. Je suis partie sans rien demander, en promettant d'embrasser toute la famille, de revenir les voir avec maman, Abel, Sem et tous les cousins du quartier. J'ai peut-être voulu croire moi-même à ce bonheur cloîtré dans le déni. C'est pourquoi je suis partie presque apaisée, en relativisant ce qui m'arrivait, au point de flâner un long moment devant les vitrines des boutiques sur l'avenue de la gare. Mais la sonnerie du téléphone m'a rappelée à la réalité. Décidément, j'avais affaire à un obstiné. J'ai laissé sonner. Le numéro m'était inconnu. Je voulais d'abord voir de quoi il était question en consultant le message sur ma combox.

« Bonjour, je voudrais vous rencontrer. Je m'appelle Alcides. Je voudrais vous parler. Merci de rappeler. »

Qui était cet énergumène et que me voulait-il ? Le message n'était pas du tout dans le style de ceux que j'avais l'habitude de recevoir. Les clients ne se présentaient jamais. Je pressentais quelque chose d'un peu louche et j'ai décidé de ne pas répondre. Il était déjà cinq heures du soir et je me suis empressée de regagner l'hôtel. Je me suis assise au bar. J'avais besoin de reprendre mon souffle, de me poser un instant en exigeant un répit au temps qui me rattrapait. Je me suis mise à écrire, comme si j'avais pu encore l'amadouer avec mes histoires et le faire patienter.

Le téléphone a vibré encore une fois. Le même numéro. Cette fois, j'ai décroché, comprenant que c'était ma seule chance de ne pas me retrouver à la rue d'ici quelques minutes. Je ne lui ai pas laissé le temps de s'exprimer en lui demandant aussitôt: « Que voulez-vous ? » Il a répété son nom, s'est excusé poliment et a dit qu'il souhaitait me rencontrer dès que possible. « Quand tu veux, mon chéri. » J'étais tellement agacée que je ne me suis pas embarrassée à lui demander des explications. J'ai indiqué le tarif, en lui signifiant bien qu'il faudrait payer ce prix de toute façon. Pour le reste, rien à cirer. Je suis prête à tout. J'ai l'habitude, il suffit de fermer les yeux. Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'avoir peur. Je ne sais pas pourquoi. Il y a des choses qu'on est forcé d'entendre, d'éprouver au plus profond de soi, même avec les yeux fermés.

 

Je regarde maintenant le fond de mon verre. Encore deux ou trois gorgées de ce liquide vert et sirupeux et il faudra que je me lève. Le rendez-vous est dans une demi-heure, dans un café près de la gare. Je n'aime pas ça. Cela me rappelle de mauvais souvenirs. Encore une histoire un peu tordue. Mon Dieu, j'espère que cela n'a rien à voir avec la gamine du Noir Tango. Je me doutais bien que tout cela finirait un jour par ressurgir. Je ferais mieux de ne pas y aller, mais je n'ai pas le choix.

 

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