Soeurs de Sang (20)
Frédéric Lamoth
Il sait que c'est elle. Dès qu'elle franchit le seuil, son profil net s'impose, tranchant dans le vif de sa mémoire, balayant le tracé labile de ce visage qui apparaissait dans ses rêves. Les traits sont durs, le regard perçant. Elle ne porte pas l'écharpe violette, comme si elle s'affranchissait de ce flottement en se matérialisant subitement devant lui.
Elle s'arrête au milieu de la salle, sans accorder la moindre attention aux clients, ne cherchant même pas à reconnaître l'homme qui l'attend. Il doit se lever pour aller à sa rencontre. Elle le dévisage sans surprise, en effleurant à peine sa main tendue. Il l'invite à prendre place près de la vitre, où l'on voit passer les trains. Elle a une mine taciturne. Il prend le temps de l'observer en sachant qu'elle ne parlera pas la première. Sa chevelure naturellement bouclée prend le pli des nuits mouvementées. Ses lèvres retroussées expriment une sorte d'écœurement, un relent du fond de l'âme.
Alcides s'est présenté par son prénom; elle ne lui a pas révélé le sien. Il n'ose pas l'interroger. Il pressent qu'il lui doit avant tout une explication.
- Je m'excuse de vous avoir fait venir… Je voudrais vous parler de ce qui s'est passé au Noir Tango.
Elle lève les yeux, sans hostilité. Il se dit qu'il serait tellement plus simple de la prendre par la main, de l'emmener où il voudrait pour faire l'amour. Mais il attend autre chose d'elle et de la vie en cet instant. Ce qu'elle ne peut donner aussi facilement. Il s'efforce de la mettre en confiance.
- Non, je ne suis pas de la police. Mais j'étais là ce jour-là.
- Je sais. Je te reconnais. Tu as porté secours à la petite. Comment va-t-elle ?
- Bien, elle a guéri de sa blessure.
- Alors, tant mieux…. Excuse-moi, j'ai l'habitude de tutoyer mes clients, ça les met à l'aise.
- C'est d'accord… Tu avais rendez-vous avec elle, ce jour-là ?
- Ouais, ça t'intéresse ?
Alcides l'observe longuement. La jeune fille a subitement changé d'expression. Ses lèvres se sont resserrées et son menton pointe en sa direction avec morgue. Elle poursuit, sur la défensive:
- Je n'ai pas l'habitude te trahir mes clients. La discrétion et la confidentialité, ça existe dans ce métier.
- Je comprends, mais… Elle n'était pas une cliente.
- Qu'est-ce que tu crois ? Elle était sensée payer. Pour moi, c'était un client comme un autre.
- Une femme…
- Ben quoi, on voit de tout.
- Je ne crois pas. Elle aime un homme. Elle était sur le point de se marier.
Elle hausse les épaules.
- Et alors ? Tu crois que ça m'intéresse ? Franchement, je m'en fiche de savoir quelle est sa vie. A toi non plus, je ne te demande rien. J'ai l'habitude d'avoir affaire à toutes sortes de gens et de satisfaire tous leurs caprices. Alors, qu'est-ce que tu veux ? Dis-le, qu'on en finisse.
- Je veux savoir pourquoi Sibylle voulait te rencontrer ce jour-là.
- Sibylle… C'est son nom ? Je ne le savais même pas. Et tu paierais pour ça ?
- Oui, comme convenu.
- Tu enquêtes sur sa vie ? Tu es un détective privé engagé par son mec ?
- Non.
- Alors quoi ? Tu fais ça parce que tu l'aimes. Tu paies pour violer son intimité. Et tu penses qu'ainsi tu la connaîtras et qu'elle t'appartiendra.
Elle retrouve son calme et baisse les yeux. Elle a l'air soulagé, presque résigné. Elle fait mine de réfléchir et il se garde de troubler ce silence. Lui aussi se sent abattu, triste au fond de lui, comme s'il arrivait au terme d'un combat qui ne lui apportera rien. Il sait qu'elle va céder et attend qu'elle se décide à parler.
