Soeurs de Sang (23)
Frédéric Lamoth
Le journal de N.
Première nuit dans la rue. La plus longue de ma vie. Il ne fait pourtant pas trop froid en cette saison. La soirée a passé au rythme de cette torpeur printanière. J'ai flâné dans les rues animées. Je me suis mêlée à la foule qui stagnait sur les places, devant les terrasses bondées. J'ai suivi le mouvement des gens qui sortaient d'une salle de cinéma avec encore des images plein les yeux. J'ai fait comme les autres, c'est-à-dire comme si, inconsciemment, je savais où j'allais. Vers minuit, les rues ont commencé à se vider. Je suis allée à la gare. Je me suis assise dans la grande halle éclairée, pleine de résonances. J'avais l'impression d'être à l'intérieur d'une cathédrale. Je regardais l'horloge sous le toit, comme si c'était le dieu dont j'implorais la grâce. Cette prière me donnait froid au cœur.
Je suis sortie et j'ai longé le trottoir en suivant la longue colonne des taxis. Je suis passée devant un drugstore, puis une salle de jeux vidéo. Des jeunes ont sifflé. L'un d'eux m'a interpelée. Je lui ai dit: « C'est cent balles, si tu veux. » Il m'a regardée avec un air effaré, comme s'il ne me croyait pas. Même dans ce rôle, je ne suis plus capable de convaincre. Je n'y crois plus moi-même. J'ai croisé encore des types qui sentaient la vinasse. Ils me scrutaient avec leurs yeux brillants, comme s'ils avaient épuisé leurs dernières illusions et n'attendaient plus rien de moi. Ils me renvoyaient à mon image de fantôme, de créature de rêve qui n'existe que pour entretenir l'espoir, le désir, la peur ou n'importe quel sentiment dans le mirage de la vie. J'aurais pu croire un instant que je n'avais besoin de rien, que je pouvais me passer de dormir, de me nourrir, d'avoir chaud ou d'avoir froid. Mais l'instinct qui habite ce corps s'est rappelé à moi. J'avais mal aux pieds à force de marcher avec mes souliers à talons. La nuit devenait plus dense à mesure que je m'enfonçais dans les ruelles mal éclairées.
J'ai fini par arriver au bord du fleuve. Naturellement, je me suis dirigée vers un pont pour m'abriter. J'apercevais vaguement des silhouettes tapies dans les anfractuosités des murs le long des quais. Je suis restée un moment plantée là, dans la vase et le gravier, à regarder les eaux noires qui se répandaient avec lourdeur. Quelque chose me retenait d'aller plus loin, de m'immerger dans le lit du fleuve ou simplement d'aller m'asseoir au bord, sur une dalle humide. J'avais sans doute encore plus peur de me salir que de mourir. Finalement, je suis montée sur le pont et je me suis assise sur le trottoir, contre le socle d'un lampadaire. Il ne faisait pas froid. On apercevait une demi-lune dans un ciel sans étoiles. Des passants me frôlaient de temps en temps, sans m'adresser le moindre regard. J'ai fermé les yeux en essayant de penser à la masse des eaux qui se déversait en-dessous de moi. A force de noyer mes pensées, j'ai fini par m'endormir.
Quand je me suis réveillée, j'étais frigorifiée. Deux heures à peine s'étaient écoulées, mais j'avais l'impression d'avoir enduré l'usure et les intempéries de plusieurs siècles qui m'avaient transformée en momie, en statue vermoulue. Je n'arrivais plus à bouger. Il était trois ou quatre heures du matin. Il fallait attendre une éternité avant le lever du jour. Avant que la lumière ne fasse fondre cette chape de glace et de désespoir.
