Solanillos del extremo ou Puntos danlos, l'ergot de trop
koss-ultane
Solanillos del Extremo ou Puntos danlos, l’ergot de trop
C’était sa dernière chance. De tous ses frères, il était le plus petit, le plus mal fichu avec son visage maigre. Au propre comme au figuré, il avait le sentiment d’avoir toujours vécu sur la pointe des pieds. Son habit de lumière était à son image, élimé, usé, recousu, rapiécé de partout. Tous avaient accédé à la gloire et à la reconnaissance à des degrés divers. Tous ? Non. Lui, l’aîné ramait encore. Le courage ne lui manquait pas, une certaine forme d’inconscience non plus, mais il n’y avait pas une once de talent naturel dans le plus insignifiant de ses gestes sitôt qu’il s’agissait de l’achèvement de son travail. D’accomplissement il n’y avait point. Tout avait été appris et répété, seriné des milliers et milliers de fois. Ses frères lui étaient tous passés devant. Lui n’avait jamais totalement dominé son sujet et lorsque c’était un taureau atrabilaire d’une demie tonne au bas mot votre épiderme ressemblait très vite à une carte routière délavée sur laquelle serpentaient en tous sens des lignes cicatricielles aux coloris proches et aux souvenirs cousins.
Son abnégation forçait l’admiration et faisait qu’il ne dépareillait pas au sein de cette grande famille de matadors. Mais sitôt que l’on faisait le bilan, les classements, l’aîné de la fratrie tombait en bas de page comme une bouse fraîche. C’était comme si toutes ses années de pratique s’évaporaient face au mufle luisant et que la gaucherie et, sa demie sœur, la malchance réapparaissaient dès les premières adversités. Il s’était fait huer aux quatre coins du royaume par les aficionados. Une fois sur deux. Une fois sur deux seulement parce que l’on ne conspuait pas un homme sur un brancard. Malgré toutes les maladresses, on ne crachait jamais sur la bravoure bafouée par la mort en maraude. La jambe cassée ou l’épaule déboîtée pouvaient encore faire sourire mais le regard vitreux et l’artère en geyser rappelaient trop de mauvais souvenirs à l’assistance, effaçaient le ridicule et renvoyaient chacun à son panthéon des désastres. Paquirri, El Yiyo et Pepe Càceres étaient encore dans les esprits de tous les anciens. Sans parler d’Antonio Bienvenida, matador tué par une vache.
Il avait tant de fois été chahuté par les bestiaux qu’il était probablement le seul, avec quelques aéronautes ibères, à avoir vu toutes les arènes d’Espagne du ciel, fut-ce l’espace de quelques secondes de voltige involontaire. Il s’était déjà fracturé à peu près tout ce que l’on pouvait se rompre, tordu tout ce que l’on pouvait se tordre, déchiré tout ce qui avait des fibres, plié dans le sens inverse de la notice tout ce qui avait une jointure et changé tout ce qui était légalement échangeable en l’état actuel de la médecine dite moderne. Et pourtant, chevillée aux cicatrices et au cœur, raté deux fois de quelques millimètres par les cornes des taureaux “El Furioso” en quatre-vingt-cinq à Montoro et par “El Decapitator” en quatre-vingt-quinze à Zufre, il exsudait cette conviction qu’il avait sa place dans la légende des corridas, rien moins. Pour l’instant il était relégué à la gloriole des corridors en convalescence finissante d’une ultime blessure bête, enfin bestiale. En effet, une cheville versatile l’avait jeté sans crier gare sous les sabots de “El Eradicator”, son dernier taureau, qui l’avait transformé en poupée de chiffon en jouant un peu avec ses cinquante sept kilos à la corrida d’Almodovar del Pinar en deux mil sept. Humérus, cubitus et radius, les trois décurions de la préhension côté gauche n’y avaient pas résistés. Contraint aux plâtres et attelles pour la énième fois de sa carrière, il s’amusait à simuler une estocade triomphale avec une aiguille à tricoter lorsqu’il se soulageait d’une démangeaison sous résine en regardant les yeux écarquillés et envieux les exploits des autres à la télé.