- Elle avait fixé un rendez-vous au milieu de l'après-midi, une heure plutôt inhabituelle. Je ne savais pas que c'était une fille. J'étais loin de m'en douter. Je croyais avoir affaire à un client comme les autres. Il tenait absolument à ce que l'on se rencontre dans un café, ce qui m'a un peu intriguée. J'ai compris quand je suis arrivée sur place. J'étais stupéfaite. Une fille… Plutôt dans le style petite minette. J'ai pris peur. Je croyais avoir affaire à une femme jalouse qui venait régler ses comptes avec moi. Mais la pauvre semblait tout aussi effarée. Je lui ai demandé ce qu'elle voulait. Elle m'a proposé de m'asseoir pour discuter. Je me méfie de ces combines. Je lui ai dit que je n'avais pas envie de perdre mon temps et que je préférais partir tout de suite s'il ne s'agissait pas de ce que je pensais. Là, elle a eu l'air de paniquer. Elle a dit : « C'est bien de ça dont il s'agit, mais je veux d'abord vous expliquer. » Elle n'a pas eu le temps d'en dire plus. C'est à ce moment qu'ils ont fait irruption dans la salle. J'ai pris ce coup de poing en pleine figure, j'en garde encore la trace. Puis ils l'ont agressée avec un couteau.
- Je ne comprends pas. « C'est bien de ça dont il s'agit. » Que voulait-elle dire par là ?
- Eh bien, c'est simple, mec, j'imagine qu'elle voulait des bisous, des câlins, de l'amour, quoi. Tout ce qu'on cherche quand on est en manque d'affection. En général, c'est dans ce but-là qu'on veut me rencontrer. Je ne vois pas d'autres raisons. Je te l'ai dit, on voit de tout dans ce métier. Les gens, quand ils sont en manque d'amour, tu ne sais pas trop ce qui leur passe par la tête. Des fois, ils paieraient juste pour qu'on leur dise: T'es beau, t'es mignon, je t'aime… Ou alors une petite expérience du genre homo, juste pour voir, par curiosité, parce qu'ils s'emmerdent tellement dans leur vie. Alors oui, c'était bien de ça dont il s'agissait.
- Ce n'est pas possible. Elle a dit ça pour te retenir, pour te mettre en confiance. Elle voulait te parler, c'est pour cela qu'elle voulait te voir dans un café. Sibylle n'a pas été élevée par ses vrais parents. Elle a été prise en charge par l'aide sociale avant d'être placée dans une famille d'accueil. Vous vous êtes peut-être connues à cette époque. Cela remonte à l'enfance, ça ne te dit rien ?
- Mais qu'est-ce que tu racontes, mec ? J'ai été élevée par mes parents, y a pas de doutes là-dessus. J'ai toujours vécu avec eux dans ma banlieue minable. Tu me perçois comme une paumée, ouais, mais je sais qui est ma famille. Je te dis que ta Sibylle je ne la connais pas. Il n'y a aucune raison que je la connaisse. Une fille comme ça, elle n'a certainement jamais mis les pieds dans un ghetto pareil. Elle n'avait rien à me raconter. Elle crevait de honte et de trouille à l'idée du genre de petit service qu'elle allait me demander pour satisfaire son fantasme.
- Comment peux-tu savoir ? Puisqu'elle n'a pas eu le temps de te dire quoi que ce soit. Je crois qu'il y a une autre raison.
- Tu vas chercher beaucoup trop loin, mon pauvre gars. La vie, c'est aussi simple que ça. Aussi navrant. Des fois, il vaut mieux ne pas chercher à savoir.
Alcides reste un long moment abasourdi. Plongé dans ses réflexions, il ne remarque pas tout de suite les larmes qui coulent sur le visage de la jeune fille. Un sanglot le tire de sa léthargie. Il la regarde avec stupéfaction, alors qu'elle se remet à parler:
- Et puis si tu veux tout savoir, c'est un cousin à moi qui a fait le coup. Il m'a suivie avec son copain, parce qu'il savait ce que je faisais et il voulait me punir. J'ai dû quitter ma famille. Cela fait deux jours que je traîne dans la rue sans savoir où aller. Alors, vos histoires sentimentales de petits bourges, vos idées tordues, ça commence à me gonfler. Je n'ai pas le temps de m'amuser. J'ai besoin d'argent, c'est urgent. C'est pour ça que je subis toutes vos conneries.