Au bout d'un moment, j'ai trouvé la force de me relever et je me suis mise à marcher. Je longeais le quai quand le ciel s'est teinté de rose. Des individus semblaient s'extraire de la nuit en même temps que cette lueur. Ils affluaient depuis les rives du fleuve, telles des ombres encore imprégnées de se eaux dormantes. Je marchais vite, je pressentais que ces spectres allaient m'agripper, me retenir dans un sable mouvant. Soudain, j'ai aperçu l'un d'eux qui était assis en tailleur sur le muret. Il avait l'air complètement étranger à ce paysage, comme si on l'avait posé là. Il faisait penser à un Bouddha, une sorte de bonze qui se maintenait en apesanteur au-dessus de ce monde insensible. J'ai ralenti le pas. Il s'est redressé et j'ai été saisie d'effroi en voyant son visage. Il avait le teint foncé, mais la moitié de sa face était blanche. Un œil était noir, l'autre gris. Il souriait. C'était la première personne qui prêtait attention à moi depuis que j'avais commencé ma vie de sans-abri Je devais avoir une sale mine. Je n'aurais même pas osé me regarder dans un miroir, je ne pouvais pas me sentir, et lui, il avait des habits propres, il était vêtu d'une sorte de pyjama, comme s'il sortait de son lit. Soudain, il s'est adressé à moi, telle une statue qui s'anime par enchantement.
- Il ne faut pas avoir peur.
Je l'ai regardé bien en face. Nous nous sommes dévisagés ainsi en silence pendant un long moment. J'essayais d'imaginer les pensées qui traversaient son esprit tout en me demandant ce qui avait pu lui arriver. Comme s'il lisait dans les miennes, il m'a donné une réponse.
- J'ai été brûlé au troisième degré par un cocktail Molotov.
Que faisait-il là ? Il demandait la charité ? Il n'y avait pourtant pas de corbeille ou de tapis à ses pieds pour y déposer la monnaie. Une fois de plus, il a anticipé mes questions.
- Je viens ici chaque matin. Pour voir le lever du jour, me concentrer, canaliser les énergies. Mon nom est Rajan. Je suis danseur.
J'imaginais qu'il allait se mettre à danser, là, dans le silence, avec le murmure imperceptible de l'eau, de la vie, qui s'écoulait en contrebas. Et moi je n'étais qu'une SDF qui cherchait un coin de chaleur pour dormir. La danse ? C'était bien au-delà de mes préoccupations. A quoi bon poursuivre cette conversation ? Je ne pensais qu'à une chose, rejoindre le boulevard des Acacias pour me vendre sur le trottoir. Me faire de l'argent au plus vite, pour ne pas revivre ce que je venais de vivre. J'allais partir sans rien répondre, quand il a dit:
- Le feu est comme l'eau, il purifie. Il ne faut pas avoir peur.
Ses paroles étaient étranges. Je l'ai salué et j'ai repris mon chemin avec empressement. Je suis remontée en direction du centre-ville. La cité se réveillait. L'agitation était à son comble à l'heure où les gens vont au travail. Je me suis laissé emporter par ce courant. Cette lutte pour la survie où tout le monde se ressemble, où chacun laisse derrière soi les rêves de la nuit, bons ou mauvais, pour ne plus y croire et fuir toujours plus en avant. Je me suis arrêtée dans un parc. Il n'y avait personne à cette heure-ci. La pelouse était encore couverte de rosée. Je me suis allongée au pied d'un arbre et j'ai fini par m'assoupir.
Quand je me suis réveillée, je me croyais au paradis. La lumière s'égouttait à travers le feuillage. Je me répétais les paroles de ce curieux personnage. Le feu rend pur… Pur et froid… Je me suis souvenue que Moktar disait quelque chose comme ça. Le feu va tout nettoyer… Il s'était procuré des bidons d'essence quand il fomentait ses sales coups avec sa bande. Bien sûr, cela n'avait rien à voir. Ce garçon ne pensait pas du tout à la même chose. Mais je ne pouvais m'empêcher de faire le rapprochement. Cette idée a commencé à me poursuivre comme une obsession. Encore allongée sur l'herbe humide, je rêvais les yeux ouverts. Je me voyais en train de brûler sur la place publique. Je m'immolais. Les gens cette fois me regardaient, effarés. Ils n'osaient pas s'approcher et s'écartaient, faisant le vide autour de moi. Je mettais du temps à me consumer. Mon image persistait comme un reflet dans ce rougeoiement. Je me confondais avec cette flamme. Je ressentais alors au fond de moi cette pureté, c'est-à-dire cette insensibilité, cette froideur.