Il bouillait de revenir en bas de l’affiche. Et après ils verraient bien qui était le plus fameux torero de la famille. Son planning était déjà fin prêt. Il repartait d’un petit niveau mais avec un programme complet : picadors, banderilleros et six taureaux de l’élevage Dolores espantosos de las Agonias. Des taureaux qui ressemblaient plus à des collines en mouvement qu’à l’animal de nos prés jolis. Faisant jouer son ancienneté sur le circuit, il avait intercédé auprès des autorités des arènes de Solanillos del Extremo pour avoir une place dans la distribution. La main de son bras en miettes avait passé l’hiver à malaxer balles de gomme, tendeurs et détendeurs. Toutes les formes d’exercice y avaient été inventoriées et testées. Ses broches à peine retirées, il accentua encore ses efforts afin d’être fin paré pour le duel improbable de l’homme, déguisé en folle tordue au crack, et de l’un des animaux les plus puissants du royaume terrestre. Il avait ressenti cette puissance pour la première fois, autrement que de visu, lors de sa novillada dans l’arène d’El Espinar avec une acuité toute particulière lorsque “Pesadillas de la Abominacion”, son taureau ce jour là, l’expédia d’un coup de tête au troisième rang des gradins, trois mètres au-dessus de la piste, le sternum enfoncé, dix côtes cassées comme du verre, et le souffle coupé pour le moins. L’image avait fait le tour du monde, lui pas s’étant contenté de cette translation parabolique de quelques mètres, le squelette en désordre, la cage thoracique customisée à jamais.
Il se souvenait de chaque moment de détresse avec une justesse de vue et d’évocation qui le faisaient revivre ces secondes d’épouvante mais ne le fragilisaient plus désormais. Il savait, plus que jamais et mieux que quiconque, que la gloire l’attendait, il le sentait, le savait. C’était à lui. Inexorablement. Indubitablement. Ce quartet de talentueux frères, dont il était affligé, devrait convenir d’autre chose qu’un remarquable courage à son endroit. Son envers avait été vu si souvent sur le sable qu’il avait été baptisé en secret “El Cabriolo” par ses coreligionnaires français et “La Volterata” en Espagne. Les experts, qui s’étaient fait depuis fort longtemps une idée de son talent, l’avaient tout de suite désigné “E.T.T.” acronyme de “El Torpe Tràgico”. Sa mère l’aimait toujours malgré cela, sa femme s’était faite une maison et une raison et ses enfants le regardaient encore comme un gladiateur qui attendait son heurt. Néanmoins comme il ne savait pas avec certitude si son triomphe était pour demain ou après-demain, il interdisait à sa famille de le suivre dans ses déplacements. Ce qui soulageait tout le monde parce que les corridas de troisième ordre auraient découragé son couple ou au moins affadi son soutient inconditionnel de façade. Seul un vieil oncle, qui avait travaillé aux abattoirs et avait été promu rebouteux par la famille, le suivait, hors temps de convalescence, sur tous ses lieux de combats.
“Les deux oreilles et la queue dans la plus modeste des corridas est un triomphe comme les autres” lui avait dit le grand Miguel Martin y Malatesta de Cordoba avant de mourir encorné par… les tubulures d’un échafaudage dans la cour de son hacienda en travaux d’embellissement un jour de tempête en voulant en éloigner l’une de ses luxueuses voitures contre l’avis de tous.
Pendant qu’on l’habillait à l’hôtel, il s’observait dans la glace en pied et s’étonnait, auprès de personne, qu’il n’y eut aucune différence d’apparence entre un matador malchanceux et un torero qui allait s’ouvrir à la gloire. Aucun signe avant-coureur pour les autres, seul lui savait. Le pain de glace qui emplissait toute sa poitrine le posait là et l’affranchissait de tout. D’ailleurs, tout s’était parfaitement passé jusque là. Le sorteo lui avait attribué un taureau classique et un autre plus râblé, baptisé “Jean-Paul”, parfait pour son petit gabarit. Il choisit ce dernier pour être son premier taureau de l’après-midi. Ensuite le paseo se déroula sans stress excessif. Couvert de sa mantera fétiche, il tenait la place du plus ancien des matadors, le visage presque aussi fermé que son avenir était bouché. Il s’était demandé depuis trois jours et trois longues nuits s’il allait attendre le taureau dès la sortie du toril, à genou dans le sable, la bête lancée à fond les ballons à seulement dix mètres devant lui. C’était le panache absolu mais cela réduisait considérablement l’espérance de vie. Et puisque cette attitude divisait les aficionados, il l’avait donc écarté de son programme pour le plus grand repos de son esprit avant celui de son âme. Pendant que ses peones amusaient “Jean-Paul” dès son apparition tonitruante dans l’arène, il constata sa taille à peine plus modeste que les autres et sourit en pensant “enfin un taureau derrière lequel je ne vais pas disparaître totalement”. On ne pourrait pas légender la photo de son triomphe par la question “qui est ce merveilleux matador qui nous a tant fait rêver hier ?” en ne montrant qu’un flanc de bête, le dos couvert d’une ondulante muleta, et ses mollets gainés de rose fièrement plantés en sable entre les pattes d’un animal le dissimulant presque entièrement. “Jean-Paul” avait l’air terrifiant avec ses cornes asymétriques mais était sans vice apparent, idéal pour briller à peu de frais auprès de l’audience touristique du jour. Il enchaîna, et déchaîna comme jamais, avec une capote virevoltant d’une véronique à une demi-véronique en passant par chicuelinas, gaoneras et autres mariposas. Tout y était passé comme dans un manuel. Cet animal n’était pas un foudre de guerre mais pas une feignasse non plus. Manso n’était pas venu. Il abandonna sous les applaudissements un “Jean-Paul” intact aux picadors en lui tournant le dos.