Alcides est emprunté. Il ne sait plus quoi faire. D'un geste machinal, il sort son portefeuille et dépose les billets un à un sur la table. Elle se redresse et sa voix s'élève à travers les sanglots en un cri perçant qui fait se retourner tout le monde.
- Va te faire foutre avec ton fric !
Il la regarde s'en aller, incapable de prononcer une parole pour la retenir. Il ressent la plus grosse honte de sa vie et reste immobile, hébété, avec l'impression d'être le point de mire de la terre entière, alors que les autres clients du bar se sont déjà désintéressés de la question, reprenant le cours de leurs conversations, de leurs pensées, comme si rien ne s'était passé. Il finit par se lever, en ayant encore la présence d'esprit de récupérer son argent avant de partir. Il se rend compte qu'il ne lui a même pas offert à boire.
La nuit est tiède. Un air de printemps perce à travers la grisaille de mars. Il voudrait marcher jusqu'au bout de cette nuit. Marcher pour oublier. Avancer dans la vie, machinalement, sans état d'âme, sans but et sans remords. Comme tous ces gens qu'il croise et qui semblent tous plus pressés les uns que les autres. Il suit le mouvement de la foule qui l'entraîne vers une bouche de métro. Il prend une rame qui l'emmène vers le centre-ville. Il descend à la place de France pour se rendre à l'Esplanade des Sycomores.
Il ressent le besoin de voir Rajan, l'homme aux deux visages. La seule personne susceptible de reconnaître son émotion, de lui donner un sens, faute de pouvoir apporter une réponse. La dualité de ce visage. La douceur et l'effroi. L'harmonie et le chaos. La beauté et le désespoir. Ce que l'on est forcé de voir en face, sans avoir besoin de comprendre, sans chercher à expliquer l'inexplicable. Rajan, que l'on avait un peu oublié dans cette histoire. Il ignore ce qu'il est devenu depuis cette soirée à la Citadelle. Il espère le retrouver sur la place, parmi les marchands de pacotille, les artistes et les bateleurs. Mais l'ambiance est plutôt feutrée, ce soir. Pas de rythme, pas de tambours. Les caricaturistes grattent leur papier. Des hommes en burnous déambulent parmi la foule en faisant surgir des panoplies de figurines en bois sculpté et autres talismans. Rajan et sa troupe ne sont pas là. Ils sont probablement déjà partis vers une autre ville, un autre public, comme des oiseaux qui fuient l'hiver, avant que la lassitude ne gagne les cœurs. Il s'attarde un instant devant une harpiste en bottes de cuir, une blonde aux allures de walkyrie qui fait vibrer une corde mélancolique en s'accompagnant de sa voix rauque.
Il ne remarque pas la note discrète d'un message qui arrive sur son portable. Ce n'est qu'une fois hors de la place qu'il découvre ce SMS:
« Je suis seule. Je ne suis pas chez moi. Egarée en transit. 60, Avenue de New York. Pas le courage d'aller plus loin. Viens si tu veux. Sibylle. »
Avenue de New York… C'est à Paris. Il cherche l'adresse sur la carte. Un vieux bâtiment devant la Seine, en face de la Tour Eiffel. Que peut-elle bien faire là-bas ? Egarée en transit… Il comprend qu'elle a fini par rejoindre Tamara en Normandie. Elle s'est arrêtée à Paris, sur le chemin du retour. Etrange coïncidence qu'elle cherche à le joindre juste à ce moment-là. Cette fille lui aurait-elle laissé un message pour l'informer de ce qui vient de se passer ?
Il est huit heures du soir. Il peut être à Paris dans trois heures s'il parvient à trouver une place dans la dernière rame de TGV qui part dans trois quarts d'heure.