Je me suis remise en marche pour échapper à cette idée. En parvenant sur la Place du Commerce, où le cirque venait de s'installer, j'ai vu un homme qui s'approchait de moi en souriant, la main tendue. Son regard était effrayant, comme s'il me transperçait.
« Bonjour, j'ai un cancer incurable. Je vous souhaite une bonne journée. »
Il répétait ces paroles comme un automate. Je n'ai pas serré sa main. Une réticence, une seconde d'hésitation. Déjà il s'éloignait vers d'autres passants pour leur apporter son bonjour et son sourire mortel. J'ai continué à avancer.
Il était trois heures de l'après-midi quand je suis arrivée sur le Boulevard des Acacias. Je n'étais pas loin de chez moi. J'étais sur le point de craquer et de rentrer à la maison. J'avais le ventre vide et je n'avais même pas faim. Une nausée tenace s'était blottie dans ce creux. J'ai quitté le trottoir pour descendre l'escalier qui mène au vieux canal. Je me suis arrêtée devant l'eau verte qui draine paresseusement les humeurs de la ville. Une odeur insoutenable provenait de la porte ouverte d'une trattoria où l'on nettoyait à grande eau le sol de la cuisine. Je me suis penchée sur la barrière, prise de spasmes. Je n'ai pu vomir qu'un peu de bile. J'ai cherché un mouchoir pour essuyer cette amertume sur mes lèvres. Je n'ai trouvé que mon foulard mauve, tout chiffonné dans la poche de mon veston. Le sang noir avait séché. J'ai craché dedans et je l'ai jeté dans le canal. Je l'ai regardé flotter dans le courant qui stagnait et hésitait à l'emporter au loin, vers le fleuve, la mer. J'ai pensé à mon père, à son visage qui émergeait à peine du flou de ma mémoire. La couleur pourpre s'est dissoute avec son souvenir dans cette masse glauque. Et c'était un peu comme s'il mourait une seconde fois.
Je suis remontée sur le boulevard. J'ai décidé de rentrer chez moi, d'embrasser ma mère une dernière fois sans rien lui dire. J'irai me coucher, car je suis trop épuisée pour envisager quoi que ce soit d'autre qu'un sommeil proche de la mort. Je voudrais ne pas me réveiller, choisir pour une fois librement mes rêves et suivre leurs voies sans retour. J'irai rejoindre mon père. Je me réveillerai comme tout à l'heure, à l'ombre d'un arbre. Je le verrai, penché au-dessus de moi. Je le retrouverai dans son coin de paradis, entre le désert et la mer.
Je songeais à cela quand j'ai trébuché sur une marche. Mon sac s'est ouvert en laissant échapper tous les feuillets qu'il contenait. Toutes mes notes, mes écrits. Ce que personne ne lira jamais, ce qui n'aura servi à rien. Je les ai rassemblés sous les pas des passants qui les piétinaient. J'ai eu envie de saisir cette liasse de feuillets et de la jeter dans le canal, de la brûler sur la place publique, comme si je m'immolais symboliquement. Et puis, subitement, une idée m'a traversé l'esprit. Je me suis assise sur un banc et je me suis mise à écrire frénétiquement ces pages.
Mon histoire, je te la dédie à toi. Monsieur Alcides Forbin. Car je me souviens de ton nom si particulier. Je t'ai méprisé l'autre jour. Tu es si différent de moi et pourtant, aujourd'hui, il me semble que tu es le seul au monde qui puisse me comprendre et me regarder en face. Parce que tu étais là aussi, quand tout cela est arrivé. Quand tout a commencé dans le sang et la haine. Je vais glisser ces feuillets dans une enveloppe et te les envoyer. Je ne connais pas ton adresse. J'écrirai seulement ton nom. Il ne doit pas y en avoir trente-six comme ça dans l'annuaire. On dit que la poste trouve toujours le destinataire. Je m'excuse à l'avance, je n'ai pas de timbre. Mais tu paieras bien quelques centimes pour recevoir tout ce qui reste de ma vie.