Piqué et décoré de ses banderilles, l’animal n’avait été ni bon ni mauvais. Ce serait donc à lui de le transcender afin de triompher enfin. Il avait repéré que ce taureau y voyait des deux côtés mais avait une franche préférence pour sa corne droite. Il allait donc faire frémir les foules sur sa droite à lui et se méfier de ce “rechoncho” comme du fisc, cette peste moderne, sur tous ses mouvements inversés. Il fit un récital très sage des classiques qu’il dominait à peu près sous tous les angles d’attaque de la bête. Il fixait ses sabots et se paraît de toutes mauvaises surprises. La sauce prenait aussi avec le public de connaisseurs désormais. Il se répétait qu’il ne fallait pas s’enflammer. Mis bout à bout, tous ses mois de convalescence et de rééducation, faisant des années, lui avait plombé la tête à défaut de l’enthousiasme. Des passes naturelles, de poitrines, à l’envers comme à l’endroit, aidées ou non, puis quelques drapeaux et moulinettes avaient épicé la faena de muleta la plus accomplie de sa chevrotante carrière. “Jean-Paul” commençait à fatiguer et lui aussi. Mais que les vivas étaient bons et chauds. Sur une ultime passe bernant la bête une fois de plus, ses yeux s’embrumèrent soudain, le torero regarda les gradins puis, au-dessus, le ciel impassible. Il émit avec difficulté un gargouillis qui ajouta du désarroi à sa stupéfaction. D’abord l’on ne comprit pas. Le taureau était passé et la banderille était toujours là… à flotter dans les airs. Puis “El Torpe Tràgico” se mit à marcher comme un robot, de façon mécanique et grotesque, la tête basculée en arrière à la recherche d’air et de réponses. La muleta et l’épée lui tombèrent de mains qui se portèrent à sa gorge où une banderille s’était empalée à l’inverse de son utilisation habituelle. Le taureau “Jean-Paul”, dépossédé d’une de ses fanfreluches sanguinolentes, le prit mal et acheva le travail d’une charge rageuse avant que les peones aient eu le temps de réagir.
Sur la photo dans le journal, à l’apogée de sa trajectoire verticale, il n’y avait que du ciel autour de la silhouette brisée du matador et une arête de l’épouvante, petite moitié de banderille de part et d’autre de sa gorge. La légende assassine titrait sur “l’ultime pirouette de La Volterata”. “El Cabriolo” mourut sur le cou. Les aficionados experts durent convenir entre eux que la cinquième roue de cette fratrie prodigieuse avait finalement été plus “tràgico” que “torpe”, plus tragique que maladroit. La blague qui circula dans le milieu taurin après cela, famille endeuillée exceptée, était que ce nullard magnifique avait réussi à mettre à mal un dicton plus que centenaire, “no hay quinto malo”, que “il n’y a pas de mauvais cinquième” du temps où les éleveurs listaient systématiquement le taureau qu’ils jugeaient le meilleur en cinquième position quant à l’ordre d’entrée sur la plage hématophage.
Il en est des corridas comme des histoires d’amour, elles ne sont jamais anodines. Cette année-là, à Solanillos del Extremo, ce fut “Sol y Sombra” d’un pauvre gars qui mourut là. Ombre et lumière de la vie d’un homme qui avait toujours su qu’il parviendrait à ce que l’on se souvienne de lui dans le monde très fermé qu’il avait choisi. Et il avait eu raison contre tous. On le faisait. A gorge déployée. Un ultime hommage, croyez-vous ?